De grandes espérances

Roman de Charles Dickens.

Au terme de son existence, Pip raconte son histoire. Orphelin, il a été élevé par sa sœur, l’acariâtre et brutale épouse du forgeron du village, le brave Joe. « Je crois que ma sœur me considérait vaguement comme un jeune délinquant qu’un accoucheur de la police avait saisi le jour de ma naissance et délivré entre ses mains afin qu’elle me traitât selon la majesté outragée de la loi. » (p. 33) Mais l’enfant n’est pas malheureux : il accepte cette vie et ne forge pas de projets pour la quitter.

Le destin de Pip est scellé le soir où il rencontre un forçat évadé qui lui demande une lime et des vivres. Le jeune garçon répond favorablement à cette demande, mais le fugitif est repris par les forces de l’ordre. Quelque temps plus tard, Pip est invité par Miss Havisham, une femme à moitié folle qui vit dans les lambeaux de sa robe de mariage, après des noces avortées. Dans le mausolée vivant qu’est Satis House, Pip rencontre Estella, une jeune fille recueillie et élevée par Miss Havisham. L’enfant tombe immédiatement amoureux d’elle et désormais, son morne destin d’apprenti forgeron lui fait horreur. Il sent grandir en lui des aspirations et des ambitions nouvelles. Il voudrait devenir un Monsieur pour s’élever à la hauteur de la fière et froide Estella.

Le sort se charge de répondre à ses attentes. Un jour, Pip apprend qu’un mystérieux donateur lui lègue une forte somme d’argent. Le jeune garçon ne doit jamais essayer de découvrir l’identité de son bienfaiteur tant que celui-là ne se manifestera pas. Mais Pip en est convaincu : c’est Miss Havisham qui veille sur lui et qui met à sa disposition les moyens nécessaires à sa réussite sociale, afin qu’il devienne digne d’Estella. « Elle avait adopté Estella, elle m’avait presque adopté moi-même, elle ne pouvait donc manquer d’avoir l’intention de nous réunir. » (p. 248) Porté par de grandes espérances, Pip mène une vie dispendieuse à Londres, escortant Estella quand elle se rend dans la capitale et ne cessant de spéculer sur son bonheur futur avec l’élue de son cœur. Hélas, les rêves de Pip se briseront sur des desseins plus sombres : « Cette fille est dure, hautaine et capricieuse au dernier degré, et Miss Havisham l’a élevée pour tirer vengeance du sexe masculin tout entier. » (p. 190)

Je voulais lire ce roman depuis très longtemps, mais j’ai trouvé ma lecture bien longue. Je pense que cela tient essentiellement à la traduction qui date de 1935 : la lourdeur de certaines phrases est insupportable. Et j’ai aussi souffert de quelques longueurs dans le récit : Dickens se plaît à dépeindre dans les moindres détails les atermoiements de son héros, jusqu’à l’écœurement. Mais ce roman reste très plaisant et la réflexion sociale qu’il développe est très intéressante. L’auteur pose le postulat qu’un haut statut social ne fait pas le bonheur de l’homme et ne le rend pas meilleur. En voulant s’élever au-dessus de sa condition et en rejetant les êtres de son modeste passé, Pip ne nourrit en fait que des espérances vaines et vaniteuses. Le statut de forgeron, pour modeste qu’il soit, lui aurait apporté plus de sérénité et moins de souffrances. Le roman est donc le tableau de la lutte constante entre le paraître et l’être. Quand tous les masques sont enfin tombés et que les sombres liens entre les hommes ont été révélés, Pip n’est pas plus heureux et il prend la mesure de ce qu’il a perdu.

Cette lecture reste donc une bonne expérience. Mais dans le style des destins contrariés et mystérieux, je préfère la plume de Thomas Hardy dans Tess d’Urberville ou de Wilkie Collins dans Secret absolu ou Armadale. Il y a longtemps, j’ai vu l’adaptation d’Alfonso Cuaron, avec Robert DeNiro, Ethan Hawke et Gwyneth Paltrow : le réalisateur a modernisé l’intrigue et la fin est bien différente de celle du roman. Il me reste à voir la récente minisérie produite par la BBC, chaîne qui s’y connaît pour adapter les classiques de la littérature anglaise.

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Miel et vin

Roman de Myriam Chirousse.

« Pour ceux de l’autre côté du monde, il faut que je dise tout ce qui ne sera peut-être pas. Tout ce que je sais, ici, au fond du ventre de ma mère. » (p. 8)

Ainsi s’ouvre un récit étrange dont les premières pages oscillent entre conte noir et roman gothique. Dans un château de Dordogne, on dit que l’enfant qui vient de naître est le fils du diable. Quiconque s’approche de lui est maudit ou voué à souffrir, voire à mourir. En grandissant, le garçon bâtard deviendra pourtant Charles d’Éperay, héritier du domaine.

À quelques lieues, une enfant perdue est recueillie par la noble famille de Montherlant. Judith grandit auprès d’une mère aimante et d’un oncle inventeur un peu loufoque. Rien ne semble devoir ébranler son existence. Jusqu’au jour des noces de sa sœur, quand son regard croise celui d’un jeune homme sombre, aux yeux noirs comme l’enfer. Entre Charles et Judith, l’amour est une passion immédiate, un bûcher aveugle. « Cette folie-là était sa salvation, leur salvation à tous les deux, lui le bâtard et elle l’enfant de personne, la perdue. » (p. 187)

Au même moment, c’est la France tout entière qui s’ébroue. Le peuple a demandé des États généraux : ils finiront dans le sang, la Bastille sera prise, les têtes tomberont. Au milieu du tumulte qui soulève le pays, Judith et Charles se retrouvent, se séparent, s’aiment et se haïssent. « Il aurait dû savoir dès cet instant que sa révolution n’était pas celle qui retentissait à grands coups de canon de l’autre côté de la porte de bois. » (p. 417) Mais il faudra du temps pour apaiser les cœurs et les esprits. « La vie peut-être un océan noir d’amères désolations, mais il peut aussi y avoir, au milieu des vagues sombres, des terres bénies où serpentent des fleuves de miel et de vin. » (p. 542)

Myriam Chirousse offre un roman plein d’une sensualité sauvage. Charles d’Éperay est un héros sombre qui n’est pas sans rappeler le ténébreux Heathcliff d’Emily Brontë. Pétri de violence depuis son enfance blessée, il déborde de hargne et de vindicte amère. Pour lui, la Révolution est l’occasion de prendre une revanche sur toute la souffrance qu’on lui a infligée : « Dans les ténèbres qui s’annonçaient, il deviendrait le bras de l’égalité, l’archange vengeur de la République. » (p. 258) À l’inverse, Judith se présente comme un être lumineux, tendu vers la vie et l’espoir. Je la trouvais insignifiante jusqu’à ce qu’elle devienne mère et un peu louve. Le choc entre ces deux personnages ne pouvait être que brutal. Mais détrompez-vous, Miel et vin n’est pas une romance historique à la sauce Harlequin, c’est bien davantage.

L’auteure peint à plaisir et avec talent le Périgord, région dont je garde quelques souvenirs très forts après des vacances en famille. La construction du récit n’est pas spécialement originale, mais le suspense est haletant dès la première page, quand l’enfant à naître prend la parole. L’enfant narrateur intervient parfois dans le récit : alors qu’il prophétise sur les existences futures de ses parents, on sent aussi qu’il risque à tout moment de lâcher de prise, de disparaître avant même d’être né. Myriam Chirousse maîtrise l’art de la prétérition et a su nouer un mystère simple, mais fracassant.

Bref, c’est un roman très réussi, palpitant et sur lequel il y a beaucoup à dire.

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Triangle rose

Roman graphique de Michel Dufrannne (scénario), Milorad Vicanovic (dessin et couleurs), Maza (dessin et couleurs) et Christian Lerolle (couleurs).

Un groupe de lycéens doit rendre un devoir sur les camps de concentration. L’un d’eux décide d’interroger son arrière-grand-père, rescapé de la Shoah. L’aïeul s’appelle Andreas Müller : c’est un vieil homme dur, maniaque et un peu agressif. Il accepte toutefois de raconter son histoire. Il ouvre son récit sur le réveillon de l’année 1932 qu’il a fêté avec ses amis. De beaux Allemands, comme lui. Heureux et insouciants, comme lui. Homosexuels, comme lui. En 1933, les élections propulsent le NSDAP à la tête du pays et un Autrichien du nom d’Adolph Hitler devient chancelier de la république de Weimar. Mais les jeunes homosexuels n’ont pas peur : Röhm, à la tête des SA, n’est-il pas un homosexuel déclaré ? Et Andreas n’a-t-il pas un jeune amant membre du NSDAP ? « Tu ne résistes vraiment pas au charme de l’uniforme ?! / Que veux-tu, on ne change pas ses fantasmes si facilement. » (p. 33) Tristement ironique, n’est-ce pas ?

Alors oui, c’est vrai que les lois se durcissent, mais ça ne concerne que les Juifs. Andreas et ses amis sont Allemands, de bons Allemands : qu’auraient-ils à craindre de leur pays ? « Personnellement, les Juifs, je ne les aime pas. Cette discrimination, c’est peut-être un bien pour la nation, peut-être pas. Mais quoi qu’il en soit, je ne me battrai pas pour eux. Trop d’Allemands, de vrais Allemands, souffrent et ces injustices-là doivent être réparées. » (p. 37) Homosexuels et Juifs dans le même panier ? Certainement pas ! Et pourtant, le Code pénal allemand n’est toujours pas amendé et le paragraphe 175 est toujours en vigueur. Cet article de loi considère l’homosexualité comme un crime. Andreas et ses amis sentent le vent tourner et certains envisagent de quitter Berlin, voire l’Allemagne. Hélas, il y a toujours des optimistes qui refusent de croire à la dérive du régime et Andreas est de ceux-là.

