John l’Enfer

Roman de Didier Decoin. Prix Goncourt 1977.

New York se désagrège. Les gratte-ciels se fissurent et se vident. Les chiens partent en bande vers les montagnes. Les eaux refoulent dans les souterrains. New York se meurt. Mais il n’y a que John l’Enfer, un indien Cheyenne, qui sent les convulsions de la métropole. Cette fin prochaine rappelle comment le petit village indien de Manhattan a disparu sous la poussée des colons blancs. Cette fois, c’est certain, la nation indienne vit ses dernières heures. « Le douzième laveur de carreaux qui s’écrase en moins de six mois. Tous des Indiens. Je le croyais pourtant différents de nous autres, insensibles au vertige ?  / Oui, ça se passe dans leur oreille interne. Maintenant, si ça se trouve, ils s’adaptent. Et ils en meurent. » (p. 13) L’assimilation définitive est-elle donc le dernier acte barbare que les Blancs civilisés commettent envers le peuple millénaire du nouveau continent ?

John l’Enfer est laveur de carreaux. Il s’élève au-dessus de l’agitation fiévreuse de la cité et les milliers de fenêtres de la ville lui renvoient un horizon de fer et de verre qui se craquèle. « Le Cheyenne a toujours eu l’impression d’être le spectateur privilégié de cette ville à la surface de laquelle il ne prend pied que pour fermer les yeux. » (p. 50) John n’est pas le dépositaire des rites de ses ancêtres, mais il garde en lui assez de spiritualité pour savoir que New York convulse et qu’il ne fait pas bon y rester. « Il faut se méfier des villes, ça vous assassine mine de rien. » (p. 162)

Le chemin du Cheyenne croise celui de Dorothy Kayne, une jolie professeure d’universitée qu’un accident a rendu momentanément aveugle. La jeune femme a besoin d’être protégée et elle accepte le soutien de John. Et aussi celui d’Ashton Mysha, un officier de marine retenu à terre pour raisons de santé, juif polonais obsédé par son pays d’origine. Ces trois êtres se raccrochent les uns aux autres et élaborent une relation étrange. John aime Dorothy, mais refuse de la toucher. « Il accepterait de pas toucher Dorothy Kayne, jamais. De ne pas danser avec elle, de ne pas changer ses pansements. Mais qu’elle vive dans sa maison, seulement ça – et rien d’autre. Elle est la millième femme, peut-être, dont John l’Enfer rêve de suivre la vie pas à pas. » (p. 86) Il semble que Dorothy aime l’Indien, mais c’est à Ashton qu’elle se donne chaque nuit. Et Ashton ne semble aimer personne : il attend seulement la mort et cette attente le fatigue.

Brusquement, John l’Enfer est au chômage. La malhonnêteté des entrepreneurs new-yorkais est une autre manifestation de l’inexorable déliquescence de la ville. Le Cheyenne décide de descendre dans la rue avec d’autres Indiens et de revendiquer les droits des natifs. La marche est stoppée par les forces de l’ordre. « Ne pas confondre un combat de rues avec la guerre des plaines. » (p.94) John l’Enfer est envoyé en prison et sa seule façon de payer sa caution, c’est d’hypothéquer sa petite maison en bois à Long Island, cette bicoque que les riches du voisinage rêvent tant de voir sauter pour y installer des demeures autrement plus rutilantes. Les pouvoirs accusent John d’avoir voulu détruire New York et le procès s’annonce sans appel. « On n’a jamais vu un seul Cheyenne l’emporter sur des millions d’hommes. » (p. 282)

John, Dorothy et Ashton dérivent dans la ville qui se meurt, d’un gratte-ciel vide à un palace où tout est démesuré. Le Cheyenne se laisse submerger d’amour pour Dorothy. « À travers John l’Enfer, c’est la nation cheyenne qui s’agenouille. Respire, avide, le parfum trouble d’une fille blanche et blessée, encore endormie. » (p. 146) Mais Dororthy est une femme effrayée qui use de son handicap pour redevenir enfant. « Ces deux hommes avec toi, que sont-ils au juste ? / Une attente. » (p. 217) De son côté, Ashton décide d’en finir avec ses démons, d’en finir tout court. Il rencontre le docteur Almendrick qui se livre à un curieux trafic d’organes humains sous forme de ventes viagères. La fin se précipite : celle d’Ashton et celle de New York se confondent. Pour les survivants, une seule solution : fuir et ne pas se retourner sur les vestiges à venir de la ville.

En me relisant, je me dis que j’en ai sans doute trop écrit. Mais ce roman est impossible à résumer. Il y a tant de choses à dire à son sujet. Ça faisait longtemps que je n’avais pas été happée par une lecture au point d’en rêver, de rêver d’une ville qui s’effondre et qui se meurt à petit feu, de rêver d’un Indien mélancolique et amoureux et de hordes de chiens qui envahissent Central Park. Oui, je divague encore un peu, mais c’est tellement bon…

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Un autre amour

Roman de Kate O’Riordan.

Connie et Matt sont mariés depuis de nombreuses années. Sur les conseils de Mary, une amie de la famille, ils décident de partir à Rome. Mais le voyage en amoureux tourne court quand Matt aperçoit Greta, son premier amour, dans un café. C’est décidé, il ne rentre pas avec Connie à Londres, pas tout de suite. De retour chez eux, Connie doit affronter les regards pleins d’interrogation et de reproche de ses trois fils, Fred, Joe et Benny. Elle ment, elle diffère, elle refuse de révéler le fiasco et parle avec enthousiasme de Rome. « Si tout était tellement beau et merveilleux, où est Papa ? » (p. 30) Alors, Connie doit choisir entre mentir encore et livrer la vérité crue et nue. « Connie se rendit compte que Fred et elle étaient déjà de mèche pour sauver l’honneur de Matt. » (p. 35) Résolue à tout pour retrouver son mari, Connie révèle peu à peu des facettes assez sombres de son être.

Pendant ce temps, à Rome, Matt avance avec précaution sur le chemin qui le ramène à Greta. La femme est profondément meurtrie par des pertes et lutte avec d’anciens démons. Matt et Greta finissent par rentrer en Angleterre, mais rien n’est achevé, rien n’est consommé. Ce funeste ballet des amours blessées se déroule sous le regard de Mary qui craint de voir éclater la famille qu’elle considérait parfaite et de perdre sa place d’amie, de confidente et de pilier.

Ce roman interroge sur les premières amours et sur les histoires qui n’ont pas été vécues. Il s’agit de bien plus que d’une crise de la quarantaine : le malaise est profond, malsain. J’ai beaucoup aimé le début du roman, mais j’ai trouvé que l’intrigue s’essoufflait à partir du deuxième tiers. Je me suis beaucoup attachée à Mary, personnage qui semble très fort à première vue, mais qui dissimule des fragilités très émouvantes. C’est un roman charmant, mais qui ne me laissera pas un souvenir impérissable.

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La nuit, ça sert à quoi ?

Album jeunesse de Sophie Bellier. Images de Sophie Ledesma.

Lapino est couché dans son petit lit, bordé sous ses draps décorés de carottes. Mais il n’a pas du tout sommeil. « La nuit, c’est triste, pense Lapino. Il fait noir et tout le monde dort ! » Tout le monde dort ? Pas vraiment… Il y a le hibou qui ulule, la grenouille qui coasse, la chauve-souris qui se cache ou la taupe qui creuse ses galeries.

Vite, Lapino s’habille et sort les rejoindre. Mais voilà que Lapino fait trop de bruit et qu’il dérange tout ce petit monde nocturne. Finalement, il est bien fatigué et il s’endort au milieu du jardin. « La nuit, les petits lapins doivent dormir sagement dans leur lit pour être pleins d’entrain le lendemain. »

Ce joli petit album aux pages plastifiées offre une histoire simple et charmante pour accompagner le coucher des tout-petits. Il montre les animaux nocturnes et explique les bruits de la nuit. Plus aucune raison d’avoir peur du noir et de refuser de se coucher ! Au lit, les petits lapins !

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Billevesée du dimanche #78

Un des sports nationaux des États-Unis, c’est le base-ball. J’en ai vu des films et des séries où ce sport est à l’honneur, mais je n’ai toujours pas compris les règles. Une chose m’intrigue depuis longtemps à propos du base-ball le fameux home run. Mais si, vous savez bien, c’est le moment où le batteur frappe la balle tellement fort qu’elle quite le terrain. Et là, tout le monde se lève et hurle dans les gradins. (Et moi, je me demande toujours où la balle finit sa course… Dans un parechoc de voiture ? Sur le toit d’une école ? Dans le dentier d’une grand-mère ?)

Dès que j’ai maîtrisé quelques rudiments d’anglais, j’ai essayé de traduire l’expression. Ça donnait « maison course » ou « maison fuite ». Une fois que j’ai compris certaines constructions anglaises, j’ai pensé à « course à la maison » ou « retour à la base ». Et la semaine dernière, après des années d’interrogations vaines, j’ai décidé d’ouvrir Internet et de chercher. (Pas bête, la fille ! Il lui faut le temps, mais pas bête…) Mon ami Wikipédia traduit ça par « coup de circuit ». Bon, ben, je ne suis pas plus avancée. OK, il y a la définition juste après, mais je viens de vous dire que je n’ai jamais rien compris aux règles de ce sport !

Alors, billevesée ?

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L’averse

Roman de Fabienne Jacob.

On vient de le débrancher. Tahar, l’Algérien, va mourir. Autour de son lit se tiennent sa femme française, son fils muet, son beau-père chrétien et son frère d’armes. Tahar est venu en France à l’âge de 15 ans. Mais il n’était plus un enfant : la guerre d’Algérie venait de finir et il a fallu choisir un camp. Tahar a choisi la France, mais cela ne signifie pas qu’il a renié l’Algérie : il la porte en lui, lourde comme un reproche. Et la France ne lui a jamais vraiment su gré de son choix, quels que soient les efforts qu’il a déployés. « Au début, je suis Tahar l’assimilé, à la fin je suis Tahar l’Algérien. » (p. 21) Qui est Tahar ? Lui-même n’est pas certain de le savoir.

