Roman de Roger Martin du Gard.
La consultation
Pendant une journée, le lecteur s’attache au pas d’Antoine, maintenant médecin bien établi et doté d’une nombreuse clientèle. Passionné par son travail et heureux de ne jamais manquer d’ouvrage, Antoine est un célibataire heureux. « Quel beau métier tout de même. » (p. 76) Auprès de professeurs et de collègues, l’aîné des Thibault aiguise ses connaissances et approfondit ses réflexions sur le pouvoir du médecin et ses responsabilités vis-à-vis des patients.
Mais Oscar Thibault est gravement malade et voilà trois ans que Jacques a disparu. Personne ne sait s’il est mort ou vivant. En outre, nous sommes en 1913 et déjà se dessinent les premières craintes d’un conflit européen. Dans cette courte partie, le drame se noue, l’angoisse est palpable. La suite ne sera que terrible. Le ton du récit a changé, modernisé à mesure que le monde s’approprie les nouvelles découvertes et les dernières inventions.
La Sorellina
Oscar Thibault est au plus mal : il se meurt d’une maladie des reins. Mais Antoine entretient le mensonge et lui promet la guérison. Le fils aîné cherche surtout à gagner du temps pour retrouver Jacques. Désormais, il en a la certitude, son frère est vivant. « Au fond, que Jacques fût vivant ne le surprenait guère : jamais il n’avait eu, lui, aucune raison de supposer un suicide. » (p. 145) Pourquoi est-il parti ? Pourquoi n’a-t-il rien dit pendant trois ans ? Le mystère s’élucide enfin.
Jacques a publié une nouvelle dans une revue suisse, c’est ainsi qu’Antoine a retrouvé sa trace. Le texte est troublant : Antoine croit y lire le récit des jours qui ont précédé le départ de son frère. Que faut-il croire de cette nouvelle ? Faut-il prêter foi aux romances coupables qui se sont jouées sous les feuillages de Maisons-Laffitte ? Retrouvé, Jacques ne dément pas vraiment, pas tout. « Depuis qu’il avait donné une existence d’art à ce passé, il croyait l’avoir détaché de soi. » (p. 200) La Sorellina, c’est le récit des errements du cœur d’un jeune homme, celui de l’opposition au père et celui de la plus grande des décisions.
Avec ce récit enchâssé, Roger Martin du Gard donne une nouvelle dimension au personnage de Jacques : enfin, l’écrivain est révélé. L’homme est toujours torturé, plus que jamais. Plus que jamais, Jacques se débat pour affirmer son identité, loin des Thibault. Toutefois, si la sensibilité écorchée du cadet est touchante, je préfère la résolution ferme de l’aîné qui, sans manquer à ses devoirs familiaux et sociaux, suit un chemin qui n’appartient qu’à lui. Il n’est pas en marge, mais il ne se conforme pas complètement à ce que l’on attend de lui. La révolte de Jacques est sans équivoque, brutale et bruyante. Celle d’Antoine, sans être sournoise ou insidieuse, est plus subtile : l’homme atteint ses buts sans violence. En somme, Antoine est un nouvel Oscar Thibault, la fureur et la foi en moins. Il sera un homme de bien selon les codes du nouveau monde qui s’installe.
La mort du père
L’agonie d’Oscar Thibault est longue et douloureuse. Pour ce mourant, le plus pénible est d’avoir enfin compris qu’on lui cachait son état. À l’heure de la mort et alors que la terreur s’empare de lui, le vieil homme ne voit même pas Jacques à son chevet, ni Gise, revenue exprès de Londres. Antoine est impuissant face à l’inéluctable. Que faire pour soulager ce vieil homme déchu puisqu’il ne peut pas le sauver ? « C’est la première fois depuis vingt ans qu’il a envie d’embrasser son père. » (p. 314) Cette tendresse ultime qui s’empare de lui est la preuve qu’Oscar Thibault ne sera bientôt plus. Voilà, l’horloge est arrêtée. Oscar Thibault est mort. Cette simple idée est étrange. Comment croire que le patriarche n’est plus ? « Associer à l’image paternelle l’idée pourtant quotidienne de cadavre, c’était quelque chose de nouveau, de déroutant. » (p. 321)
Autre fait étrange, c’est le testament d’Oscar Thibault : l’homme est généreux envers tous, proches, domestiques, œuvres sociales. Antoine, face aux dernières dispositions de son père, est confus. « Qu’ai-je connu de lui ? […] Une fonction, la fonction paternelle : un gouvernement de droit divin qu’il a exercé sur moi, sur nous, trente ans de suite, avec conscience d’ailleurs : bourru et dur, mais pour le bon motif ; attaché à nous comme à des devoirs… Qu’ai-je connu encore ? Un pontife social, considéré et craint. Mais lui, l’être qu’il était quand il se retrouvait seul en présence de lui-même, qui était-il ? Je n’en sais rien. » (p. 369 & 370) Cet éloge funèbre est à la fois spontané et violent. En ouvrant quelques tiroirs du bureau paternel, Antoine découvre une vie qu’il ne soupçonnait pas.
Pendant ce temps, Jacques reste en retrait. Son retour dans la demeure familiale a l’apparence de l’affolement de l’animal piégé. Entre les vieux murs, il retrouve l’étouffement de l’enfance, l’omnipotence du père, même mourant ou mort, et la tendresse encombrante de Gise. Bien qu’adulte et indépendant, Jacques garde en lui quelque chose de l’enfant farouche qu’il fut. Un rien le blesse et tout le tourmente. C’est tout logiquement que la partie précédente annonçait la fin de Thibault père. Mais pour que le drame soit complet, il fallait que les deux fils soient réunis. Loin des images d’Épinal qui consacre le fils prodigue, le retour de Jacques reste une douleur, une gêne.
La fin de cette partie et de ce deuxième tome présente une longue discussion entre Antoine et l’abbé Vécard. On savait depuis longtemps que l’aîné des Thibault n’était pas vraiment versé dans les affaires religieuses. On découvre qu’il a fait de la science sa foi profonde, mais que la religion ne l’a pas vraiment perdu. Il reste un appel qui résonne parfois. Mais avec la mort d’Oscar Thibault, c’est toute une conception de la charité chrétienne et de la pratique religieuse qui s’éteint. Ainsi périt un monde, ainsi retombe un pan de l’histoire.