Romantique et souvent amoureux, Andreas ne peut concevoir qu’il est un criminel. Le régime se charge de lui prouver le contraire, et ce bien avant le début de la Seconde Guerre mondiale puisque Andreas est arrêté et envoyé en camp de concentration en 1937. Le chapitre consacré à l’incarcération est très court. Sur ce sujet, tout a déjà été dit et il est impossible de dire si les Juifs ont souffert davantage que les homosexuels. Ils ont tous souffert, c’est tout et c’est trop. La montée de la haine prend toute la place et on sait bien ce qui a suivi. Hélas, l’après-guerre ne met aucun terme aux souffrances des prisonniers homosexuels. « Vous comprendrez que l’indemnisation est prévue pour les vraies victimes. Pas pour les criminels relevant du droit commun !! » (p. 126)

Une fois cette lecture achevée, des questions subsistent : peut-on faire de l’emprisonnement des homosexuels le sujet d’un devoir scolaire ? Trois ou quatre générations plus tard, les jeunes sont-ils armés pour appréhender ce sujet qui semble se perdre dans la mémoire collective ? « Et qu’on ne me parle plus de souvenirs ou d’hommages. Nous sommes déjà rangés parmi les oubliés de l’histoire. » (p. 139) Enfin, faut-il souscrire sans réserve au devoir de mémoire ou respecter le droit à l’oubli des victimes ? Hélas (oui, c’est le troisième…), quand je vois que « casser du pédé » reste un sport en vogue en 2013, je me dis que l’on peut vraiment s’interroger sur la prétendue portée des leçons du passé. Certains ont la mémoire courte, à moins que ce soit la haine de se souvenir qui les habite.

Outre la sublime gravité de son sujet, ce roman graphique est un bel objet, imprimé sur un papier épais et noble. Les dessins sont très fins et les pages foisonnent de détails architecturaux et corporels. Tout le récit d’Andreas est représenté en couleur sépia qui se dégrade peu à peu vers le gris. Ce sépia est le même que celui des vieilles photos, mais ce souvenir, malgré les années, ne prendra jamais de patine douce et nostalgique, il restera à l’état d’horreur brute. Certaines pleines pages ont la force terrible des images d’archives. Et des années brunes aux années noires, la seule touche de couleur est un triangle d’un odieux rose.

Vous l’aurez compris, cette histoire m’a vraiment émue, mais aussi révoltée. Un grand bravo aux éditions Quadrants qui ont publié un très beau livre.

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Pseudo

Roman d’Ella Balaert.

Tout commence avec une annonce pour un meuble en acajou. La très mondaine Sophie propose à Alice, accro au poker, et Jeanne, romantique mélomane, d’entamer un petit jeu de séduction avec un antiquaire mystérieux. Les trois amies créent le personnage d’Eva et se lancent avec plaisir dans une correspondance électronique badine avec Ulysse, leur mystérieux interlocuteur. « Les mots flirtent. Parfois même sans que nous y prenions part. » (p. 145) À noter que Sophie et Alice voulaient surtout tirer Jeanne d’un état d’esprit chagrin dû à une rupture. Les trois femmes mettent un peu d’elles-mêmes dans ce personnage et c’est à trois voix qu’elles répondent à Ulysse. Tout cela n’est qu’un jeu, n’est-ce pas ? « De toute façon, on ne passera pas à l’acte, n’est-ce pas ? Moi, ce qui m’importe, c’est son esprit, pas son corps, d’ailleurs voué à l’immatérialité. » (p. 26) Un jeu, vraiment ? Comme dans toute relation, il y a forcément un moment où l’un s’investit plus que l’autre et c’est là que naît la souffrance.

D’une part, il y a les mails que s’échangent les amies pour créer le personnage d’Eva. D’autre part, il y a les échanges électroniques entre Eva et Ulysse. Mais un troisième discours se met en place, à la fois intrinsèque et déconnecté du premier, celui où deux femmes parlent entre elles de la troisième, pas toujours en bien, l’exclue étant souvent jugée coupable. Forcément, la tension monte et l’amitié tendre qui a présidé à la création d’Eva se crispe. Les masques tombent et l’on découvre un peu du quotidien de chacune des trois femmes et de leurs douleurs.

Comment ne pas penser aux liaisons dangereuses ? Plume ou clavier, l’effet est le même. Il y a des êtres qui font de l’échange une arme pour blesser. Jeux de mail, jeux de vilaines. La dissimulation est souvent la meilleure façon de révéler ce que l’on est – pire –, ce que l’on cache. « L’artifice est souvent plus proche de la vérité. » (p. 28) Alors que le principe d’un roman épistolaire électronique pouvait laisser supposer une œuvre niaise pour trentenaires/quarantenaires futiles, Pseudo est bien moins anodin qu’il n’y paraît au premier coup d’œil. Sans révolutionner l’étude des relations humaines, Ella Balaert met en lumière ce que j’appelle par expérience la méchanceté de l’amitié. Ou quand vos amis savent mieux que vous ce qui vous sera profitable…

J’ai rapidement compris une des révélations finales, mais la toute dernière phrase (Résistez à l’envie de la lire pour vivre le même coup de massue que moi !) remet en perspective toute l’intrigue, au point que je suis revenue à la première page pour être certaine que mes yeux ne m’avaient pas trompée. Servi par un style leste et entraîné, ce roman se lit avec beaucoup d’intérêt et de plaisir, forcément un peu pervers.

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Billevesée du dimanche #68

Une tradition héritée du Moyen Age dit qu’il est nocif de dormir sous un noyer, au risque d’être visité par le Diable lui-même. En effet, les amateurs de sieste qui choisissent l’ombre de cet arbre pour piquer un roupillon se réveillent souvent avec des maux de tête, voire des nausées.

En réalité, les feuilles et les racines du noyer libèrent une substance toxique, notamment après la pluie ou en cas de forte humidité : il s’agit du juglon (ou juglone), désherbant et insecticide produits par l’arbre pour se protéger des graminés et des bestioles trop envahissantes. Quant au dormeur, ses malaises sont la preuve qu’il s’y est exposé trop longtemps et qu’il aurait dû écourter son somme !

Alors, billevesée ?

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La tour sombre – Tome 8 : La clé des vents

Tome 1 : Le pistolero – Tome 2 : Les trois cartes – Tome 3 : Terres perdues – Tome 4 : Magie et cristal – Tome 5 : Les loups de la Calla – Tome 6 : Le chant de Susannah – Tome 7 : La tour sombre

Roman de Stephen King. Illustrations de Jae Lee.

Cet épisode se place juste après Magie et cristal et juste avant Les loups de la Calla. Il est le huitième tome de cette saga, mais se place donc en 4,5e position.

Rappelez-vous, le ka-tet de Roland de Gilead a quitté le palais de cristal vert et poursuit sa progression sur le Sentier du Rayon. Mais un coup de givre immobilise la troupe de pistoleros : il s’agit d’une brusque et fatale tempête de froid qui fait éclater les arbres et gèle les oiseaux en plein vol. Roland et ses amis trouvent refuge dans le grand hall d’une ville fantôme. Pour occuper plusieurs jours d’immobilité forcée, Roland raconte un autre pan de sa jeunesse. « Peut-être vous en conterai-je deux, car l’aube ne viendra pas avant plusieurs heures, et nous pourrons dormir dans la journée si nous le souhaitons. Ces deux histoires sont imbriquées l’une dans l’autre. Mais le vent souffle dans l’un comme dans l’autre, ce qui est une bonne chose. Rien de tel que des histoires par une nuit venteuse, quand on a trouvé un abri chaud dans un monde glacial. » (p. 47) Et c’est ainsi que l’on voit Roland qui se raconte en train de raconter grâce à la merveilleuse mécanique des récits enchâssés.

Après être revenu de Mejis où il a perdu son premier amour et après avoir tué sa mère, sous le coup de l’enchantement d’une immonde sorcière, Roland est envoyé par son père à Debaria, ville terrifiée par un Garou qui massacre des familles entières. Un soir, pour rassurer un garçon apeuré, Roland lui raconte un ancien conte que sa mère lui récitait quand il était enfant. Il s’agit de La clé des vents qui met en scène le jeune Tim qui doit affronter un coup de givre et la haine d’un beau-père violent et revanchard.

Avec ce dernier tome, Stephen King sacrifie avec talent à la tradition des veillées et des contes au coin du feu. En puisant dans les souvenirs de son personnage principal, il agrémente une longue série romanesque d’un dernier joyau qui renvoie à chaque tome et cristallise tous les aspects de son œuvre. En un sens, La clé des vents me rappelle Les contes de Beedle le Barde avec lesquels J. K. Rowling couronne son cycle dédié à Harry Potter : le conte n’est pas seulement une histoire que l’on raconte aux enfants pour les endormir, c’est aussi un récit plein d’enseignements, voire de ressources pour le personnage qui poursuit une quête.

Ni dispensable, ni indispensable, La clé des vents est un petit bijou que l’on peut lire presque indépendamment du cycle de La tour sombre. Faut-il le lire immédiatement après le tome 4 ou le garder pour la bonne bouche, une fois le tome 7 refermé ? Pour ma part, le lire après le dernier tome de la série m’a permis de retrouver avec bonheur des personnages que j’avais eu tant de peine à quitter. À la fin de ce tome 4,5, les voir repartir vers la Tour sombre, c’est comme si le récit ne s’arrêtait pas et qu’il tournait sans cesse, en boucle.

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Colomba

Bande dessinée de Frédéric Bertocchini (scénario), Sandro, et Pascal Nino. D’après la nouvelle de Prosper Mérimée.

Pietranera, petit village des montagnes corses, pleure la mort de Della Rebbia. Pour Colomba, sa fille, l’assassinat est l’œuvre de l’avocat Barricini et l’homme doit être châtié à la mesure de son crime. « L’affront sera lavé par le sang. On n’assassine pas un Della Rebbia ainsi, en toute impunité. » (p. 3) Mais une femme ne peut pas se venger elle-même et Colomba doit attendre le retour de son frère, Orso. Après avoir servi dans l’armée napoléonienne, le jeune homme revient en Corse sur le même bateau que le colonel Nevil et sa fille Lydia. Et il revient du continent avec un certain calme, disposé à croire à la justice plutôt qu’à la vengeance.