De page en chapitre, on aperçoit des éclairs du passé, de l’enfance de Tahar et de la guerre, mais aussi de sa vie avec son épouse. La narration passe sans cesse d’une voix à une autre. Du « je » au « il », l’histoire change de cadrage et change d’angle. Les souvenirs de Tahar s’accompagnent des pensées des quatre personnes qui se tiennent autour de son dernier lit. Difficile alors de s’attacher au personnage principal : cela participe de sa construction puisqu’il parle peu de lui et reste un être secret. Mais pour ma part, je suis totalement passée à côté de cette histoire. La guerre d’Algérie est un sujet que je juge complexe et délicat tant il touche à l’intimité de l’histoire française. Dans ce texte, je n’ai pas retrouvé cette complexité. Je retiens malgré tout une phrase sur l’intégration des Arabes : « De toutes les offenses qu’on nous a faites, le politiquement correct est la plus cinglante, un coup de maître. » (p. 115) Voilà une réflexion que je partage complètement. Mais à part cela, L’averse est une lecture manquée. Cela dit, je sais qu’elle pourra toucher de très nombreux lecteurs.

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Ici ça va

Roman de Thomas Vinau.

Le narrateur et sa femme, Ema, ont acheté une vieille maison au bord d’une rivière. La maison d’enfance du narrateur. Les travaux de rénovation sont nombreux, surtout dans le cœur de cet homme qui a perdu les souvenirs de son père et qui doit lutter contre l’angoisse. Mais, peu à peu, la nouvelle maison apporte la paix à l’homme, au couple. « Elle m’a dit qu’elle était heureuse d’être ici. Qu’elle était pleine d’espoir pour l’avenir. Je lui ai répondu que moi aussi. Nous nous sommes endormis comme ça. Bien au chaud dans nos projets. Avec demain comme couverture. » (p. 21)

Le passé proche est sensible et le passé lointain est douloureux. D’une certaine manière, l’homme doit réapprendre à vivre. « C’est ainsi que les crises ont commencé, je crois. En oubliant trop tout ce qu’il y avait à perdre. En se voilant la face. En se forçant à croire. La confiance ne se déclame pas. Il faut l’apprendre. Tout doucement. » (p. 54) Au rythme des saisons, de la nature et de la maison, le narrateur progresse lentement sur une voie plus sereine. Il s’apaise, se pardonne, se redécouvre et se tourne vers l’essentiel. « J’apprends à ne plus écouter les chansons lancinantes de mes plaintes. » (p. 75) Avec les souvenirs qui reviennent par bribes, tout laisse à penser que l’homme blessé finira par redresser la tête.

Ce court roman aux chapitres tout aussi courts est une histoire de l’absence et du souvenir. Le titre a valeur d’incantation : plus qu’une information donnée à l’autre, c’est un espoir que l’on exprime, une promesse que l’on se fait. En retrouvant la maison de son enfance, le narrateur trouve enfin le lieu qui lui correspond. Et qu’importe si certains souvenirs font défaut : Ema est là pour en créer d’autres, pour peindre sur les murs une nouvelle histoire.

Très intime, voire intimiste, ce récit à la première personne est fortement tourné vers la nature et le lendemain. Certaines phrases sont particulièrement touchantes, mais je ne peux pas dire que j’ai été vraiment transportée par ce roman. Cela tient peut-être au fait que j’ai des centaines de souvenirs de mon père et qu’il ne m’a pas encore quittée. Et peut-être n’ai-je pas été sensible à la gravité fugace que l’auteur tente de partager : celle de l’existence et du renouveau. Toutefois, Ici ça va est un texte empreint d’une grande sensibilité et d’une profonde finesse. Des âmes plus sensibles ou plus nobles que la mienne ne pourront qu’aimer ce récit.

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Billevesée #99

Une des (petites) choses que je regrette de mon ancienne activité professionnelle, que j’exerçais chez moi, c’est de pouvoir piquer un petit roupillon de 15 minutes quand je commençais à piquer du nez sur mes dossiers. Au bureau, c’est plus difficile because of openspace…

Tout ça pour vous dire que l’homme est un des rares êtres vivants à être monophasique, c’est-à-dire qu’il ne dort qu’une fois par jour sur une longue période. Les animaux font au contraire de courts sommes tout au long de la journée. Certains scientifiques soutiennent la thèse que la monophasie n’est pas naturelle et que le corps humain s’accommode mieux de sommeils courts répartis sur la journée.

Pour ma part, j’ai toujours une patate d’enfer après une sieste de 15-20 minutes.

Alors, billevesée ?

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La sœur

Roman de Sandor Marai. À paraître le 19 juin.

Noël 1943. Dans un hôtel transylvanien, le narrateur retrouve une connaissance, un célèbre pianiste hongrois. Le musicien est solitaire et a abandonné son instrument. Les autres occupants de l’hôtel sont plus ou moins maussades en raison du temps détestable qui règne à quelques jours du réveillon. Le morne quotidien des personnages est soudain bouleversé par le suicide d’un couple au sein de l’hôtel. « Comment espérer, comment croire que de grandes nations puissent se comprendre, et vivre en paix sur terre les unes à côté des autres alors que certains individus se sacrifient d’une façon aussi désespérée et irrationnelle à des passions et des émotions insensées ? » (p. 42) Le temps d’une soirée, le drame rapproche le narrateur et le pianiste. Ce dernier promet de lui envoyer un manuscrit où il raconte pourquoi il a cessé de jouer.

1939. Z., célèbre pianiste est invité à Florence pour donner un concert. Mais le voilà frappé d’un mal étrange et douloureux : il ne peut plus jouer, ses doigts refusant d’obéir. « La maladie m’a épargné, […]. Elle ne m’a confisquée que la musique. » (p. 66) Reste à savoir d’où vient ce mal paralysant : serait-ce l’amour contrarié que le maestro porte à la trop belle épouse d’un ambassadeur qui cause cette souffrance infernale que seul l’opium peut endormir ? Commence alors un sordide jeu de cache-cache avec la douleur, mais il se noue également des relations particulières entre le malade et quatre religieuses chargées de le soigner, Dolorissa, Cherubina, Carissima et Matutina. « Je m’attelais à la maladie, comme à une quelconque tâche, un voyage aventureux ou un travail dont on ne mesurerait pas les véritables difficultés dès le début. La seule chose que je devinais était que cette tâche allait se révéler compliquée et longue à accomplir. » (p. 150)

La structure du roman est très classique. Le narrateur, dans une longue introduction, raconte comment il est entré en possession de l’histoire, puis présente le texte lui-même. D’ordinaire, je suis plutôt bienveillante envers l’artifice du manuscrit retrouvé ou du récit rapporté. Ici, j’ai trouvé la ficelle un peu grosse, « comme si le but de ce voyage n’avait été que la découverte de la vérité sur le sort de Z. » (p. 72) C’est bien, l’auteur me met directement les mots dans la bouche…

J’ai découvert Sandor Marai avec Les braises, un roman qui ne m’avait pas vraiment convaincue. Toutefois, j’avais gardé l’envie de lire autre chose de cet auteur. Désormais, je crois qu’il n’est pas fait pour moi. Le style est parfois dodelinant, voire lénifiant. Cela laisse tout le temps à l’intrigue de se nouer, mais le rythme dilatoire atténue tous les effets et tous les rebondissements. La plume est belle et le talent est là, mais je m’ennuie avec cet auteur.

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Billevesée du dimanche #77

Salem est le nom de nombreuses villes du monde, notamment américaines. Celle du Massachussetts est tristement célèbre pour son procès de sorcières.

Mais avant tout, Salem est le nom que portait la ville de Jérusalem au temps d’Abraham.

Alors, billevesée ?

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La débâcle

Roman d’Émile Zola.

La guerre annoncée depuis les premiers volumes de la série est enfin déclarée : la France et la Prusse s’affrontent au nord-est de la France. On retrouve Jean qui, veuf et malheureux, a quitté la Beauce à la fin de La terre. Il a retrouvé son grade de caporal et il mène le 106° de ligne vers Sedan et Verdun où l’on se bat. « Puisqu’il n’avait plus le courage de la travailler, il la défendrait, la vieille terre de France ! » (p. 6) Il a sous son commandement Maurice Levasseur, un jeune homme bien élevé qui s’irrite tout d’abord de devoir répondre aux ordres à ce paysan sans éducation, puis qui développe pour lui une véritable admiration. Les épreuves se succédant, les deux hommes deviennent de proches amis, chacun sauvant l’autre des Prussiens. Mais le jeune homme est habité d’un terrible sentiment macabre. « Maurice, à ce moment, au fond de l’ombre frissonnante, eut la conscience d’un grand devoir. Il ne cédait plus à l’espérance vantarde de remporter des victoires légendaires. Cette marche sur Verdun, c’était une marche à la mort, et il l’acceptait avec une résignation allègre et forte, puisqu’il fallait mourir. » (p. 62)

Le 106° de ligne avance donc vers le nord-est, bien résolu à en découdre, mais la gaillardise bravache des débuts succombe rapidement devant les avanies de la marche. L’armée française apparaît désorganisée et les hommes sont torturés de faim et de fatigue, lassés des manœuvres inutiles et des marches sans but. Les troupes sont épuisées avant même d’avoir livré un combat et l’indiscipline envahit les rangs. Le tableau est celui d’une absurdité tragique puisqu’il est certain que cette désorganisation bouffonne finira en massacre. Et de fait, dès les premiers affrontements, l’armée prussienne mieux organisée écrase les troupes françaises. La guerre ne fait pas long feu et les soldats français sont faits prisonniers. Pendant ce temps, à Paris, la colère gronde et la Commune se prépare.

