Pour aider son amie Augusta, le narrateur accepte de passer plusieurs mois à New-York pour filer Dragan, l’ex petit ami roumain de la jeune femme. « Figure-toi que j’ai des raisons de croire que c’est un assassin. » (p. 15) Il y a en effet un internaute sous pseudo qui accuse Dragan de ce crime terrible sous tous les articles que ce dernier publie dans les revues d’art pour lesquelles il travaille. Pendant plusieurs mois, dans la ville tentaculaire, le narrateur tente de percer le mystère de Dragan. « Mon rôle était simple. Je devais découvrir s’il avait tué quelqu’un, et le cas échéant qui et comment. » (p. 114) Il remonte diverses histoires amoureuses et personnelles et convoque le spectre du régime de Ceaucescu.
C’est avec un talent infini que le jeune auteur explore la littérature et la réinvente à l’aune des usages de la société contemporaine. Les échanges sur Facebook sont une nouvelle forme de dialogue, très dynamique, qui tient à la fois de l’échange informel et de la réplique théâtrale. Quant aux photographies – portraits ou paysages –, elles remplacent les descriptions et sont la forme moderne du réalisme : pas d’approximation ou de périphrases quand ce qui doit être vu est donné à voir. La rencontre amoureuse – événement ô combien codifié – a eu lieu sur Tinder. Et le coup de foudre, autre incontournable du registre romantique, est en fait un « match » obtenu par deux coups de pouce dans le même sens. Le romantisme est-il mort ? Non, il s’est modernisé, numérisé et même digitalisé puisque le premier contact est désormais tactile, et qu’importe s’il se fait par écran interposé. Le poncif romanesque des amours contrariées qui finissent bien est ici dépoussiéré, pulvérisé et remis à neuf.
Clément Bénech pratique avec bonheur l’exercice souvent périlleux des récits enchâssés. Le récit/futur roman du narrateur contient le récit d’Augusta qui contient celui de Dragan, et l’on passe d’un niveau à l’autre sans rupture ni décrochage brutal. En outre, l’auteur pratique un humour moderne, preuve qu’il a compris son époque et s’en moque avec bienveillance. « Donc toi, quand tu fais mariner un peu un mec sur Tinder, il quitte sa copine pour toi. / Pas toujours. / Tu me rassures. » (p. 57) Mêlant formes classiques et formes modernes, l’auteur impulse un souffle neuf bienvenu dans la littérature du 21° siècle. Brillante trouvaille que cette liste de spams et autres fenêtres pop-up qui envahissent l’espace de lecture numérique ! Elle est aussi fascinante qu’agaçante parce qu’elle est terriblement pertinente : ces réclames tonitruantes ne sont-elles pas autant d’intrusions dans nos vies, surtout si elles sont ciblées et semblent tout connaître de nos goûts et dégoûts ? Ces publicités intempestives constituent une nouvelle forme de discours très codifiée et pourtant si facile à décliner dans un exercice calligrammatique ou de style à la Raymond Queneau. Il faut sans aucun doute l’enseigner dans les ateliers d’écriture !
Au détour d’une photographie apparaît soudain Ina Mihalache, alias Solange sur YouTube, amie de l’auteur IRL. Et voilà que s’impose plus que jamais une question : ce roman est-il une histoire vraie ? Beaucoup d’indices le laissent supposer, comme la passion commune du narrateur et de l’auteur pour le basket. Et quiconque suit le Tumblr de Clément Bénech sait qu’il a passé plusieurs mois à New-York récemment. Alors, récit autobiographique ou fiction ? Je ne m’attarde jamais longtemps à démêler cette énigme quand elle se présente dans mes lectures. Sans doute parce que depuis ma lecture adolescente des Confessions, j’ai compris que tout récit autobiographique n’est qu’une reconstruction largement infidèle du réel, mais aussi parce que toute fiction se nourrit du réel à défaut de l’imiter parfaitement. S’il fallait vraiment le catégoriser, je dirais qu’Un amour d’espion est un roman d’amour, un roman d’espionnage et un roman social. Et si c’est encore trop flou pour vous, lisez ce livre et vous verrez qu’il est bien plus que cela.
J’avais beaucoup apprécié le premier roman de Clément Bénech, L’été slovène, et je vais sans attendre me procurer Lève-toi et charme, son deuxième opus. Parce qu’il est hors de question de passer à côté de la moindre manifestation de cet auteur bourré de talent !