« Pensez-vous, Monsieur le Préfet, qu’un Corse, pour être un homme d’honneur, ait besoin de servir dans l’armée française ? » (p. 6) Pour Colomba, Orso n’aura de l’honneur que s’il venge leur père en tuant Barricini. En l’absence de son frère, elle s’est attachée la fidélité de quelques bandits qui ont pris le maquis et elle a armé la maison, selon le proverbe, Si vis pacem, para bellum. Mais Colomba veut la guerre, jurant que le sang appelle le sang. « Sais-tu que la nature a eu tort de faire de toi une femme. Tu aurais été un excellent militaire. » (p. 39) Résolue à faire d’Oreste son bras armé, elle a fait de la vengeance sa raison de vivre, bien loin des préoccupations maritales qui animent les filles de son âge. « C’est très bien d’avoir du courage, mais il faut encore qu’une femme sache tenir une maison. » (p. 41) Cette parole d’Orso, nul doute qu’elle restera lettre morte tant que le père Della Rebbia n’aura pas obtenu réparation.

Quel plaisir de retrouver le texte de Mérimée ainsi sublimé par l’image ! Fascinée depuis longtemps par le mythe d’Électre, j’ai toujours beaucoup apprécié l’adaptation régionale qu’en avait faite Prosper Mérimée. Colomba est une farouche Électre qui pousse son frère Orso/Oreste à accomplir une vengeance dont il n’est pas convaincu au premier abord. Ah, ce que c’est d’avoir un destin et un devoir imposé par les traditions ! On peut aisément dire de Colomba qu’elle est mal nommée, n’ayant rien d’un oiseau de paix. Sombre, dure et inflexible dans ses éternels vêtements de deuil, elle est la première Érynie à tourmenter Oreste.

Dans son adaptation, Frédéric Bertocchini rend un superbe hommage à cette nouvelle corse et à l’île de beauté en général. La Corse est peinte en ce qu’elle a de plus sauvage et de plus fier. La bande dessinée est parfaitement fidèle au texte et lui apporte un dynamisme certain. La tragédie corse est magnifiquement servie par un dessin net et tranché, habillé de couleurs vibrantes. Et tout est dit dès la page de garde, aussi sanglante que superbe, à l’image de l’héroïne éponyme.

Une nouvelle fois, je ne peux que vous conseiller les œuvres de Frédéric Bertocchini, dont son magnifique Jim Morrison, poète du chaos. Il a prouvé qu’il était plus qu’à l’aise dans l’adaptation de textes courts en bandes dessinées : en témoigne Le horla d’après la nouvelle de Maupassant ou encore Kirsten, la petite fille aux allumettes d’après le conte d’Andersen.

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Le manuscrit des parfaits – Chroniques limousines

Roman de Julien Deslembre. Illustrations de Michaël Bettinelli.

1034, Limoges. Le moine Adémar est tourmenté par ce qu’il considère être sa plus grande faute. Depuis des années, il falsifie des écrits pour modifier l’histoire de Saint-Martial. « Je sais […] que la véritable histoire est le partage de quelques-uns seulement, que le peuple se repose sur le travail de chroniqueurs comme moi. Je connais le pouvoir de l’écrit. Qu’y a-t-il donc de condamnable à relater ce qui aurait dû se passer, plutôt que ce qui s’est passé, lorsque ceci est mal ? » (p. 35 & 36) Mais c’est autre chose qui vient bouleverser sa vie : les hérésies se multiplient, notamment celle des cathares et l’évêque Jourdain de Larron est bien décidé à les éradiquer, en commençant par Jean, un hérétique étrange qui fascine Adémar.

1324, Gimel dans le Limousin. Bernard Gui est grand inquisiteur et il traque un manuscrit mystérieux, bien décidé à éliminer les dernières poches de résistances hérétiques.

1794, Limoges. Le citoyen Alexandre Lonelet est un jeune avocat que la vie ennuie, voire dégoute. Quand Nathan, son frère jumeau, disparaît, Alexandre découvre l’existence de l’Église Jumelle et du manuscrit d’Adémar de Chabannes. Alors que la Terreur déferle sur Paris et que la religion semble vivre ses dernières heures, un mystère vieux de sept siècles va enfin être révélé.

Décidément, les thrillers sur fond de complot religieux, ça ne me plaît vraiment pas du tout ! Des cathares pendant la Révolution française ? Mais oui, et des Martiens sur le tombeau du Christ, tant qu’on y est ! Bon, je me calme… Ce roman n’est pas déplaisant et il se lit bien et vite, mais pour ma part, je ne prête pas foi à la théorie proposée. L’intrigue aborde des réflexions intéressantes sur les fondements de la foi et les vérités théologiques. Mais il y a trop de surnaturel : oui, je crois à la résurrection du Christ, mais pas à la réincarnation de Pierre, Paul ou Jean.

Je retiens une phrase aux allures d’avertissement : « En ces temps où l’écrit était rare, le dernier mot restait toujours à celui qui avait su le coucher sur le papier. » (p. 10)

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Quand nous serons frère et soeur

Roman de Sophie Adriansen.

« On ne choisit pas sa famille… », dit la chanson. À 30 ans, Louisa apprend la mort du père qu’elle n’a jamais vu et l’existence d’un frère jamais soupçonnée. Et il y a cet héritage sous condition, qui ne sera versé que si Louisa vit un mois avec Matthias, son frère. La jeune femme quitte alors Paris pour Lougeac, village perdu du centre de la France, pour rencontrer un parfait inconnu. Et s’il n’y avait que ça : Louisa est métisse, fille d’une Peule ramenée d’Afrique par un séducteur aventureux et évaporé. Et Matthias n’est pas le jeune frère qu’elle s’attendait à rencontrer, mais un cinquantenaire taiseux et bourru. Alors, vivre un mois dans un environnement hostile auprès d’un homme mutique, cela vaut-il la peine, même pour un héritage colossal ? « Et la vie commune […] pouvait n’être que le rapprochement de deux solitudes qui, bien qu’additionnées, ne se départaient nullement de leur essence. » (p. 67)

Devant la difficulté de créer un lien fraternel, Louisa se demande si la solitude et l’absence de famille n’étaient pas préférables puisque l’état civil et le sang ne suffisent pas à faire d’elle et Matthias une sœur et un frère. « Si la fraternité était une valeur qui rapprochait les êtres, si les proches amis s’en réclamaient entre eux, être frère et sœur pour de bon était un état de fait qui n’avait guère à voir avec les affinités. » (p. 91) L’amour et la confiance demandent du temps, mais Louisa n’a qu’un mois, dans un monde qu’elle ne connaît pas. « Et si Matthias, simplement, ne savait pas plus s’y prendre avec elle qu’elle ne savait s’y prendre avec lui ? » (p. 94) Et un jour, la pluie se met à tomber et le frère vient à la rencontre de la sœur. Pas de miracle ou d’épiphanie, seulement deux êtres qui se choisissent et qui se reconnaissent comme frère et sœur. Tout ça grâce à une condition suspensive qui est une demande de pardon adressée d’outre-tombe par un homme qui n’a pas su avoir une famille. Le testament est une amende honorable, le seul et ultime cadeau d’un père à ses deux enfants solitaires et abandonnés.

J’ai toujours adoré mon frère, notre gémellité y étant probablement pour beaucoup, mais mes petites sœurs (Surtout une… Pardon, poulette…), j’ai dû apprendre à les aimer. Alors, ce titre au futur, ce lien en devenir et à construire, je l’ai parfaitement compris, je l’ai fait mien. Entre Louisa et Matthias, pas de retrouvailles, mais plutôt des trouvailles, comme un trésor que l’on ne soupçonnait pas et que l’on déterre par hasard en cherchant les racines d’un arbre généalogique presque mort. Bien qu’issus de la même branche, Louisa et Matthias n’étaient pas assurés que la greffe prenne. Et pourtant, au frère qu’elle n’a jamais eu, Louisa peut enfin dire « Je t’aime ».

Si j’ai aimé ce roman ? Oui, passionnément, bouleversée à chaque page devant les hésitations de Louisa et les peurs muettes de Matthias. Une bande-son n’a pas cessé de tourner dans ma tête durant la lecture, celle de Maxime Le Forestier (vous l’aviez reconnu, non ?) qui a si bien su chanter la famille et les liens d’amour. Vous avez des frères, des sœurs ? Vous les aimez ? Vous les détestez ? Vous en vouliez ? Lisez ce roman, il est pour vous.

J’en profite pour vous conseiller de découvrir les autres titres du catalogue des éditions Myriapode, grâce auxquelles je me suis déjà régalée avec Le descendant africain d’Arthur Rimbaud de Victor Kathémo.

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La tour sombre – Tome 7 : La tour sombre

Tome 1 : Le pistolero – Tome 2 : Les trois cartes – Tome 3 : Terres perdues – Tome 4 : Magie et cristal – Tome 5 : Les loups de la Calla – Tome 6 : Le chant de Susannah

Roman de Stephen King. Illustrations de Michael Whelan.