Outre Jean et Maurice, on rencontre Henriette, la sœur de Maurice, mais aussi Sylvine et Honoré, deux amants séparés, Delaherche et sa légère épouse Gilberte, ainsi que le père Fouchard, paysan placide qui regarde la guerre d’un œil morne. Mais rien, ni les combats, ni les morts, ne viennent perturber la sérénité immuable de la campagne. Les paysans continuent à travailler la terre, comme de toute éternité. « Ce n’était pas parce qu’on se battait que le blé cesserait de croître et le monde de vivre. » (p. 260)

Ce volume des Rougon-Macquart ne m’a pas vraiment conquise et c’est d’autant plus dommage que j’ai retrouvé Jean, le héros de La terre, roman que j’ai particulièrement apprécié. Je suis passée un peu à côté des récits de marches militaires et d’affrontements. Mais Zola sait décidément parler de tout avec brio et la guerre offre un passionnant terrain d’analyse de la nature humaine : certains se montrent lâches, d’autres sont plutôt opportunistes, d’autres encore ont le patriotisme chevillé aux godillots et à l’âme. La débâcle reste donc un très bon roman, en dépit de quelques longueurs.

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Le meilleur des jours

Texte de Yassaman Montazami.

L’auteure raconte l’histoire de son père, Behrouz. Enfant prématuré et entouré des soins constants et dévorants de sa mère,  le jeune Behrouz vit le jour à Téhéran dans les années 1940, au sein de la bourgeoisie iranienne. Le garçon ne manqua jamais de rien, mais il montra très tôt un intérêt marqué pour Karl Marx dont il fit le sujet d’une thèse qu’il n’acheva jamais. Inscrit à la Sorbonne dans les années 1960, Behrouz fut toute sa vie un étudiant avide de connaissances, un intellectuel curieux et engagé. Il ne travailla jamais et la propriété ne l’intéressait pas. « Il était parfaitement dénué du désir de dépasser les limites étriquées de son enveloppe charnelle et de l’étendre au monde matériel. » (p. 26) Mais contrairement à ses amis ou à son entourage, il ne connut pas les douleurs de l’exil et les terreurs de la révolution islamique qui bouleversa l’Iran.

Yassaman Montazami aimait son père avec ferveur, voire avec adoration. Il la traitait avec respect, comme une adulte et l’enfant entra très tôt dans le monde intellectuel de son père. Pour elle, il est un héros généreux et drôle. « Être libre de son temps lui laissait également toute latitude de donner le sien. Car mon père était d’un dévouement incommensurable. » (p. 56) Mais, les années passants, l’enfant devenue femme porte sur cet homme un regard qui, s’il reste tendre, est moins complaisant. Elle parle également de sa mère Zâhra et de sa grand-mère Rosa. Ce livre du père est un troublant récit des origines et un bel hommage à la famille. Hélas, je suis très peu sensible à l’autofiction. En outre, la plume de Yassaman Montazami, bien qu’honnête et maîtrisée, manque cruellement d’identité à mes yeux. Le témoignage est bouleversant, mais la voix qui le porte n’a pas d’accent.

Toutefois, j’ai apprécié ce livre pour ce qu’il montre de l’Iran. La révolution islamique en littérature, je l’ai découverte avec Marjane Satrapi et son roman graphique, Persepolis. L’auteure racontait son histoire et celle de ses proches en plein cœur du bouleversement qui marqua le pays. Dans son texte, Yassaman Montazami insiste bien sur la honte, voire sur la douleur paradoxale que ressentait son père de ne pas avoir souffert du changement de régime. Même en prenant fait et cause contre la dictature islamique, Behrouz n’a pas été un martyr de la révolution islamique et c’est peut-être la pire souffrance qu’il pouvait endurer, lui qui ne vivait que pour ses idées.

Voici donc une lecture en demi-teinte qui ne m’a pas vraiment émue, mais dont j’ai apprécié les réflexions. Et même si Yassaman Montazami n’a pas su me toucher en parlant de son père, elle a su me rappeler – bien que je ne puisse jamais l’oublier – à quel point j’aime le mien. D’un hommage au père à un autre, finalement, le meilleur des jours est toujours celui où je vois et j’entends mon papa.

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Elle joue

Roman de Nahal Tajadod. Couverte dessinée par Marjane Satrapi.

La narratrice est l’auteure elle-même, mais elle raconte son amitié avec une actrice imaginaire, Sheyda Shaya, qui n’a connu que l’Iran islamique. La première a grandi en Iran, sous le régime du Shah et elle explique pourquoi elle a choisi d’écrire l’histoire de cette actrice fantasmée. « Je ne sais pas pourquoi j’ai voulu écrire sur elle. Je n’avais pas vu la plupart de ses films et elle n’était pas une amie. […] La vie d’une actrice de cinéma ne m’intéresse guère. » (p. 175) En écrivant sur une autre, c’est un écrit très personnel que livre l’auteure. « À travers Sheyda, je cherche l’Iran, et tout ce qui m’a échappé. Et je me cherche aussi moi-même. Sans doute. » (p. 177)

Sheyda est passé par le Conservatoire, mais c’est le cinéma qui l’attirait. Elle tourne son premier film très jeune, mais elle doit pour cela respecter les nouvelles et très strictes règles imposées par le régime islamique. Et comme de bien entendu, ces règles contraignent surtout les femmes, les diabolisent et les accusent. À tel point que les hommes estiment qu’ils peuvent tout à leur égard. Mais Sheyda refuse de se laisser dicter sa conduite et elle refuse de se laisser envahir par la peur. Alors elle crée Amir, un jeune garçon. En devenant Amir, elle est libre et elle peut parcourir la ville comme bon lui semble. « Elle n’est plus une fille. Une fille, beurk ! Elle a décidé que plus personne, jamais, ne l’attaquerait à l’acide. » (p. 79)

Alors, Sheyda joue : elle joue de la musique, elle joue devant les caméras, elle joue avec le régime. Parce que jouer, c’est rester dans l’enfance, mais c’est aussi transcender la réalité dans une représentation de soi-même. Certes, Sheyda est un personnage fictif, mais ce qu’elle a vécu est forcément réel, d’autant plus que l’auteure intègre des bribes de sa propre histoire iranienne et des réflexions sur le bouleversement qu’a subi ce pays. Dans son roman, Nahal Tajadod souligne l’absurdité du régime islamique : « Des femmes qui étudieront entre elles et pédaleront en tchador noir pour se rendre au centre culturel de la Vertu et du Voile. Même Buñuel n’aurait pas osé mettre une scène pareille dans un de ses films. » (p. 88)

Voilà, je n’en dis pas plus, notamment parce que je n’ai pas fini ce roman. J’ai abandonné à la page 180/376. J’ai lutté, j’ai essayé, j’ai recommencé, j’ai relu des pages. Mais impossible de m’intéresser à cette histoire et de repousser l’ennui.

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Le bleu est une couleur chaude

Roman graphique de Julie Maroh.

Dès la première page, on sait que Clémentine est morte. Dans la lettre posthume qu’elle adresse à Emma, son unique amour, elle lui confie ses journaux intimes et lui réaffirme son affection, même outre-tombe. Dans les carnets secrets de Clémentine, Emma redécouvre la jeune adolescence qui était si mal à l’aise avec sa sensualité naissante. « Les questions des ados sont banales aux yeux des autres. Mais quand on se sent seule à pieds joints dedans, comment savoir sur lequel danser. » (p. 13) Clémentine souffrait en silence de son attirance pour cette fille aux cheveux bleus croisée un jour dans la rue. Cette fille, c’était Emma et il faudra longtemps aux deux jeunes filles pour construire une relation.

Emma est déjà étudiante alors que Clémentine est encore une lycéenne qui potasse son bac en essayant de ne pas se faire remarquer. Emma est déjà une lesbienne affirmée et elle est en couple avec Sabine, une artiste très engagée dans la cause gay. Clémentine ne fait que vivre ses premiers émois amoureux, avec un garçon en plus. Il lui est très douloureux d’accepter sa probable homosexualité et ses désirs dans tout ce qu’ils ont d’effrayant quand on vient d’un monde où les choses sont cadrées et figées. « Je suis une fille et une fille, ça sort avec des garçons. » (p. 20) Heureusement, il y a Valentin, le seul ami qui ne repousse pas Clem quand elle s’ouvre à lui. « Clem, ce qui est horrible, c’est que des gens s’entretuent pour du pétrole ou commettent des génocides, et non pas de vouloir donner de l’amour à une personne. Et ce qui est horrible, c’est qu’on t’apprenne que c’est mal de tomber amoureuse d’elle juste parce qu’elle est du même sexe que toi. » (p. 85) Finalement, Clémentine apprend qu’on a les préjugés qu’on accepte que les autres nous lancent au visage et qu’il faut prendre garde à ne pas faire de soi-même une caricature. « Mais c’est quoi ce cliché ? La lesbienne qui joue au baby-foot avec ses potes mecs… Et puis merde, je m’amuse. Je suis bien. » (p. 119)

Évacuons sans attendre le seul bémol de ce roman graphique. Je déplore plusieurs fautes d’orthographe vraiment grossières dans ce très bel ouvrage : je préfère croire qu’elles ont été placées à dessein pour rendre crédible le journal adolescent d’une jeune fille bouleversée qui écrit au fil de la plume, en connexion directe avec ses émotions. Tout en dégradés de gris et de blanc, l’image est douce et se prête à l’évocation des souvenirs. Et les fulgurances de bleu qui traversent la page illuminent l’histoire. Oui, le bleu est une couleur chaude parce qu’ici, son pouvoir n’est pas chromatique, il est érotique, et si le dessin est explicite, il n’est jamais vulgaire ou voyeur.