À la fin du tome précédent, Susannah/Mia accouchait enfin du fils de Roland. À peine né, Mordred fait sa première victime et semble ne voir le jour que pour contrecarrer la marche de son père. « Mordred compte te tuer, Roland […]. C’est son boulot. C’est pour ça qu’il a été conçu. Pour mettre fin à ta vie, et à ta quête, et à la Tour. » (p. 187) Si Mordred est si résolu à éliminer Roland, c’est parce qu’il est aussi le fils du Roi Cramoisi. Pour cet enfant-araignée aux deux pères et aux deux mères, le mal est la plus douce des berceuses. « Voici une créature capable de faire des dégâts considérables jusqu’aux confins les plus secrets de votre imagination. Rappelez-vous qu’elle est née de deux pères, tous deux de redoutables tueurs. » (p. 199)

Mais cette menace n’est pas la plus inquiétante : le ka-tet enfin réuni doit sauver Stephen King de la mort avant le 19 juin 1999 tout en neutralisant les Briseurs qui s’activent à détruire les Rayons qui soutiennent la Tour Sombre. Aidé de Ted Brautigan (que l’on a déjà vu dans Cœurs perdus en Atlantide) et d’autres briseurs révoltés, le groupe de Roland gagne la bataille d’Agul Siento et le Rayon lui dit grand merci. Hélas, la quête de Roland touchant à sa fin, son ka-tet est peu à peu décimé, comme s’il était définitivement écrit que le pistolero ne pouvait atteindre la Tour sombre que seul. Mais la rencontre finale avec le Roi Cramoisi achèvera-t-elle la quête du vaillant Roland ?

Quel dernier tome magistral ! Entre horreur et émotion, Stephen King sait clore avec brio un cycle qu’il a porté pendant plus de 20 ans. À la fois, démiurge et personnage, King met en abîme son œuvre et sa vie. Et une voix venue d’on ne sait où s’interroge : « Je me demande si Stephen King utilise ses rêves, quand il écrit. Vous voyez, comme levure, pour faire monter l’intrigue. » (p. 395) À mesure que l’on parcourt ce septième volume, la réponse est évidente. Dans ce dernier tome, Stephen King fait amende honorable pour avoir mis si longtemps à écrire et à conclure sa saga. Et il justifie les disparitions du tome 7 en battant sa coulpe, « tout ça parce qu’un homme paresseux et craintif a interrompu le travail auquel le ka le destinait. » (p. 528) Oui, attendez-vous à beaucoup de chagrin si, comme moi, vous vous êtes attachés à tous les personnages de cette histoire.

J’ai été fascinée par le personnage de Mordred. Dans la légende arthurienne, Mordred est le fils incestueux d’Arthur et de sa demi-sœur Morgause. Le principe est le même ici, même si l’acte sexuel n’a pas été direct entre Roland et Susannah (et non, je ne vous dirai pas comment !). De manière générale, Stephen King excelle dans le palimpseste et le tissage de son histoire avec des œuvres ancestrales.

Tel que vous me trouvez ici, à la fin de la lecture du septième tome du cycle de La Tour sombre, vous pourriez penser que je suis bien triste d’abandonner mes chers personnages. Pas complètement, en fait… Stephen King a écrit, quelques années après le tome 7, un dernier volume qui se place en fait après le tome 4. Ouf, encore quelques pages de bonheur avant de laisser définitivement la Tour sombre derrière moi !

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Billevesée du dimanche #67

Si vous partez un jour dans l’espace, laissez vos stylos à bille sur terre : en raison de l’absence de gravité, l’encre n’adhère pas à la bille. Vous ne pourrez donc pas écrire.

Anecdote amusante et véridique : pendant la Guerre froide et la course à la conquête de l’espace, les Américains ont dépensé des milliers de dollars pour mettre au point un stylo dans lequel l’encre est sous pression, ce qui permet d’écrire même en apesanteur. Dans le même temps, les Russes ont trouvé une solution bien plus économique : ils ont équipé leurs spationautes de crayons de papier. Ils n’ont pas d’argent, mais ils ont des idées !

Alors, billevesée ?

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Interview de Clément Bénech

Il y a peu, je vous parlais de L’été slovène, premier roman de Clément Bénech

Quatrième de couverture : Cet été-là, il part avec Éléna en Slovénie, pour changer d’air. Mais très vite, tout vient contrarier l’intimité du jeune couple : la traversée à la nage d’un lac glacé, une nuit passée dans un parc, un accident de voiture, une chatte en chaleur dans leur chambre d’hôtel, rien ne se passe comme ils l’espéraient. Dès lors, ce périple chaotique semble déteindre sur leur relation au point qu’ils finissent par ressembler, l’un pour l’autre, au pays qu’ils traversent : aussi familier que mystérieux, aussi énervant qu’attendrissant. Avec beaucoup d’humour et de subtilité, Clément Bénech nous offre les instantanés d’un amour qui décline et qui, malgré la bonne volonté des deux amants, court inexorablement vers sa fin.

Clément Bénech a eu la gentillesse de répondre à quelques questions.

Crédit photo : Julie Biancardini

Crédit photo : Julie Biancardini

Dans ton roman, tu parles très bien de la Slovénie : comment connais-tu ce pays ?

C’est gentil, mais j’aurais aimé en parler mieux ! Je n’y ai passé que huit jours et j’ai dû reconstituer avec des documents. Si j’ai pu donner envie de visiter ce beau pays, tant mieux…

Avec L’été slovène, tu signes ton premier roman. As-tu mis longtemps à écrire ce texte ? Et as-tu écrit d’autres textes avant celui-ci ?

C’est mon quatrième roman écrit, j’ai aussi dans mes tiroirs une dizaine de nouvelles et une pièce de théâtre. Sinon, j’écris un journal depuis plusieurs années, qui doit faire à peu près huit cents pages, maintenant. J’ai écrit L’été slovène en deux mois, mais le livre est assez court et je m’y suis plongé de manière quasi obsessionnelle. C’est la seule manière d’obtenir un objet cohérent : mes romans précédents avaient un flagrant défaut de dispersion. Au reste, j’ai eu besoin de quatre mois de plus pour le travail fructueux de réécriture, notamment avec mon éditrice.

À 21 ans, il faut un certain cran pour contacter les maisons d’édition et leur soumettre un roman ? À combien de maisons d’édition as-tu soumis ton texte ? Quels conseils donnerais-tu à un jeune qui voudrait proposer un texte aux éditeurs ?

Ta première question sonne comme une affirmation, je n’ose pas la contredire ! En fait, peut-être est-ce du cran, peut-être est-ce dans mon cas une forme d’inconscience. D’une part, je n’arrive pas à me figurer l’effet que va produire le texte dans un autre esprit que le mien, et de l’autre, j’ai admis très tôt cet échange obligatoire dans l’écriture. Comme mon roman précédent avait déjà attiré le regard de Flammarion, je n’ai pas eu besoin pour ce livre de me livrer au rituel de l’envoi groupé. Pour mes premiers romans, j’avais fait une vingtaine d’envois à chaque fois. Une belle collection de lettres-type de refus ! Je ne sais pas si je suis habilité à donner encore des conseils, mais pour augmenter ses chances, ce jeune devrait veiller à insérer une lettre de présentation avec son manuscrit, et ne pas utiliser de typographie fantaisiste. Ah si, j’ai un conseil : passez par les revues littéraires ! Pour ma part, si je suis publié, c’est en grande partie grâce à la revue Décapage chez qui j’ai publié ma première nouvelle.

Ton roman fait partie de la sélection de la troisième édition du Prix Rive Gauche à Paris. Ce prix récompense des textes qui reflètent l’élégance et l’art de vivre de la Rive Gauche ou bien « sa mélancolise », selon les paroles de la chanson d’Alain Souchon. En quoi ton texte correspond-il à cette définition ?

Je ne sais pas, mais j’ai un chat extrêmement élégant.

Pour conclure, quel roman ou auteur conseilles-tu le plus souvent à ton entourage ?

Éric Chevillard, bien entendu.

Un grand merci à Clément pour ses réponses pleines de finesse, à l’image de son roman.

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Kirsten, la petite fille aux allumettes

Bande dessinée de Frédéric Bertocchini (scénario), Sandro, Marko et Sayago. D’après le conte de Hans Christian Andersen.

Nous sommes le 31 décembre 1851 à Copenhague. La neige tombe en abondance et le froid des rues contraste durement avec la chaleur des intérieurs bourgeois. En ce jour de réveillon, la très jeune Kirsten tente de gagner quelques sous. « Malgré le froid saisissant, mon père m’avait envoyée dans la rue pour vendre quelques boîtes d’allumettes qu’on lui avait gracieusement données. » (p. 2) Mais personne ne s’arrête auprès de la misérable enfant qui tend, en vain, ses maigres allumettes. La ville entière se presse pour achever les derniers préparatifs de la soirée de réjouissances qui s’annonce. Mais de réjouissances, pour Kirsten, il n’y aura que des coups si elle rentre au logis sans avoir obtenu quelques pièces.

Pendant toute une journée, on suit la fillette dans les rues enneigées. En dépit de l’indifférence, voire de la cruauté des passants, elle garde une candeur joyeuse et elle s’autoproclame princesse des allumettes pour faire sourire un plus petit qu’elle. Mais le jour s’éteint et les rues se vident. Avec son pauvre chargement invendu, Kirsten préfère le recoin d’un escalier à la menace d’une correction. Dans l’obscurité glacée, elle gratte une allumette pour lutter contre le froid. La faible lueur soufrée lui ouvre les portes d’un monde merveilleux. Pour ne pas le quitter, elle gratte toutes les allumettes et, au plus froid de la nuit, elle retrouve sa chère grand-mère. Hélas, la flamme éphémère qui se reflète dans les grands yeux bleus verts de l’enfant n’éclaire déjà plus qu’un regard vide.

Cette adaptation très libre du conte d’Andersen reste, dans l’esprit, très fidèle à l’histoire originale, tout en étant moins macabre. Kirsten est telle que je me suis toujours représenté la petite fille aux allumettes, gracieuse en sa misère. Les dessinateurs ont rendu avec beaucoup de talent le froid qui envahit les rues et la bêtise qui règne sur les cœurs. L’image est belle et mélancolique : elle m’a replongée dans ce conte qui a toujours été un de mes préférés.

De Frédéric Bertocchini, outre son excellent Jim Morrison, poète du chaos, je vous conseille Le horla, bande dessinée adaptée de la nouvelle de Maupassant.

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La dormeuse de Naples

Roman d’Adrien Goetz.

Jeune marié, Dominique Ingres s’installe à Naples et peint avec passion, même s’il désespère de saisir la beauté de la femme. « Un portrait de femme, c’est infaisable. Depuis cinquante ans, pour moi, c’est à en pleurer. » (p. 26) Un soir, dans une ruelle, il rencontre une femme d’une surprenante beauté qui accepte d’être son modèle. Commence alors la peinture de La dormeuse de Naples, toile tristement célèbre de l’artiste puisqu’elle a disparu. Pour Ingres, cette belle italienne est la perfection : « La promeneuse napolitaine m’avait paru sortie toute nue de mon cerveau. J’avais devant moi la seule femme qu’il me plaisait de peindre. Ma belle idéale. Tous les points de son corps appelaient ma ferveur. Si je l’avais peinte à loisir, on aurait vu en elle la femme parfaite, celle qu’on veut posséder toute entière. » (p. 28) Hélas, la belle idylle artistique s’éteindra brutalement et le tableau sera perdu.

Le deuxième chapitre est tenu par Corot qui, dans sa jeunesse, a aperçu le tableau et n’a eu de cesse de chercher le modèle, obsédé par la perfection de cette femme. Enfin, le dernier chapitre est écrit du point de vue d’un peintre anonyme, ami de Géricault qui a possédé le tableau et le dissimulait jalousement.

Ce roman est très court, mais l’ennui a largement le temps de s’installer. J’ai trouvé l’histoire parfaitement insipide et artificielle. S’agissant de tableau fantasmé, j’ai de loin préféré Le chef d’œuvre inconnu d’Honoré de Balzac. Je n’ai pris aucun plaisir à cette lecture qui n’a présenté, à mes yeux, aucun intérêt.

Pour conclure, je retiens seulement une citation assez intéressante sur l’art et la nature.

« L’étude ou la contemplation des chefs-d’œuvre de l’art ne doit servir qu’à rendre celle de la nature plus fructueuse et plus facile : elle ne doit pas tendre à la faire rejeter car la nature est ce dont toutes les perfections émanent et tirent leur origine. » (p. 11)

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Histoire du tableau

Roman de Pierrette Fleutiaux.

La narratrice ouvre son récit – ou faut-il dire ses mémoires ? – sur son aversion de la possession. Cette aversion est telle qu’avec son mari et leurs enfants, elle a quitté sa ville natale pour un autre pays. La famille mène une vie sage et réglée sous la bonté indulgente de l’époux qui donne le ton des pensées du couple. Loin des choses, voire des êtres, la narratrice se croit parfaitement heureuse. Cette frugalité par rapport au monde, elle l’éprouve également par rapport à la peinture pour laquelle elle n’a aucune sensibilité. « Je suis à l’ordinaire plutôt réservée, je n’aime parler qu’à bon escient et redoute toujours les situations où il faut exprimer des émotions. » (p. 35) Jusqu’au jour où elle rencontre un peintre qui lui présente ses tableaux. Et jusqu’à ce qu’elle soit subjuguée par une toile.

Et la toile prend possession d’elle, s’installe dans son appartement et bouleverse son quotidien. La narratrice prend conscience que, depuis des années, elle n’était tournée que vers son mari et ses enfants, comme morte à elle-même. L’intrusion de la toile dans son existence a réveillé sa conscience et ouvert son esprit. « Ma vie passée me semblait lointaine, rétrécie. » (p. 89) Désormais, tout l’environnement de la narratrice doit s’accorder à la toile et lui faire honneur. S’en suivent une frénésie d’achats et une folie de dépenses qui relèguent au dernier plan la sacro-sainte sobriété du ménage et la solidité de la famille.

Mais il fallait s’y attendre, une telle passion pour un tableau ne peut conduire qu’à la folie. « La toile m’avait emprisonnée. […] Elle m’étouffait, elle était gigantesque, j’étais noyée dans ses couleurs, prise jusqu’au cou. » (p. 86) Et voilà la narratrice en plein décrochage, arpentant la ville comme une folle et se grisant de sensations nouvelles. « Fini le carré clos de la grammaire de notre langue, finie la hiérarchie droite des rues numérotées. » (p. 171) Jusqu’où peut-on aller dans l’éveil à la conscience et à la sensation ? Jusqu’où entraînent les couleurs quand elles prennent possession d’une vie ?

Il est rare qu’un roman suscite chez moi autant d’émotions contradictoires. Autant j’ai été portée par la première partie où la narratrice est confrontée au tableau, autant la seconde partie – qui arrive dans une ellipse dont je ne sais dire si elle est sublime ou franchement malhonnête – m’a peu à peu ennuyée. Je n’ai pas vraiment aimé suivre la narratrice dans sa plongée dans la folie, sans aucune mention du tableau. Vient la pirouette finale du monologue de la narratrice : est-ce une fin facile ou est-ce une fin géniale ? Là encore, je ne sais pas. Outre la vilaine sensation que le tableau mentionné dans le titre n’est qu’un prétexte vite évacué, j’ai eu le sentiment d’être prise pour une idiote tant la pirouette finale semble éminemment évidente et donc parfaitement superflue à mentionner.

Dans ce roman, pas de nom. New York n’est jamais nommée et il n’y a que des fonctions sociales : le mari, le peintre, les enfants, les amis, la famille. La narratrice ne se présente pas et livre son récit à une oreille qu’on ne connait pas, avec l’évident besoin de s’en débarrasser. « Je n’ai pas plus de désir de possession à l’égard de cette histoire qu’à l’égard des objets en général. » (p. 12) De ce roman, je retiens surtout la réflexion sur la possession et la folie et l’éclatant lyrisme sur les couleurs. Pierrette Fleutiaux manie la langue avec talent, mais ne m’a pas entièrement convaincue.

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Les perles de la Moïka

Roman d’Annie Degroote. À paraître le 4 avril 2013.

Ana approche la quarantaine. Actrice de théâtre, elle n’a jamais connu le succès et cherche un sens à sa vie. Et même après la mort de mère, plusieurs années auparavant, elle souffre encore du manque d’amour qu’elle a ressenti toute son enfance. « De sa mère, elle se rappelait les injustices, le manque de tendresse et de réconfort dans ses moments de peine. » (p. 44) Elle associe cette mère distante à la Russie, son pays d’origine, et refuse de connaître quoi que ce soit de ce pays slave. « Je n’en veux pas de la Russie » (p. 26) Alors, quand son amie Violette lui propose d’incarner Lioubov dans La cerisaie, la célèbre pièce de Tchekhov, Ana doute de pouvoir rendre hommage à l’une des femmes les plus emblématiques du répertoire russe.

Sophia, 80 ans, captive tous les résidents de la Villa russe en racontant l’histoire de sa grand-mère Tatiana, princesse russe née sur les bords de la Moïka. En 1903, Tatiana épouse Ivan et il naît de leur bonheur deux petites filles, Natacha et Olga. Mais l’histoire rattrape cette famille et en sépare les membres. Sous la poussée des bolchéviques, Tatiana et ses filles fuient en Ukraine, quelques joyaux cousus dans l’ourlet de leurs vêtements. « Toute l’histoire de la Russie pourrait se raconter au travers de ses bijoux. » (p. 186) Les années passent et le communisme de Lénine, puis de Staline ravagent la Russie et l’Ukraine. Mais les jumelles de Tatiana ont fait le serment de vivre chacune ce que l’autre ne pourrait vivre. Et elles ont scellé leur promesse en se partageant une paire de boucles d’oreille, chaque perle devant toujours retrouver sa jumelle.

Quel est le lien entre Ana et Sophia ? Quelle douleur essaie donc d’exorciser la vieille dame en racontant l’histoire de son aïeule et de ses filles ? Ana comprendra-t-elle enfin l’attitude de sa mère à son égard et pourra-t-elle lui pardonner ?

Oui, ça fait beaucoup de questions, mais je ne vais pas tout vous dire. Le roman d’Annie Degroote se lit avec plaisir et émotion. Entre roman historique et roman familial, c’est un plaisir de découvrir la Russie et le destin des princes et des ducs qui ont fui le pays et ont essaimé dans toute l’Europe, jusqu’en France. Entre deux descriptions de parures de bijoux, il est question de la famille impériale et de Raspoutine, mais aussi de la Seconde Guerre mondiale et des infamies du stalinisme. Et surtout, il y a un bel éclairage sur les relations mère/fille et l’amour maternel.

Les perles de la Moïka est un roman très agréable à lire. Ne cherchez pas des prouesses dans le style, mais laissez-vous emporter par un ballet russe d’émotions.

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Luther – L’alerte

Roman de Neil Cross. À paraître le 4 avril 2013.

John Luther est un policier charismatique, grand, puissant et tenace. Mais il souffre de plus en plus : son métier le ronge et il le déteste autant qu’il en a besoin. « Il sait que ça ne va pas bien dans sa tête. La nuit, son crâne se fissure et des araignées se glissent à l’intérieur. » (p. 17) Son mariage avec Zoé prend l’eau et tout lui échappe. Alors, il ne lui reste que son travail, encore et toujours, même si c’est à la source de tous ses problèmes.

Luther se retrouve sur les traces d’Henry. L’homme a tué le couple Lambert et s’est emparé de leur bébé, obsédé par l’idée de fonder une famille. Il égrène des meurtres atroces dans les quartiers de Londres et Luther ne sait comment le neutraliser. À cela s’ajoute l’odieux chantage que Julian Crouch fait subir au vieux Bill Tanner. Il n’en fallait pas plus pour que Luther perde pied et commence à user de méthodes bien peu réglementaires pour arriver à ses fins et rétablir l’ordre. « Tu viens d’agresser un témoin et d’en intimider un autre. / J’ai des circonstances atténuantes. / Je ne suis pas certaine qu’elles soient reconnues par la loi. / Si, quand on a affaire à des pédophiles. » (p. 187) Assisté d’Ian Reed et d’Isobel Howie, deux autres flics, Luther est déterminé à arrêter Henry, quoi qu’il lui en coûte.