Je ne sais pas pourquoi les amours homosexuelles m’émeuvent autant. Peut-être parce qu’elles demandent un supplément de force pour exister. Mais finalement, ce qui compte, ce n’est pas le sexe de la personne qu’on aime (ni son âge, sa religion, son passé, etc.), mais bien l’amour qu’on lui porte et ce qu’on est prêt à affronter pour vivre pleinement cet amour. Un immense bravo à Julie Maroh pour cette histoire si belle et si sensible. Il me tarde de découvrir le film adapté de ce roman graphique, La vie d’Adèle. Et je ne peux m’empêcher de penser au roman graphique Triangle rose de Michel Duffranne qui raconte le sort des homosexuels durant la Seconde Guerre mondiale : quand on voit les haines que soulèvent encore les revendications gays, je me dis qu’on est bien loin d’avoir tiré toutes les leçons du passé.

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La paupière du jour

Roman de Myriam Chirousse.

Cendrine a perdu son fiancé le jour où Benjamin Lucas l’a tué d’une balle de fusil. Près de 18 ans après, cette balle n’en finit pas de résonner aux oreilles de la jeune femme, d’autant plus que Benjamin Lucas vient d’être libéré pour bonne conduite. Cendrine décide alors de tenir la promesse qu’elle a formulé des années auparavant : elle va venger son fiancé. C’est à Barjouls, petit village perdu du sud-est de la France qu’elle s’installe, au plus près de là où le meurtrier a trouvé refuge après la prison. Pour dissimule son identité et son projet, elle se fait passer pour une botaniste chargée de recenser les espèces végétales de la vallée. « Benjamin Lucas lui-même ne pouvait pas deviner qu’elle était la fiancée de l’homme qu’il avait tué. » (p. 43)

Patiemment, Cendrine pose des questions, collecte des informations et suit des sentiers dans les montagnes à la recherche du criminel. Mais plus son séjour se prolonge, plus les réponses paraissent vaines ou incomplètes. Et toujours point de Benjamin Lucas à l’horizon. Cendrine doit-elle abandonner sa quête vengeresse ? « Quand j’étais petit, le curé disait que le diable était en chacun de nous… Mais ici, le diable, quand on le cherche, c’est toujours dans la montagne qu’on va. » (p. 176) Barjouls regorge d’affaires sordides et de secrets : vols, viol, dépossession, folie et mensonges composent l’histoire du village. Cendrine perd pied dans cet univers qui, sans être franchement hostile à son encontre, n’est pas vraiment accueillant. Il n’y a qu’Hugo, isolé dans sa bergerie dans l’attente de la fin du monde, qui se montre attentif et amical envers elle.

Voilà que des lettres anonymes sont clouées sur les portes : un mystérieux corbeau évoque de déplaisants souvenirs et trop de chats rôdent dans les rues, rappelant la Masca, cette femme trop belle, trop sorcière. Cendrine le sent, Barjouls est et a été le théâtre de nombreux drames : cela peut-il expliquer le geste de Benjamin Lucas ? « Voilà qu’elle se mettait à ressentir les tragédies des autres, comme si elle n’avait pas assez de la sienne. » (p. 443)

De Myriam Chirousse, j’ai vraiment apprécié le premier roman, Miel et vin, flamboyante histoire d’amour et de famille sous la Révolution. J’ai été un peu moins conquise par ce second opus, mais La paupière du jour reste un excellent roman, à la fois sombre et profond. L’auteure s’y entend pour faire d’un charmant village perdu un gouffre retentissant de haines et de malheurs. Les victimes ne sont jamais celles que l’on croit et certaines blessures ont forgé des volontés hors normes. Finalement, sous la plume de Myriam Chirousse, la vengeance est un plat qui ne refroidit que les tièdes.

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Le dernier Lapon

Roman d’Olivier Truc.

Le 10 janvier, en Laponie, tout le monde attend le retour du soleil après 40 jours d’obscurité. Mais personne ne s’attendait au cambriolage du musée sami et au vol d’un ancien tambour chamanique. Dans le même temps, l’assassinat et la mutilation d’un éleveur de rennes mettent en émoi la communauté de Kautokeino. Rien ne semble relier les deux affaires, mais Klemet Nango et sa jeune collègue Nina, tous les deux officiers de la police des rennes, vont mettre au jour une histoire qui remonte à plusieurs siècles.

Pendant ce temps, l’attitude et les desseins d’André Racagnal, géologue français trop friand de jeunes filles, laissent perplexe. Quelle richesse dissimule le sous-sol finlandais ? Alors que l’enquête emmène la police des rennes jusqu’en France, auprès d’un homme qui a accompagné Paul-Émile Victor dans une des ses expéditions, il semble que le tambour dérobé est plus qu’un objet rituel. Et la lumière se fait sur cette histoire à mesure que les jours rallongent et que le soleil reprend ses droits sur le sol gelé des confins de la Laponie.

Tout d’abord, il me semble évident qu’il y aura une suite et que l’inspecteur Klemet va devenir un autre de ces policiers du froid qui a fait du polar scandinave un genre littéraire à part entière. Par ailleurs, l’intérêt principal de ce roman est de présenter les rites samis avec les joïks (chants traditionnels) et l’élevage du renne qui est la base même de la survie du peuple lapon. « Le renne était un bon animal si l’on savait en prendre soin. Il nourrissait, habillait. » (p. 223) Olivier Truc évoque également le long travail de sape mené par les protestants pour éradiquer les rites lapons et assimiler cette population nomade aux Finlandais, aux Norvégiens et aux Suédois.

J’ai aimé le personnage d’Aslak, éleveur de rennes resté très proche des traditions. Une question subsiste à la fin du roman : le dernier Lapon, est-ce lui ou est-ce Klemet, d’origine sami ? Mais bon, le polar et moi, ça fait deux, même s’il se passe en pleine neige. Ce roman est plein d’intérêt, mais je crois que je manque fondamentalement de patience et ça m’ennuie d’enquêter au côté des policiers. Si vous aimez les polars, allez-y, vous aimerez. Moi, ça me laisse froide.

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Billevesée du dimanche #76

Aujourd’hui, une information qui n’est pas tirée par les cheveux ! (Attention, je vais filer la métaphore capillaire…)

Quand il n’y a pas beaucoup de monde quelque part, on peut dire qu’il y a trois pelés et un tondu. Cette expression était à l’origine très méprisante et avait cours quand les nobles et les riches portaient des perruques (souvent pour cacher des cheveux très abîmés ou très sales, mais c’est un autre sujet…)

Les pelés et les tondus étaient donc ceux qui n’avaient pas les moyens de se payer des postiches et les endroits où ils se réunissaient n’étaient pas de ceux que le bottin était censé fréquenter.

Alors, billevesée ?

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Quelques courtes histoires de lapin

Telle une bergère attentive à ses brebis, j’aime rassembler mes lapins.

Le lapin et la sarcelle – Fable de Jean-Pierre Claris de Florian.

Un lapin et une sarcelle sont amis depuis l’enfance et partagent toute chose, bonne ou mauvaise. Un jour funeste, la sarcelle disparaît et le lapin désespère de retrouver son amie. « Réponds-moi, / Ma sœur, ma compagne chérie ; / Ne prolonge pas mon effroi : / Encor quelques moments, c’en est fait de ma vie ; / J’aime mieux expirer que de trembler pour toi. » Éploré, le lapin explore les alentours et retrouve son amie, captive de la volière d’un seigneur des environs. Fou de joie, il ne ménage pas ses efforts pour libérer la sarcelle, ce qui n’est pas du goût du châtelain. « Le maître du jardin, / En voyant le dégât commis dans sa volière, / Jure d’exterminer jusqu’au dernier lapin. » Le danger porte maintenant sur le mammifère et non plus sur le volatile. Mais par un juste et aimable retour des choses, c’est désormais la sarcelle qui entreprend de sauver le lapin.

Cette fable présente une structure très classique : on passe d’une situation initiale idyllique à de nombreux rebondissements avec des opposants jusqu’au dénouement heureux qui rétablit la situation originelle. Rien d’extraordinaire donc, si ce n’est que des exploits pour le moins chevaleresques sont accomplis par du petit gibier et non par de fringants et fiers chevaliers. L’auteur magnifie un bestiaire familier et chante la force des faibles et les beautés de l’amitié sincère. C’est beau. C’est noble. J’adhère. En plus, le lapin est un super héros qui ne sait pas nager (on dirait moi…), mais qui sauve sa copine !

La fiancée du petit lapin – Les frères Grimm.

Une femme vit seule avec sa fille. À elles deux, elles exploitent un beau champ de choux. Et voilà qu’un lapin vient se régaler et déposséder les deux paysannes. Mais le lapin a en fait une autre idée : il cherche une épouse. « Viens, fillette, dit le lapin, mets-toi sur ma queue de petit lapin et suis-moi dans ma chaumière de petit lapin. » Après plusieurs demandes, la jeune fille se laisse prendre et se retrouve bien embêtée et bien triste d’être loin de sa mère à devoir servir un lapin colérique et impatient. Pour une fois, ce n’est pas le lapin qui sera le plus rusé.

J’avoue que ce conte ne m’a pas vraiment parlé. Des histoires de jeunes filles enlevées par des animaux, j’en connais, mais les ravisseurs sont plutôt des fauves ou des bêtes répugnantes, comme des crapauds ou des corbeaux. Ici, on a affaire à un petit animal glouton et malpoli. En outre, la fin est vraiment surprenante : on retourne à la situation initiale, mais sans coup d’éclat, ni bravoure. Bref, heureusement qu’il y a un lapin, sinon ce conte serait totalement inintéressant !

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Stoner

Roman de John Williams.

Il est rare qu’un roman étranger affiche en première de couverture le nom de son traducteur. Quand j’ai vu « traduit par Anna Gavalda », j’ai failli partir en courant, mais une petite admonestation personnelle m’a convaincue de laisser sa chance à ce livre qui ne m’avait rien fait. Et bien m’en a pris ! Anna Gavalda a traduit ce roman sans y glisser les tics et les tournures qui m’ont tant agacée dans les quelques romans que j’ai lus de cette auteure. Finalement, c’est un grand merci que j’adresse à la traductrice pour m’avoir fait découvrir ce roman de 1965 qui mérite d’être très largement connu. Mais venons plutôt au roman.