Le monde de Neil Cross est âpre, brutal et sale. Son écriture va droit au but et ne fait pas de chichi. Son aspect très dynamique rappelle le format des séries. Les chapitres s’achèvent comme des épisodes et laissent le lecteur haletant et impatient. À noter que ce roman, comme les deux qui l’ont précédé, a été écrit après le succès rencontré par la série éponyme. Au vu de la violence qui émaille le texte, il n’est pas certain que je regarderai la série, mais je conseille ce roman qui offre un palpitant moment de lecture !

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À défaut d’Amérique

Roman de Carole Zalberg.

Deux femmes assistent à l’enterrement d’Adèle. Il y a Fleur, son arrière-petite-fille. Et il y a Suzan, la fille de son ancien prétendant américain. Après les obsèques, les deux femmes reviennent séparément sur ce qu’elles savent de celle que l’on a inhumée.

Pour Fleur, Adèle est la fille d’immigrés polonais qui pensaient trouver en France plus de sérénité et de bonheur. Sa rencontre avec Louis est décisive : à 13 ans, la fillette sait qu’elle épousera le garçon. Et le couple traverse avec courage l’histoire des Juifs d’Europe. « Après tout, ce pays n’est pas le leur. Ne leur fait-on pas un cadeau en tolérant qu’ils y respirent ? Ainsi, on portera l’étoile jaune en se persuadant qu’elle n’est pas une marque d’infamie. » (p. 147) Adèle, épouse passionnée et mère courage, porte les siens à bout de bras et témoigne d’une rage de cœur inépuisable.

Pour Suzan, Adèle est la Française qui a brisé le cœur de son père en refusant sa demande en mariage, le précipitant ainsi vers la mort. Son ressentiment envers elle est mêlé de douleur et de remise en question. « Suzan, avant l’arrivée en fanfare de la Française, s’était convaincue qu’elle aimait son existence capitonnée, qu’elle n’en espérait rien de plus, ni de moins. Et voilà que cette vieille femme venait la narguer avec ses appétits » (p. 68) C’est là que le bât blesse : Adèle a toujours mordu la vie à pleines dents alors que Suzan a peu à peu renoncé et s’est laissée enfermer dans une vie conventionnelle. Grâce à sa tante Sophia qui vit en Afrique du Sud depuis des décennies, Suzan découvre la correspondance de sa mère et peut enfin oublier sa colère contre Adèle. « Elle n’a jamais rien fait d’aussi important que ce chemin vers ses parents. » (p. 138)

D’un chapitre à l’autre, les deux voix s’opposent. Mais finalement, Fleur et Suzan se sont trouvées et se sont libérées de l’emprise d’Adèle, une femme qui a laissé partout une trace indélébile. « Suzan les imagine lui, sa mère, Sophia et Adèle la Française sur le chemin. Elle ne peut pas les bouger comme des pions, mais si c’était possible, que changerait-elle ? » (p. 154) Désormais, Suzan et Fleur peuvent suivre leur chemin sans tomber dans les traces de pas de la superbe Adèle.

Autant le dire franchement, je n’ai pas été sensible à toutes ces histoires de femme. La toute-puissante Adèle prend trop de place, Fleur est transparente et Suzan est aigrie. En revanche, j’ai aimé la réflexion sur la place des Juifs au 20e siècle. Au début du siècle, certains ont pris le bateau pour les États-d’Unis d’Amérique et d’autres ont choisi la France. Et voilà comment les destins de familles qui auraient pu être similaires ont pris des voies différentes. Certes, l’Amérique n’est pas l’Eldorado. « Ils n’ont jamais rêvé d’Amérique, y sont venus sans désir, talonnés par les menaces, s’y sentant diminués. » (p. 143) Certes, être juif ne conditionne pas la réussite ou l’échec d’une vie. Mais l’histoire s’est chargée de montrer qu’à défaut d’Amérique, il a bien fallu survivre.

C’est une lecture en demi-teinte. Le style de Carole Zalberg est très beau, je dirais même noble. Je lirai d’autres romans de cette auteure, mais celui-ci me laisse un goût d’inachevé.

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Le lapin (in La main gauche)

Nouvelle de Guy de Maupassant.

Un matin, Maître Lecacheur apprend qu’un de ses lapins a disparu. Aucun doute, quelqu’un a volé ce lapin et ce n’est pas l’épouse Lecacheur qui dira le contraire ! « Sur sa maigre figure irritée, toute sa fureur paysanne, toute son avarice, toute sa rage de femme économe contre le valet toujours soupçonné, contre la servante toujours suspectée, apparaissaient dans la contraction de la bouche, dans les rides des joues et du front. » Le premier suspect est Polyte, un homme à tout faire récemment renvoyé de la ferme. Pourquoi chercher plus loin alors qu’il semble si évident que c’est lui qui a dérobé le gros lapin gris ? Et voilà que l’affaire se corse puisque Polyte couche avec la femme d’un berger un peu simplet, Séverin, qui ne connaît rien au droit du mariage.

Dans cette nouvelle bouffonne, l’auteur se moque sans vergogne de la bêtise avare des paysans, de la bêtise administrative des gendarmes et de la bêtise niaise des bergers. Tout le monde en prend pour son grade et tout ça pour un lapin passé à la casserole ! Selon le narrateur, « les maris trompés [sont] toujours plaisants », mais ils le sont surtout quand ils s’ingénient à prouver combien ils sont crétins et comment leur sied l’uniforme de cocu. Dans nombre de ses nouvelles paysannes, Maupassant met en scène des personnages un peu archétypaux qui, comme dans la Commedia dell’arte, remplissent à merveille le rôle que l’attend d’eux, au grand plaisir du lecteur !

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L’assassinat du mort

Roman de Jean-Louis Marteil. Suite de La chair de la salamandre.

Nous sommes à Cahors, comme dans le premier tome des aventures de dame Braïda. Le cadavre d’Enguerrand de Cessac, usurier de son état, a été déterré et un poignard a été planté dans son cœur. Assassiner un mort, voilà qui ne manque pas d’interroger les forces de l’ordre et les curieux. Et Braïda, l’intrépide héroïne du tome précédent, n’est pas en reste quand il s’agit de fourrer son joli nez dans ce qui ne la concerne pas. « Il fallait qu’elle en sache plus, cette histoire idiote de mort assassiné défiait son intelligence, et par tous les saints, ce ne serait pas en vain ! » Et pourtant, ce n’est pas comme si elle n’avait que ça à faire : depuis l’aventure précédente, elle a épousé Domenc et ils ont une fille qui tient apparemment de sa mère. La toute jeune Ava a une façon très nette de faire savoir ce qu’elle veut et surtout ce qu’elle ne veut pas. De plus, Braïda a repris les affaires de son père, feu Bertrand de Vers, et elle est déterminée à prouver qu’elle est aussi capable qu’un homme. Bref, tout ça pour dire qu’elle n’a pas vraiment le temps d’élucider les mystères de la cité cahorsine.

Depuis la découverte du cadavre, Aimard de Roquebrune et ses 5 coupe-jarrets d’acolytes ne font pas les fiers : le couteau de l’un d’entre eux a servi au « meurtre », mais a été perdu lors d’une bagarre au Mouton-Embroché, taverne de piètre réputation. Avec cette arme dans la nature, Aimard, Plate-couille, Godet-fendu, La Feuille et Les-Jumeaux (qui sont deux personnes sous un même nom… Ne cherchez pas à comprendre, lisez plutôt !) n’osent pas vraiment se présenter devant l’évêque de Cahors, Guillaume de Cardaillac. Le prélat connaît le poignard et on sent confusément qu’il existe un secret entre lui et le chef des brigands. Si cette alliance paraît bien inamicale, elle semble plutôt lucrative. Quand La Feuille est assassiné et que ses compères sont menacés par une ombre, la terreur s’installe dans Cahors.

Tout semble relier au projet du pont sur l’Olt. « Quant à ce maudit pont, […], je crains qu’il ne fasse un jour ou l’autre couler le sang, et avant même qu’en soit posée une pierre ! » Est-ce pour cela qu’on a déterré Enguerrand de Cessac ? Mord-Bœuf, le capitaine du guet, et son sergent Pasturat se grattent la tête : ils sont certes chargés de faire régler l’ordre dans la cité, mais ils n’ont pas pris beaucoup de matière grise depuis le premier volume. Ils brassent suffisamment d’air pour trouver de nombreux suspects. Il y a Maître Jacob, le médecin juif, mais aussi Dame Bermonde, la veuve du cadavre supplicié. Il y a également Arsende, la servante de la maison, et ses frères. Alors, qui a déterré le corps ? Et surtout, pourquoi ?

C’est toujours avec plaisir que j’ouvre un roman de Jean-Louis Marteil. En fait, les plaisirs sont multiples ! Tout d’abord, je me régale avec la langue colorée qu’il manipule, entre archaïsmes délicieux qui chantent comme un argot et argot tout court. Je suis particulièrement friande de ses notes de bas de page qui prennent le lecteur pour ce qu’il est, quoi qu’il puisse être ! Précision : il y a les notes de l’éditeur et les notes de l’auteur. Sachant qu’éditeur et auteur sont une seule et même personne, je suis tentée de crier à la schizophrénie, mais je tiens un modeste blog littéraire, pas un forum médical. Que le bonhomme se débrouille avec ses personnalités tant qu’il continue à me régaler avec ses romans.

Ce que j’aime aussi, c’est l’humour féroce que l’auteur manie à l’encontre des personnages qu’il n’aime pas et la tendresse bourrue dont il fait preuve pour ses héros. Oui, l’auteur est de parti pris, et alors ? Ne me dites pas que vous n’appréciez pas les sobriquets cruellement évocateurs dont il affuble certains de ses héros ! Et quand on sait que la Truie-Fouilleuse a été inspirée d’une personne réelle, je me demande un peu quelle ménagerie fréquente notre cher auteur, mais encore une fois, je ne tiens pas un forum animalier… Quand ce ne sont pas les noms, ce sont les actes : prenez l’évêque et osez dire que l’auteur n’a pas un fond d’anticléricalisme (mais on l’aime beaucoup quand même !). « Guillaume de Cardaillac se préparait, dans ses appartements, à s’en aller dire une messe en la cathédrale. Ce n’était point que cela l’amusât encore beaucoup, mais il était évêque, tout de même, et il fallait bien le montrer de temps en temps. » Pour contrebalancer tout ça, il y a Géraud et Pisse-Dru, des colosses garde-corps qui, s’ils ne brillent pas par leur intelligence, font preuve de cœur et de loyauté. Oui, l’auteur aime s’entourer de gens bien. Et puisque j’ai reçu ce livre bien avant sa parution, je me dis que je suis du bon côté.

Vous aimez l’histoire et les polars, mais vous ne pouvez pas vous passer d’humour et de jolies pépés intrépides ? Alors, L’assassinat du mort est pour vous. Ne me remerciez pas, remerciez Jean-Louis Marteil pour son imagination un peu barrée et son sens du bon mot ! Vous n’avez pas lu le premier tome, La chair de la salamandre ? Vous pouvez vous le procurer sur le site des éditions de  ou dans toutes les bonnes librairies.

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Billevesée du dimanche #65

Aux États-Unis, il est impossible de trouver des Kinder Suprise : je ne sais pas pourquoi, mais ce chocolat est interdit sur le territoire américain. Pauvres Amerloques, ils ne savent pas ce qu’ils perdent !

ET ÇA EN FAIT PLUS POUR MOI ! (À l’approche de Pâques, c’est une très bonne chose !)

Alors, billevesée ?

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Le maître du Haut Château

Roman de Philip K. Dick.

En 1947, les forces de l’Axe ont gagné la Seconde Guerre mondiale. Le Japon a étendu sa domination sur les États-Unis d’Amérique et a imposé le Yi-king, un ouvrage millénaire qui règle les comportements et les décisions par un savant jeu de combinaisons d’oracles. Quelle que soit la réponse du Yi-king, il faut l’interpréter et s’y soumettre. « Tout cela lié à ce choix de baguettes ayant pour objet de trouver un précepte de sagesse convenant à la situation dans un livre dont la rédaction avait été commencée trois mille ans avant Jésus-Christ. » (p. 20)

Dans son magasin, l’American Artistic Handcarft Inc., Robert Childan rend hommage à la culture américaine. Chez lui se vendent à prix d’or des montres à l’effigie de Mickey Mouse ou des affiches d’appel à l’engagement datant de la guerre de Sécession. Les vainqueurs nippons sont friands de toutes les expressions de ce qu’ils estiment être la vraie culture américaine. « Pour bien des Japonais riches et cultivés, les objets populaires anciens de la civilisation américaine étaient d’un intérêt comparable à celui des antiquités plus reconnues. » (p. 37)

Et voilà qu’un livre commence à faire parler de lui. Il s’intitule La sauterelle pèse lourd. Son auteur, reclus dans un haut château, a supposé que les États-Unis avaient vaincu l’Axe en 1945. Pour certains, il s’agit d’un simple roman de science-fiction. Pour d’autres, c’est bien davantage. « Il n’y aucune science là-dedans, ni aucune vue sur le futur. La science-fiction traite de l’avenir, en particulier d’un avenir où la science aura progressé par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui. Ce livre ne remplit aucune de ces deux conditions. » (p. 147)

Tout cela est alléchant, vous ne trouvez pas ? C’était également mon avis jusqu’au deuxième tiers. Un soir, j’ai fermé le livre. Et le lendemain, je n’avais plus aucune envie de le rouvrir. J’ai perdu tout intérêt pour ce livre sans m’expliquer pourquoi et je ne suis même pas certaine de vouloir le terminer un jour pour savoir qui est le maître du Haut Château, même si j’en ai bien une vague idée. Cette uchronie repose pourtant sur une intrigue intéressante, mais bizarrement, la mayonnaise est retombée… Dommage !

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L’été slovène

Premier roman de Clément Bénech. (Un grand merci pour la dédicace gazouillante !) À paraître le 27 mars.

Il y a l’été indien où la nature donne tout ce qu’elle peut pour créer l’illusion que le froid n’est pas à la porte. Et il y a l’été slovène : c’est la même chose, mais pour l’amour.

Le narrateur et son amante, Elena, ont décidé de passer des vacances en Slovénie. À la clé, il y a la survie de leur jeune couple. Pleins de bonne volonté, les deux amoureux, ou presque amoureux, essaient de retrouver la flamme, de vivifier le désir et de justifier leur relation. « Est-ce que tu es en couple avec moi pour avoir la reconnaissance de tes amis et de ta famille, ou pour la sérénité de l’amour ? » (p. 30) Et puis, il y a tous ces petits riens désagréables qui rendent un voyage pénible et l’amour irritable : une voiture qui part en toupie, un chat qui miaule dans la chambre d’hôtel, une chaleur lourde et sans finesse.

Mais les deux amants essaient quand même, dans une dernière volonté de prétendre que ce voyage à l’Est sera utile. Alors, ils font l’amour à tout-va et essaient de rire de leurs mauvaises blagues. Mais l’agacement est là et toutes les beautés de Ljubljana n’y changeront rien. « Nous étions venus en Slovénie pour changer d’air, mais il semblait qu’il se viciait à notre approche et nous suivait comme une nuée de moucherons. » (p. 110) Déplacer l’amour, c’est comme déplacer les soucis : ça ne les allège jamais. On parle des amours d’été comme de romances douces et salées qu’il est douloureux de quitter à l’automne. Chez Clément Bénech, l’été sonne le glas d’un amour d’une autre saison.

Pour ces deux étudiants en géographie, la carte du Tendre semble bien indéchiffrable. « De même que l’on ne trouve à redire que des mauvais livres (où l’on se fait une joie de prendre en note les incorrections, celles qui suscitent notre mauvaise ironie) tandis que les excellents sont si dépourvus de faille qu’on ne peut y introduire aucun pied-de-biche pour découvrir leurs rouages, de même l’amour commence pour moi à décliner lorsqu’on est capable de dire exactement ce qui nous plaît chez l’autre. Dès lors, l’autre est seulement une liste avec des cases cochées. » (p. 56) OK, ne pas mettre de mots sur l’amour… Mais se taire, voilà le dernier des maux.

Clément Bénech (que vous pouvez suivre sur Twitter avec le pseudo @Humoetique) signe un premier roman douloureusement désinvolte et riche de formules très élégantes. Son art de la parenthèse est puissant : là où certains y fourrent le brouillon de leurs idées inachevées ou avortées, le jeune auteur n’y met que l’essentiel, voire l’indispensable. Mon seul reproche : ce roman est trop court, on en veut encore ! Ma dernière question : à quand le prochain ?

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Nuit-d’Ambre

Roman de Sylvie Germain.

Après Le Livre des nuits, nous retrouvons Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup et sa descendance. La Deuxième Guerre mondiale est finie et les pertes ont été terribles pour Nuit-d’Or. Hélas, la mort n’a pas fini de frapper Terre-Noire : le premier disparu est Petit-Tambour, celui qui annonçait la fin du conflit et le retour des hommes. Abattu par la balle perdue d’un chasseur, le petit garçon emporte dans la tombe la raison de sa mère et de son père. Reste alors Charles-Victor, son petit-frère en qui naissent un cri et une colère qui se mueront progressivement en haine et en solitude farouches. « Car il venait en un instant d’être trahi par tous. Le frère mort, la mère folle, le père en larmes. Nul n’avait pas donc souci de lui ? » (p. 24)

Le petit garçon décide alors de vivre seul, d’être seul maître de lui et d’entretenir sa haine. « C’est ainsi qu’il s’ingéniait à s’entourer d’ennemis imaginaires, à se croire un mal-aimé maudit de tous, plus seul au monde qu’un lézard tout vif dans la glace au cœur d’un désert de neige. » (p. 39) Comme les enfants et les petits-enfants de Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup, Charles-Victor a reçu en partage une paillette d’or dans l’œil. Mais sa rage épaissit cette marque héréditaire et le garçon devient alors Nuit-d’Ambre. Il n’a de seul amour au monde que sa sœur Baladine, une enfant pleine de grâce et de musique.

Incapable de vivre sur la terre de ses ancêtres, Nuit-d’Ambre monte à Paris et y mène une vie d’études et de violence qui témoigne de « sa faim de la folie humaine. » (p. 198) Dans la capitale, il devient Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu. Plus que tout, il veut se couper de son passé et de son histoire. Électron fou dans un univers qu’il veut rendre le plus cruel possible, Nuit-d’Ambre est un ange noir qui ne sait pas aimer. « Il n’aimait pas les hommes. L’humain l’intriguait. Il ne voyait en l’homme qu’une bête à moitié détournée de son animalité première, à demi fourvoyée hors de la terre et de la boue. Une bête devenue monstrueuse pour être entrée en mutation inachevée, – avec son ventre de requin, son sexe magique de totem, son cœur imprévisible de licorne, tantôt si tendre tantôt si cruelle, et son cou si grotesquement contorsionné vers les abîmes du ciel. » (p. 203) Nuit-d’Ambre ne sait pas aimer et il détruit à plaisir la vie et la confiance. Jusqu’au jour où un ange le rattrapera et fera retomber sur lui tout le poids de sa haine.

À Terre-Noire, il y a aussi Thadée qui est revenu des camps avec les deux enfants d’un camarade de douleur, Chlomo et Tsipele. Il y a toujours Mathilde, première fille de Nuit-d’Or, barricadée pour toujours dans son rôle de vierge froide. Il y a Rose-Héloïse qui a quitté le couvent après la mort de sa sœur et qui attend le retour de Crève-Cœur, l’enfant qu’elle a recueilli et qui a laissé sa raison en Algérie, sur la tombe d’un berger torturé. Et, un peu plus loin sur le domaine, Nuit-d’Or n’arrive pas à oublier Ruth et leurs enfants, disparus dans un camp de la mort. Hanté par sa douleur, il vit en sauvage avec Mahaut, une femme à moitié folle. De l’union de leurs deux solitudes blessées sont nés Septembre et Octobre, deux étranges enfants qui grandissent seuls dans une serre.