William Stoner est né en 1891 dans une famille de paysans pauvres. Dans l’espoir qu’il reviendra à la ferme mieux armé pour affronter une terre ingrate, ses parents l’envoient à l’université de Colombia, dans le Missouri, pour suivre un cursus en agriculture. Mais rapidement, le jeune Stoner se découvre un intérêt immense pour la littérature et il abandonne l’agriculture pour s’inscrire en licence de lettres. « Ses doigts malhabiles tournaient les pages avec le plus soin, terrifiés qu’ils étaient à l’idée d’abîmer ou de déchirer ce qu’ils avaient eu tant de mal à découvrir. » (p. 25) Stoner est loin d’être un génie, mais il finit par obtenir son doctorat et devient professeur au sein de l’université de Colombia.

Quand survient la Première Guerre mondiale, Stoner décide de ne pas s’engager. « On ne devrait pas demander aux professeurs de détruire ce qu’ils ont, leur vie durant, cherché à édifier. » (p. 54) Cette décision est la première d’une longue liste qui, pour être raisonnable, n’en est pas moins mauvaise puisqu’il la portera toute sa vie avec embarras. Survient Edith Bostwick, jeune fille de bonne famille, et voilà que Stoner s’enflamme et n’envisage plus la vie sans elle. Le mariage est rapidement conclu, mais il tourne au vinaigre dès la première nuit. Toute la vie conjugale de Stoner sera alors marquée par le ressentiment et l’inimitié, et ces sentiments amers troubleront durablement l’unique enfant du couple.

Stoner n’a qu’une passion, le savoir. Il enseigne dans l’espoir d’être un passeur, mais une querelle avec un autre professeur entrave sa carrière. Une nouvelle fois, il se résigne et poursuit une vie universitaire studieuse et têtue, comme si le travail était sa seule planche de salut. « Pendant les vacances de Noël, […], William Stoner pris conscience de deux choses : d’une part l’importance et la place cruciale de sa fille dans son existence, d’autre part l’idée qu’il était possible, qu’il lui était possible de devenir un bon professeur. » (p. 152)

Époux raté, père meurtri et professeur frustré, Stoner est un personnage très émouvant qui semble programmé pour ne faire que les mauvais choix et pour battre en retraite quand on attendrait de lui qu’il se batte. « Tout ce qu’il l’émouvait, il l’abîmait. » (p. 153) Il n’a rien d’un lâche ou d’un looser, mais il est sans envergure et il ressent constamment une« absence à lui-même », comme si les évènements se déroulaient sans lui et sans qu’il marquât l’histoire. « Il avait quarante-deux ans. Il n’y avait rien devant qui le motivât encore et si peu derrière dont il aimait se souvenir. » (p. 245) Stoner n’a que la force des faibles, cette patience sans espoir qui permet d’attendre des jours meilleurs.

Quelle tendresse j’ai eu pour cet homme long et courbé, besogneux et habité par une passion désespérée des livres ! « Il n’avait jamais perdu de vue le gouffre qui séparait son amour de la littérature de ce qu’il était capable d’en témoigner. » (p. 152) Ce roman n’est pas flamboyant, il ne s’y passe finalement pas grand-chose, mais il développe une lente réflexion sur la vie de ceux qui ont besoin des livres. Avec l’histoire des États-Unis en filigrane – prohibition, krach boursier de 1929, pauvreté paysanne, modernisation –, la vie de Stoner n’est pas une pièce tragique, c’est une parabole. Amis des livres, ce roman est pour vous !

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Back up

Roman de Paul Colize.

En 1967, les quatre musiciens du groupe de rock Pearl Harbor sont retrouvés morts à quelques jours d’intervalle dans des circonstances pour le moins troublantes. Très vite, il semble que les accidents sont en fait des meurtres. Michael Stern, journaliste à Dublin, s’empare de l’affaire et tente de lever le voile sur ces morts inexpliquées.

En 2010, à Bruxelles, un inconnu est percuté par une voiture et sombre dans le coma. Quand il se réveille, il ne peut plus parler. Qui est-il ? Qu’a-t-il vu ? De quoi a-t-il peur ? Quel est son lien avec le groupe Pearl Harbor ? Ses pensées nous parviennent et ne laissent pas d’inquiéter. « À présent, il faut que je me prépare, que je remonte le cours des évènements. J’expliquerai à Dieu le pourquoi de ces morts. Il comprendra que c’est le destin qui m’a envoyé dans cette cave à Berlin en cette nuit d’apocalypse. » (p. 22) Toute son histoire, sa véritable histoire, a commencé avec Chuck Berry : dès lors, le gamin qu’il était n’a plus vécu que pour le rock. « Je rêvais d’être le batteur de rock le plus doué, le plus ingénieux et le plus brillant de la planète. » (p. 54) Et l’on assiste progressivement à la plongée totale et irrémédiable de cet homme dans un monde à la marge. « Nous passions notre temps à faire du rock, à parler de rock, à boire, à fumer, à avaler des centaines de pilules. C’était futile et destructeur. Avec le recul, je garde pourtant de cette période la sensation que j’étais devenu moi-même. » (p. 196)

Reste à comprendre le lien de cet homme avec les membres du groupe Pearl Harbor et son implication dans leur mort. Quand on découvre ce qu’est un back up dans le jargon musical, on comprend alors que certains concours de circonstances sont des pièges qui ne demandent qu’à se refermer sur des victimes anonymes. Mais plus le roman progresse, plus l’inconnu se livre et plus l’on se demande si la théorie du complot qu’il développe n’est pas plutôt une folie paranoïaque exacerbée par les drogues.

Back up est construit sur un jeu de narrations diverses. D’une part, il y a le récit de l’enquête autour de la mort des quatre musiciens. D’autre part, il y a le récit qui présente X-midi, l’inconnu accidenté, et son évolution médicale. Enfin, il y a les pensées de X-midi qui replongent le lecteur dans les années 1960 où l’alcool et les drogues flirtaient avec le rock. Si le style de Paul Colize m’a parfois déstabilisée par son mélange de phrases journalistiques et de développements très travaillés, j’ai réussi à passer outre ma première mauvaise impression et je me suis laissée prendre avec grand plaisir à ce polar noir et rock’n roll.

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Le château de la juive

Roman de Guy des Cars.

Lors d’un voyage à Tel-Aviv, l’auteur a rencontré l’héroïne du roman. Pendant toute une nuit, elle accepte de lui raconter son histoire.

Eva Goldski a été arrachée très tôt à son pays. De camp d’internement en camp de déportation, elle est devenue apatride. Quand elle attire le regard d’Éric de Maubert, comte jurassien et officier français, elle sait qu’elle tient sa chance. Enfin, elle sera riche, elle connaîtra la sécurité et elle pourra se venger d’avoir dû se courber devant plus fort qu’elle.

Hélas, le prince charmant n’est pas si riche qu’il semblait et le château n’est finalement qu’une gentilhommière un peu cossue qui menace ruine. Ne reste du prestige de la Tilleraye qu’un souvenir et des espoirs déçus. « Eva, comme tous ceux qui n’ont jamais rien possédé et qui n’ont connu que le dénuement total, avait une soif inextinguible de luxe… Un certain luxe qui ne pouvait se traduire, pour une échappée des camps, que par un confort ultra-moderne et des éclairages tapageurs. Comment, elle qui ne l’avait pas connu, aurait-elle pu goûter la grandeur nostalgique d’un Passé ? » (p. 57)

L’accueil réservé par Adélaïde, la mère d’Éric, est bien loin d’être chaleureux pour cette fille pauvre, sans lignée et juive. Or, la jeune épouse est bien décidée à faire valoir ses droits et à s’imposer sur le domaine. « Eva attaquerait de toute sa jeunesse douloureuse, Adélaïde se défendrait de toute son expérience tyrannique. » (p. 51) Séduisante, très intelligente et dotée d’un fort instinct de conservation, Eva sait nouer des relations intéressées et faire rentrer l’argent nécessaire à la rénovation du château et à un train de vie très élevé. Et surtout, Eva se constitue un trésor personnel : elle a trop manqué pour prendre le risque de ne rien avoir. Et tant pis si les paysans parlent dans son dos et si l’aristocratie locale répugne à visiter le château de la Juive : Eva est enfin à l’abri du besoin. Hélas, sa soif de possession la perdra.

Et Éric dans tout ça ? Fou amoureux de sa femme, complètement sous son emprise, il est bien incapable de percer à jour cette femme vénale et manipulatrice. « Pauvre Éric de Maubert qui n’avait jamais très bien compris Adélaïde et qui ne connaîtrait sans doute pas la véritable Eva ! » (p. 172) Mari cocu, mené par le bout du nez, il est le parfait dindon de la farce. Jusqu’à ce qu’une énième manipulation d’Eva échoue.

Relire ce roman est un vrai bonheur ! Il fait partie des rares textes non scolaires que j’ai lus pendant mes années de prépa. J’en gardais un souvenir ému d’évasion et de plaisir pur et je suis d’autant plus ravie d’avoir retrouvé le même plaisir. Le récit nocturne d’une Eva repentante a quelque chose des contes des mille et une nuits où les femmes sont toujours plus fines que les hommes, sachant user de leur charme pour survivre. Précision, ce roman n’est pas de la très grande littérature, il a même un peu vieilli, toutefois, ce portrait de femme déterminée et aventurière se lit très bien. N’hésitez pas !

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Pâques sanglantes

Roman d’Iris Murdoch.

Andrew Chase-White est un Irlandais engagé dans l’armée britannique. Au printemps 1916, il profite d’une permission dans sa famille avant de retourner combattre en France. Peut-être en profitera-t-il pour faire enfin sa demande à la belle Frances Bellman, qu’il connaît depuis toujours et avec laquelle il est plus ou moins engagé. Mais il repousse sans cesse le moment tout en se préparant à le provoquer. « La peur le poussait à s’approcher le plus possible de l’objet de ses terreurs. » (p.13)

Pendant ce temps, Millicent, sa très belle tante, est courtisée par Christopher Bellman, le père de Frances. Cette femme libre et très sensuelle cèdera-t-elle à la demande insistante de ce veuf très épris ? Rien n’est moins sûr : Millie est de ces femmes dont la sensualité a besoin d’être nourrie et elle est prête à se donner à tous les hommes de la famille, incapable de résister à une passion.

Il y a Pat et Cathal, deux frères très unis. Mais Pat s’éloigne, exalté par la perspective d’une guerre prochaine entre l’Irlande et l’Angleterre. « C’est ainsi que pour Pat l’idée d’un soulèvement armé, brusquement imminent, était devenue le but même de l’existence. » (p. 109) La révolte irlandaise gronde depuis quelque temps et le combat semble inévitable. Pour Pat, c’est l’occasion de se réaliser, enfin, et de s’opposer à son cousin Andrew et à son uniforme anglais. « L’Irlande qu’il aimait n’était ni personnifiée, ni décrite, c’était la contrepartie purifiée, affinée de sa propre qualité d’Irlandais, le pôle magnétique indispensable au ressentiment d’une servitude qu’il voyait autour de lui et, plus que partout, en lui. Pour cela, il se battrait et son combat serait nécessairement sanglant. » (p. 109)

Entre Rameaux et Pâques, les drames personnels se nouent et la guerre se prépare. Certains n’y croient pas et refusent d’envisager un conflit : l’Irlande et l’Angleterre sont deux pays civilisés qui ont su dépasser leurs différends. « Il se peut qu’il y ait eu quelques évènements déplorables autrefois, mais tout cela est du passé, je suis certaine que l’Angleterre n’a jamais fait souffrir volontairement ; ce n’était rien d’autre qu’un phénomène économique. » (p. 47) Ce point de vue n’est hélas pas partagé par tous, surtout pas par la jeunesse.

La guerre civile irlandaise est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps. Hélas, je me suis ennuyée avec ce roman pourtant parfaitement écrit. La mise en route est longue, trop longue. Certes, cela permet à l’auteure de définir très précisément ses personnages et de présenter les tréfonds de leurs âmes tourmentées. Mais voilà, à mon sens, il n’y a que ça dans ce roman, des personnages. Ils sont complexes, ils sont émouvants, ils sont puissants, mais ils font si peu ! Et le peu qu’ils font est tellement précipité ! Dès le titre, on s’attend à des affrontements. Ils seront de deux titres, familiaux et nationaux, les premiers prenant largement le pas sur les seconds. En témoigne le dernier chapitre qui raconte en quelques pages le déroulement et la conclusion des combats que l’on attendus pendant 370 pages. Mais peut-être était-ce la volonté de l’auteure de ne pas écrire un énième roman sur la guerre civile. Ou plutôt, il semble qu’elle a voulu incarner le conflit national dans un conflit intime, montrant ainsi l’Irlande comme une grande famille tiraillée et déchirée.

Iris Murdoch a une plume saisissante et un talent certain pour créer des personnages. Il faudra que je lise d’autres romans d’elles pour ne pas passer à côté de ce que je sens être une grande auteure !

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Délivrance

Roman de James Dickey. Prix Médicis 1971.

Ed, Lewis, Bobby et Drew sont quatre citadins en quête d’émotions fortes. Le temps d’un week-end, ils décident de descendre une rivière de Géorgie en canoë. « À ce qu’il paraît, […], c’est le genre de fantaisie qui prend les pères de famille de temps à autre. Mais la plupart se croisent les bras en attendant simplement que ça leur passe. » (p. 9) Outre le plaisir de passer un moment entre hommes, les quatre camarades veulent profiter des beautés d’une nature qui sera bientôt engloutie sous les eaux du lac de rétention d’un barrage. La première journée se déroule sans encombre, en dépit de la rudesse de l’environnement, et la deuxième commence tout aussi bien. Jusqu’à ce que tout bascule. Ed et Bobby rencontrent deux hommes armés dans la forêt et l’horreur entre en scène. « Je n’avais jamais senti chez quiconque autant de brutalité et d’insensibilité, autant de mépris pour le corps d’autrui. » (p. 101) L’aventure nautique est terminée : c’est maintenant l’heure de la chasse à l’homme et de la survie, à tout prix.

Ed est le narrateur de cette épopée sanglante et furieuse. Dans ce récit a posteriori, on sait donc que lui, au moins, s’en est sorti, ce qui n’empêche pas la tension de monter tout au long du roman. Un mort, puis deux, puis trois. Des blessés. Un fusil face à un arc. Une rivière dont les remous sont aussi dangereux que les meurtriers des montagnes qui entourent la rivière. Au-delà de la survie physique, il y a la survie sociale. La légitime défense a primé, mais comment le prouver ? Comment ne pas porter le fardeau de la mort donnée pendant toute une existence ? « Voici la fin. Nous n’avons qu’une seule chose à faire, mais il faut la faire comme il faut. Tout est là. Tout l’édifice repose là-dessus. » (p. 196) C’est sur le sang versé que les compères devront bâtir un mensonge plausible pour dissimuler l’horreur.

Lewis incarne l’homme fort : il est le fantasme ultime du chasseur qui, dans le retour à la nature, est capable de survivre. S’oppose à lui Bobby, archétype du citadin gras et inapte à la survie. Lewis est l’archer, Bobby est la proie, comme le montre le roman dès le début. Mais le héros qui dénoue le drame et monte le mensonge, c’est Ed qui se découvre un fond de bête tueuse. « Pour survivre, il faut… oui, il faut y être obligé. Cette vie-là, il faut que ce soit la dernière chance, la dernière des dernières. » (p. 43) Ce qui est fascinant avec Délivrance, c’est que les limites du bien et du mal ne sont pas figées. Certes, les méchants sont clairement identifiés quand ils déboulent sur la rive, fusil en main, mais à mesure que l’intrigue se déroule, le bien et le mal deviennent des notions abstraites. Ne reste que la survie qui ne s’embarrasse pas de morale. Au terme du roman, on est en droit de se demander si la délivrance consiste à retrouver la civilisation et à échapper aux tueurs furieux de la rivière, ou bien si elle est plutôt la jouissive libération des pulsions primales de l’homme.

La rude beauté de la rivière est particulièrement bien rendue. Et le style s’adapte au rythme de ses eaux, d’abord ample et lent pour rendre la bonhommie insouciante des débuts de l’excursion, puis vif et plus haché à mesure que les drames se nouent. La rivière entraîne la lecture dans ses méandres traîtres. Sa lumière et la couleur de ses flots sont l’occasion de très belles descriptions que le mouvement du nature writing ne renierait pas. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les éditions Gallmeister, spécialisées dans ce courant littéraire, ont choisi de rééditer ce roman en 2013.  Délivrance n’est pas sans me rappeler les romans de David Vann (Sukkwan Island, Désolations, Impurs), où l’homme perd tout sens de la raison dans une nature où sa part animale éclate, comme prise de folie. Pour ma part, j’ai lu ce roman dans une vieille édition J’ai lu qui sent bon les années 1970. Il me tarde maintenant de découvrir le film éponyme de John Moorman, paru sur les écrans en 1972.

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L’œuvre

Roman d’Émile Zola.

Nous avions déjà vu Claude Lantier dans Le ventre de Paris : il arpentait les rues de la capitale avec la volonté de tout voir pour tout peindre. Cette rage ne l’a pas lâchée et il rêve encore de produire une toile digne du Salon qui se tient tous les ans. Mais immanquablement, son tableau finit dans le Salon des refusés. « Il reconnaissait du reste l’utilité du Salon, le seul terrain de bataille où un artiste pouvait se révéler d’un coup. » (p. 238) Claude respecte les grands peintres romantiques, comme Courbet ou Delacroix, mais il critique les académiques et ne revendique que la peinture en plein air et les sujets réels, loin des décors mythologiques et des scènes légendaires.

Un soir d’orage, Claude trouve Christine sous sa porte. La jeune fille arrive de province et se trouve bien perdue à Paris. Entre eux, le coup de foudre est immédiat, mais Claude nourrit un mépris de la femme humaine. « Ces filles qu’il chassait de son atelier, il les adorait dans ses tableaux, il les caressait et les violentait, désespéré jusqu’aux larmes de ne pouvoir les faire assez belles, assez vivantes. » (p. 72) L’impuissance de Claude est double : il semble ne pas pouvoir peindre, ni posséder la femme qui s’offre à lui. Après une longue amitié, Christine conquiert finalement le cœur du jeune peintre, mais leur bonheur cède peu à peu devant la passion de Claude. Peindre lui est nécessaire et chacun de ses échecs l’enrage davantage. Incapable de reproduire sur la toile les fabuleuses inspirations qui l’habitent, Claude est un génie torturé et toujours insatisfait, un talent méconnu. Mais est-il au moins doué ?

Toute dévouée à son homme, Christine le soutient dans son art, mais au profit de la peinture qu’elle le perd. Elle croit tout d’abord pouvoir s’attacher Claude en étant son unique modèle : elle vainc sa pudeur et accepte de voir son corps exposé aux yeux de tous sous le pinceau du peintre. Peu à peu, l’amante disparaît « C’était un métier où il la ravalait, un emploi de mannequin vivant. » (p. 276) Christine en vient à haïr la peinture et toutes les femmes peintes auxquelles elle prête ses traits.

Claude a un ami dévoué en Pierre Sandoz, un auteur qui cherche également le succès. « Dès qu’ils étaient ensemble, le peintre et l’écrivain en arrivaient d’ordinaire à cette exaltation. Ils se fouettaient mutuellement, ils s’affolaient de gloire. » (p. 67) Pour les deux amis et leurs compagnons artistes, c’est par l’art qu’il faut conquérir Paris. Dans ce roman, Zola se met en scène en la personne de l’écrivain talentueux qui accède peu à peu à la gloire. Claude Lantier est une figure de Cézanne, l’ami d’enfance de l’auteur, mais Zola n’est pas tendre avec le peintre, ce qui explique pour beaucoup la brouille qui a suivi entre les deux artistes. C’est en tout cas un plaisir de découvrir le monde de l’art sous le Second Empire, le tout à grand renfort de descriptions picturales du meilleur effet. Il m’a même semblé voir des allusions au début de la photographie, surtout dans le traitement fait à la lumière.

Cette relecture est un grand plaisir. Zola explore ici une autre facette de la faiblesse du sang des Rougon-Macquart : le travers de Claude, ce n’est pas l’alcool ou la luxure, c’est l’orgueil et l’illusion de croire qu’il peut créer une œuvre unique. Mais son grand tableau et son idéal d’absolu pictural demandent une vigueur qu’il n’a pas.

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Billevesée du dimanche #75

Comme la semaine dernière, une info rigolote à base de chiffres. (Mais que m’arrive-t-il ?)

Savez-vous d’où vient l’expression « attendre 107 ans » ? D’après mes sources, cela date de la construction de la cathédrale Notre-Dame de Paris qui aurait duré 107 ans. Autant dire que ceux qui ont assisté à la pose de la première pierre avaient peu de chance d’être invités à l’inauguration du bâtiment…

Alors, billevesée ?

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Autobiographie d’une courgette

Roman jeunesse de Gilles Paris. Illustrations de Charles Berberian.

Icare est un petit garçon qui vit seul avec sa maman handicapée. Son père est parti avec une poule depuis longtemps. Icare préfère qu’on l’appelle Courgette. Il n’est pas vraiment heureux dans sa maison : sa mère passe ses journées devant la télé, des bières à la main. Un jour, c’est le drame et un coup de feu perdu rend Courgette complètement orphelin. Il est envoyé dans un foyer, à Fontainebleau, où il rencontre d’autres enfants cabossés, comme lui, et des zéducateurs qui essaient de leur redonner le goût du bonheur.

Au début, Courgette est vraiment désolé de ce qui est arrivé à sa maman et il aimerait vraiment rentrer chez lui, dans sa maison, même s’il doit dormir dans le grenier. « Je pensais à mon géant de père et à sa tête dans les nuages et je me disais que le ciel avait fait du mal à maman et qu’un jour je la vengerais comme dans les films et que je tuerais le ciel pour qu’on ne voie plus jamais les nuages qui pissent que du malheur. » (p. 58) Mais avec le temps, Courgette s’habitue au foyer des Fontaines. Il s’y fait des amis : Simon qui sait tout sur tout le monde, Ahmed qui pleure souvent et Jujube qui ne pense qu’à manger. Il y a aussi des filles : Alice qui se cache derrière ses cheveux et Béatrice qui ne fait que sucer son pouce. Et surtout, il y a Camille qui est si gentille et si jolie. Même que Courgette se demande comment elle peut être aussi jolie et aussi gentille alors qu’elle a grandi chez une sorcière.

Au foyer des Fontaines, Courgette n’a plus à redouter la raclée du siècle. « Et pourquoi pensiez-vous que j’allais vous disputer ? / Parce qu’on est des enfants. » (p. 104) Quand il fait une bêtise, il sait que la punition, ce sera de nettoyer la rampe du grand escalier, mais c’est presque un jeu puisqu’il est toujours puni avec des copains. Et grâce à Raymond, le gendarme qui l’a amené au foyer, Courgette se prend à rêver d’une nouvelle maison et d’un nouveau papa. Aux Fontaines, les enfants réapprennent à faire confiance aux adultes et à oublier leur enfance battue, brisée ou abîmée.

Ce roman propose une jolie histoire pour les jeunes lecteurs avec un humour fondé sur les mots d’enfants. Le hic, c’est que ça doit surtout faire rire les enfants, mais pas moi. Je suis beaucoup trop vieille pour ce genre de récit. En outre, ayant lu et relu L’enfant de Jules Vallès ou encore Le petit Chose d’Alphonse Daudet, j’ai tendance à trouver assez ternes les récits d’enfance maltraitée et/ou malheureuse. Toutefois, Autobiographie d’une courgette est un livre parfait pour les collégiens puisqu’il présente de vrais rebondissements et des personnages vraiment réalistes. La version que j’ai lue, éditée 11 ans après la première parution, est augmentée de notes explicatives en bas de page et d’un carnet d’exercices très ludique à la fin. Les illustrations ne sont pas trop nombreuses, mais sont parfaitement placées : c’est un parfait roman pour un lecteur qui souhaite s’attaquer à une littérature un peu consistante. Autobiographie d’une courgette n’était donc pas une lecture pour moi, mais elle fera le bonheur des collégiens.

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USS Indianapolis – Épisode 1

Roman graphique de Damien Maric (scénario) et Giancarlo Olivares (dessins).

Résumé : Le 30 juillet 1945, l’USS Indianapolis a été torpillé par un sous-marin japonais. Sur les 1 196 membres d’équipage à bord, 900 hommes durent affronter pendant quatre jours l’hypothermie, la déshydratation et des attaques de requins.

Le récit s’ouvre sur le procès militaire qui fit suite à cette catastrophe maritime. Le capitaine Mc Vay s’est-il rendu coupable de négligence ? « En lisant tout ceci votre Honneur, je me rends bien compte qu’il a tout fait pour sauver sa vie. Mais je suis loin d’imaginer que le capitaine Mc Vay ait tout tenté pour sauver son navire. » Mais peut-être faut-il blâmer des autorités plus haut placées…

Le premier épisode s’achève sur un avion qui survole les naufragés. A-t-il vu les signaux de détresse ? La suite le dira. Mais une phrase sur la couverture laisse présager le pire : Ils étaient 1 196 hommes… seuls 316 ont survécu.

Je n’avais jamais entendu parler de ce naufrage, ni du procès qui a suivi. D’après ce que j’ai pu lire autour de cette bande dessinée, Damien Maric est fasciné par cette histoire depuis qu’il est enfant. Et cela transparaît dans son œuvre qui est extrêmement détaillée et documentée. On retrouve des extraits du témoignage de Woody Eugene James, un des survivants du naufrage, et des cartes nautiques.

USS Indianapolis suit le graphisme classique des comics américains. Le dessin en noir et blanc est très travaillé, notamment les visages ou encore l’architecture du navire. Dommage que le premier épisode ne fasse qu’une trentaine de pages, au format magazine. J’ai hâte de lire les épisodes suivants !

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Le lapin de malheur

Roman jeunesse de Natalie Zimmermann. Illustration de Christophe Besse.

Saviez-vous qu’une superstition du monde marin concerne les lapins ? S’il embarque, cet adorable rongeur est supposé faire monter le malheur à bord du bâtiment. C’est bien le drame de notre héros, un petit lapin qui rêve de devenir marin et de naviguer sur toutes les mers. Mais qu’ils le voient approcher, les matelots préfèrent abandonner le navire ! « Tout ça, c’est bien beau, mais veut dire que personne ne m’emmènera jamais sur l’eau ! » se lamenta le jeune lapereau. Qu’est-ce que j’ai fait pour être lapin, moi qui voudrais être marin ! » (p. 8)

Par chance, le petit lapin rencontre un renard sur les quais. « J’ai pensé que toi et moi, on pourrait s’associer pour remettre à leur place cette bande de peureux et de superstitieux. » (p. 17) Ni une, ni deux, les deux compères retapent une barque et lui font battre pavillon noir à tête de lapin. LE LAPIN DES MERS est prêt à affronter les océans ! À l’abordage ! Et voilà le petit lapin et son ami renard qui écument les mers et terrorisent les marins. Hélas, quand la tempête survient, les deux amis font triste figure : et si la mer était finalement plus jolie vue de la terre ?

Ce petit roman abondamment illustré est très drôle. Quel bonheur de voir un petit lapin avec une jambe de bois et une longue vue ! Les pirates des Caraïbes n’ont qu’à bien se tenir, la relève est assurée !

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La tour sombre – 8 volumes

Cycle romanesque en huit tomes de Stephen King.

Tome 1 : Le pistolero – Tome 2 : Les trois cartes – Tome 3 : Terres perdues – Tome 4 : Magie et cristal – Tome 5 : Les loups de la Calla – Tome 6 : Le chant de Susannah – Tome 7 : La tour sombre – Tome 8 : La clé des vents

De Stephen King, jusqu’à l’année dernière, je n’avais lu que Shining. À l’époque, j’étais une toute jeune adolescente et j’avais découvert ce roman dans une tente, par une nuit de tempête lors d’un séjour familial en camping. Partageant la tente avec un frangin facétieux et un brin sadique, je m’étais bien promis de ne plus jamais ouvrir un roman de Stephen King. OK pour voir les films adaptés de ses livres, derrière un gros lapin en peluche, mais au diable ses romans ! En début d’année, après en avoir entendu tant de bien, j’ai décidé de lire Cœurs perdus en Atlantide. Grand bien m’en a pris : ce roman m’a profondément séduite et c’est lui qui m’a donné envie de lire la saga de La tour sombre. En effet, la première partie de Cœurs perdus en Atlantide met en scène un personnage du grand cycle de King.

Stephen King a commencé à écrire cette œuvre gigantesque quand il était étudiant, dans les années 1970. Il l’a achevé en 2008. « Jamais je ne me suis pris pour un de ces auteurs qui se gargarisent en disant qu’ils ont anticipé chaque scène et chaque retournement de l’intrigue, mais je n’ai jamais non plus écrit de livre qui me vienne aussi naturellement. Il me monopolise complètement depuis le premier jour. » (p. 506 du tome 6) Il écrit également ceci : « La Tour sombre est ma ‘super-histoire’, mon gros œuvre, aucun doute là-dessus. Quand je l’aurai finie, j’ai bien l’intention d’y aller tout doux. Peut-être même de prendre ma retraite pour de bon. » (p. 519 du tome 6) Mais au fil des romans, on sent que l’emprise de cette histoire fait souffrir l’auteur, en tout cas qu’elle le domine. « Je ne suis que la putain de secrétaire de Roland de Gilead. » (p. 507 du tome 6) Encore heureux pour ses lecteurs qu’il n’ait pas tout envoyé paître, qu’il ne se soit pas libéré de cette emprise !

Stephen King a imaginé ce cycle en se fondant sur un vers d’un poème de Robert Browning : « Le Chevalier Roland s’en vint à la Tour noire. » Et voilà la première référence que l’on peut identifier dans cette œuvre qui est un palimpseste d’œuvres très classiques ou parfaitement décalées. En vrac, on retrouve Le magicien d’Oz, les légendes arthuriennes, Harry Potter, Star Wars, de nombreux poètes anglais et américains, etc. « Les références de King à la Tour sombre sont presque systématiquement cryptées, et […] parfois elles n’ont même aucun sens. » (p. 594 du tome 7) Et l’auteur fait aussi référence à ses propres romans : La Tour sombre semble être un point convergent de toute son œuvre. Dans une interview, l’auteur l’a déclaré sans ambages : « La Tour sombre est la Jupiter du système central de mon imaginaire. » Dernière source de référence, et non des moindres, c’est la propre vie de Stephen King. Dans le tome 6, j’ai été bouleversée de voir l’auteur décrire sa lutte contre son alcoolisme et se servir de son personnage pour prendre conscience de son mal. Stephen King fait également du terrible accident qui faillit lui coûter la vie un ressort des aventures de Roland de Gilead.

J’ai vraiment aimé la façon dont Stephen King mêle les codes du western et de la chevalerie, du roman d’aventures et de la fantasy. Il fait évoluer ses personnages dans un univers à la fois magique et mécanisé, dans un temps qui semble futur au regard de la dégradation de technologies que nous utilisons actuellement, un peu dans la mouvance steampunk. Cette lecture m’a enchantée et je ne suis pas prête de l’oublier ! Vous étonnerai-je en vous disant que j’ai d’ores et déjà prévu de lire bien d’autres romans de cet auteur ?

Et avec cette lecture au long cours, je signe une nouvelle participation au Défi des 1000 orchestré par Daniel Fattore.

Tome 1 : 255 pages ; Tome 2 : 512 pages ; Tome 3 : 580 pages ; Tome 4 : 862 pages ; Tome 5 : 663 pages ; Tome 6 : 524 pages ; Tome 7 : 952 pages ; Tome 8 : 284 pages. Soit un total de 4632 pages !

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Droit du sol

Roman graphique de Charles Masson.

Mayotte. Petit territoire français perdu au large des côtes africaines, au nord de Madagascar. Île paradisiaque ? C’est ce que pensent les centaines de Malgaches, de Comoriens et d’Anjouanais qui tentent, chaque mois, de rejoindre les côtes de l’île aux parfums. Au risque de leur vie, ils s’entassent dans des kwassas, barques rudimentaires qui peuvent se retourner ou s’échouer sur les platiers qui entourent l’île. Mais tout vaut mieux que la vie de misère qu’ils ont dans les autres îles de l’océan Indien. Et tant pis si les autorités françaises les rattrapent et les renvoient chez eux : ils rassembleront encore tout l’argent possible pour se payer une traversée vers l’El Dorado français. Parmi eux, il y a des femmes qui sont prêtent à tout pour accoucher en terre française, pour que leurs enfants bénéficient du droit du sol et, peut-être, d’une chance de vivre mieux que leurs parents.

Pour Danièle, sage-femme fraîchement débarquée de métropole, Mayotte est pleine de beautés. Même sa saleté et son manque d’organisation la charment. Enfin, Danièle va exercer auprès de populations qui ont vraiment besoin d’elles. Enfin, son travail aura du sens. Et l’accueil qu’elle reçoit est bien plus chaleureux que celui qui attend les malheureux qui débarquent de nuit. « C’est quand même merveilleux d’être accueillie sur une île par des types qui pêchent dans un lagon et vous font coucou. » (p.11)

Il y a d’autres métropolitains sur l’île, comme ce philosophe qui a fui Paris pour échapper à la drogue et qu’une belle Mahoraise a pris dans ses filets, entre amour vache et vache à lait. Il y a Serge, vendeur en téléphonie mobile, grand romantique qui cherche le grand amour et qui a des idées très nettes sur ce qu’il faut faire pour endiguer le flot de clandestins qui essayent de rejoindre l’île. « Ah, les rigolos, ils sont censés arrêter les clandestins qui arrivent par la mer […] Et toutes les gendarmeries sont dans les terres, loin des plages, avec les fenêtres orientées vers la forêt… Ils surveillent les lémuriens. Ouais ! Belle efficacité, la gendarmerie française ! » (p. 119) Il y a Pierre, médecin volontaire en pleine quête existentielle. Mayotte accueillerait-elle ceux que l’Hexagone ne juge plus dignes de lui ? « Il est vrai que trop de personnes ici ne pouvaient plus être ailleurs, tant ils sont désocialisés… Ce sont des gens dont plus personne ne veut en métropole ! » (p. 157) Où s’arrête donc le paradis mahorais et où commence l’enfer ?

On suit les destins de ces Blancs sur plusieurs chapitres. Perdus dans une communauté composée à 99 % de Noirs, ils vivent pour la plupart repliés dans la sécurité relative de la communauté d’expatriés, pour échapper à la violence et aux vols. Ces « mouzoungous », ou étrangers, sont tous aussi français que les Mahorais, mais l’intégration semble impossible en raison des différences culturelles, religieuses et économiques entre Blancs et Noirs. Et pourtant, il y a des rapprochements entre eux : ce sont surtout de belles et très jeunes Mahoraises qui cherchent des Blancs pour les faire vivre. Attention, il ne s’agit pas de faire entretenir, mais bien de survivre dans une île où tout coûte très cher en raison des taxes et des frais d’importation. Alors, quand un Blanc passe, même s’il est vieux, laid ou gros, les Mahoraises sont prêtes à l’aimer.

Dans ce très beau roman graphique, Charles Masson se garde bien de choisir un camp ou de donner raison à une population plutôt qu’à une autre. Mayotte est française, la plus africaine des îles françaises, avec ce que cela suppose de pauvreté, de corruption et de retard de développement. Sans complaisance, l’auteur évoque la politique métropolitaine à l’égard de ce petit caillou qui flotte dans les eaux de l’océan Indien. Mayotte a refusé l’indépendance en 1974, au contraire des Comores : elle est française et elle attend que l’État la reconnaisse pleinement comme telle.

Que dire des clandestins qui tournent leurs espoirs vers Mayotte ? N’ont-ils pas raison de vouloir échapper à la misère dans laquelle ils ont été plongés après l’indépendance ? Ce n’est pas l’avis de nombreux métropolitains expatriés qui s’étonnent que la France soit encore vue comme une terre d’asile. « La gabegie doit s’arrêter : les illégaux doivent comprendre que cette île peut vivre sans eux. » (p. 280) Mais eux, peuvent-ils vivre sans elle ? La fin du roman graphique déchire le cœur, coupe le souffle et retourne les tripes. On a envie de gerber sur l’injustice, parce que crever sous les tropiques, dans une eau fabuleusement bleue, c’est toujours crever.

Le dessin n’est que noir et blanc. Ce minimalisme s’accorde à merveille à la rapidité du trait. Chaque image semble croquée à toute allure : pas le temps de raffiner, il y a trop à dire et trop à montrer. Et on tourne les pages de ce roman graphique avec une émotion avide, impatiente. Non, Charles Masson ne nous envoie pas une carte postale de Mayotte, mais plutôt le négatif de la carte postale, l’envers du décor. Mayotte, ce n’est pas que les plages de sable noir, les lémuriens aux mimiques adorables ou les tenues bigarrées des Mahoraises.

Quelle émotion de reconnaître cette île sous la plume de Charles Masson ! Les questions et les sujets qu’il soulève, je les ai vus, vécus ou approchés. Les bons souvenirs sont revenus, les mauvais aussi. Le droit du sol est une notion que je connais, mais que je ne comprends pas, n’ayant pas eu à me battre pour obtenir la nationalité française. Droit du sol n’est pas un pamphlet antigouvernemental, c’est un plaidoyer en faveur de ceux qui ne pourront jamais se défendre.

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Les trois lumières

Roman de Claire Keegan.

Un matin d’été, un père dépose sa fille à la ferme des Kinsella. Pour soulager son épouse qui est encore enceinte, l’enfant passera la belle saison loin de la maison. D’abord mal à l’aise, la fillette trouve auprès des Kinsella tous les bonheurs d’une famille. « On se réjouit de la garder. […] Elle est la bienvenue ici. » (p. 19) Le couple est attentif et tendre et lui voue une affection qui semble compenser une perte. « Oh, n’est-elle pas là pour qu’on la gâte ? » (p. 54) Gâtée, choyée, entourée, la petite fait l’expérience d’un certain bonheur qui tranche avec la rudesse qu’elle a toujours connue.

Si la tristesse affleure parfois dans les yeux de Mrs Kinsella, elle n’en a jamais honte. La peine qu’elle porte est lourde, mais elle n’est pas gênante. « Là où il y a un secret […], il y a de la honte, et nos n’avons pas besoin de honte. » (p. 19) Hélas, l’été devra s’achever. Entre une enfant avide d’être aimée et un couple éperdu d’amour, la vie douce aurait pu continuer, mais septembre sonne le glas de l’heureuse quiétude d’une famille qui s’était choisie.

Il est assez difficile de situer ce roman dans le temps. Il se déroule après les années 50, c’est certain, mais rien n’indique qu’il soit contemporain de l’écriture. L’Irlande est présente, mais de façon très subtile : l’histoire qui est racontée pourrait se passer n’importe où tant la perte d’un enfant représente une douleur universelle.

Ce très court roman est servi par une plume douce et majestueuse. J’espère que la traduction est à la mesure de l’original. J’ai été particulièrement émue par cette enfant si discrète qui ne trouve pas sa place chez elle et n’ose pas prendre la place d’un autre ailleurs.

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