Avec Nuit-d’Ambre, Sylvie Germain écrit d’autres nuits qui sont autant d’âges mythologiques où l’homme se révèle toujours plus mauvais et plus sordide. Dans ce deuxième volet, l’auteure use avec génie du bas corporel et illustre à merveille la fureur sous toutes ses formes. Cette fureur confine à l’hybris, à l’orgueil fou et sans limites. Sur les bords de la Meuse, la terre est noire du sang qui y a coulé et des douleurs qui ne cessent d’y éclore. Et l’on se demande quand la fureur retombera et quand la haine sera enfin lavée. « La guerre pouvait bien changer de lieu, changer de forme, d’armes et de soldat, son enjeu demeurait éternellement le même, – il serait demandé à chaque fois et à chacun compte de l’âme de l’homme. » (p. 144 & 145)

Comme dans le premier roman de Sylvie Germain, j’ai retrouvé avec plaisir le besoin de nommer, voire de surnommer les choses et les êtres, dans une dynamique sans cesse renouvelée de créer et de remodeler le monde. Et dans la même idée, la généalogie s’oppose aux liens que chacun se crée : les branches de l’arbre familial se réorganisent et les enfants deviennent les parents des ancêtres. Sylvie Germain manie le réalisme magique avec un art parfaitement maîtrisé et entraîne son lecteur dans un univers aux frontières du réel, la tête dans les étoiles qui peuple les yeux des enfants de Nuit-d’Or et les pieds dans la terre noire d’où l’homme est né de toute éternité.

J’ai préféré Le livre des nuits, mais Nuit-d’Ambre poursuit à merveille la saga initiée sur une péniche. Je ne peux que vous conseiller cette sublime histoire, à la fois poétique et violente !

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Gatsby le magnifique

Roman graphique de Melchior-Durand et Bachelier, adapté du roman de Francis Scott Fitzgerald.

L’histoire est la même. Nick Carraway a pour voisin le mystérieux Jay Gatsby qui donne des fêtes somptueuses dans sa villa. Nick est le cousin de Daisy Buchanan, jeune femme très sensible dont le mari, Tom, dissimule à peine sa liaison avec une autre. Tout est là : les voitures, la vitesse, la chaleur, le drame. La seule différence, c’est le temps et le lieu de l’action. Nous ne sommes plus dans la riche périphérie new-yorkaise des années 1920. Nous sommes en Asie, probablement à Shanghai, à l’aube du 21° siècle.

Ce dépaysement littéraire était-il utile ? Non. Oui. Je ne sais pas. J’ai retrouvé avec plaisir la tragédie de Fitzgerald et le désespoir sublime de Gatsby. « Il devait avoir en lui quelque chose de magique, un don prodigieux pour l’espoir… Une aptitude au romanesque que je n’avais jamais rencontrée chez personne et que je ne pense pas rencontrer de nouveau. Oui, vraiment, Gatsby s’est montré parfait jusqu’à la fin. » (p. 5) En chair et en image, le personnage a toujours son aura mystérieuse et irrésistible. Nick Carraway est toujours cet émissaire triste et détaché qui ne sait s’il doit soutenir sa cousine ou aider son ami. Quant au couple Buchanan, ils sont tels que Fitzgerald les a voulus. « Tom et Daisy. C’étaient tous deux des insouciants. Ils cassaient les choses et les êtres, puis allaient se mettre à l’abri de leur argent ou de leur prodigieuse insouciance, et ils laissaient à d’autres le soin de nettoyer les dégâts qu’ils avaient faits… » (p. 88)

Le changement de lieu et d’époque n’apporte rien à une histoire qui n’a pas besoin d’être révisée. Mais il y a bien quelque chose, finalement, dans l’œuvre de Melchior-Durand et de Bachelier : leur vision de Gatsby le magnifique prouve que cette histoire est atemporelle et que le drame qu’elle porte n’a finalement besoin que d’une scène pour s’accomplir.

Je n’ai pas été vraiment séduite par l’image, entre aquarelle et impressionnisme. Je lui reproche un aspect trop flou. Toutefois, les couleurs sont superbes, très dynamiques.

2013 est décidément l’année des reprises et des adaptations du fabuleux roman de Francis Scott Fitzgerald. Bientôt un film sur les écrans, avec Léonardi di Caprio et Carey Mulligan dans les rôles principaux. Affaire à suivre…

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Le lièvre chez Maurice Rollinat

Poèmes de Maurice Rollinat

Le lièvre (in Dans les brandes, poèmes et rondels)

Le lièvre et blessé et il boîte. Avant que le narrateur n’ait le temps de le rejoindre et de le soigner, l’animal est déjà mort. « Et quand j’arrivai le front moite, / Hélas ! il avait trépassé, / Le lièvre, le long du fossé. »

En 13 vers, Maurice Rollinat ne laisse aucune chance à l’animal. Mais le processus naturel de la vie et de la mort n’est pas présenté comme funeste et cruel. Il est logique, peut-être triste, mais ne dois susciter aucune révolte. La mort du petit animal n’est qu’une étape, qu’un élément dans un ensemble qui fonctionne systématiquement et immuablement.

Le petit lièvre (in Les névroses)

Le levraut vaque à ses occupations de levraut, à savoir s’échapper des fourrés, lever le museau et remuer la queue, sentir tous les vents pour identifier une menace, mâchouiller un brin d’herbe et rêver d’une plante plus savoureuse.

Rien de palpitant, me direz-vous. Mais la force de ce poème réside dans l’évocation : le poète convoque des images très dynamiques devant les yeux du lecteur. Et, plus que la vue, il en appelle à tous les sens dans une synesthésie saisissante : pas un bruissement, ni un fumet n’échappent au levraut et le lecteur, à son tour, est aux aguets, prêt à sursauter si une ombre passe trop près. « N’entend-il pas quelqu’un ? / Non ! ce n’est que la brise / Qui caresse et qui grise / Son petit corps à jeun. »

*****

Entre pastorale et macabre, la poésie de Maurice Rollinat tente d’illustrer la nature qui s’oppose vivement à la société de l’homme, plus sombre et moins idyllique. Le poète est tombé dans l’oubli après un succès relatif au 19e siècle. Mais Wikisource est là et nous offre des œuvres bien peu accessibles !

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Billevesée du dimanche #64

Il y a les péchés mortels que l’on commet en toute connaissance de cause : l’avarice, la colère, la gourmandise, la luxure, l’orgueil, la paresse et l’envie. Il y a les péchés véniels qui sont de moindre importance et commis sans conscience du mal qu’ils engendrent.

Et il y a le péché mignon.

S’il ressemble au péché véniel, il recouvre en plus la notion d’habitude coupable et plaisante : le péché mignon, c’est un léger défaut auquel on ne résiste pas. Et voilà la subtilité : on peut succomber à la gourmandise en avalant une chouquette et cela reste un péché mignon. En revanche, si on finit le saladier et qu’on reprend deux fois de la tarte, c’est un péché mortel, et pas uniquement en termes religieux ! Vous avez pensé à vos artères ?

À noter que le péché mignon est très souvent associé à la nourriture ou à la boisson, en tout cas à ce qui se consomme, comme la cigarette avec le café ou le morceau de chocolat devant les jeux de 20 h… Courage, le Carême finit dans trois semaines !

Alors, billevesée ?

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Haut les filles !

Recueil de nouvelles.

Elles s’appellent Marguerite, Blanche, Gloria, Aurore, Pia, Cassiopée, Kenza, Lilas, Madison, Oriane, Lisa ou Claire. Certaines sont anonymes. Elles cherchent l’amour, le plaisir, le désir. Tiercé gagnant, même dans le désordre. Surtout dans le désordre. Elles se cherchent elles-mêmes, se retrouvent, se découvrent. Chacune a son truc pour séduire les hommes, mais qu’elles soient sexy, cordon bleu ou naturelles, elles sont avant tout femmes, puissamment femmes. Parce qu’il y a mille façon d’être une « elle » et mille façon de le revendiquer, que l’on sorte ou non sa « panoplie de femme. » (p. 7)

Ces 17 nouvelles sur les femmes sont dédiées aux hommes, mais ne sont en rien un pamphlet féministe. Haut les filles !, haut les cœurs, haut les mains : tout ça à la fois. Calouan prend le lecteur en hold-up et fait battre son cœur juste un peu plus vite et juste un peu plus fort. Avec ses femmes – mères, filles, amantes, fortes ou fragiles –, l’auteure donne voix au chant du monde. Et dans ses phrases où les virgules disparaissent, le verbe se précipite pour nous murmurer les éclats de vie des héroïnes ordinaires de ces nouvelles. Pour finir, Calouan maîtrise ses chutes : même si ce sont souvent des vies suspendues, il aurait été vain et superflu d’ajouter un mot, un point. Les nouvelles stoppent exactement là où elles le doivent et, qu’on le veuille ou non, on doit laisser filer les femmes. « Il n’avait jamais pu l’effacer de sa mémoire. Jamais. Et vingt ans après elle est là, devant lui, s’en allant au bras d’un autre. » (p. 62) Voilà, qu’on se le dise, Haut les filles, mais bas les pattes quand il faut se quitter.

Un dernier extrait pour le plaisir :

« Elle ne sait pas pourquoi mais quand elle rentre enfin dans son petit deux pièces elle se dit qu’elle va reprendre ses études d’anglais qu’elle a abandonnées trop tôt, qu’elle va vraiment se mettre au régime et acheter des tas de livres. Qu’elle va se remettre à la guitare et au vélo aussi. Qu’elle ne va plus ronger ses ongles. » (p. 88)

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L’île des beaux lendemains

Roman de Caroline Vermalle.

Jacqueline Le Gall est une vieille dame qui porte en elle le regret de sa jeunesse dans une petite vie étriquée. « À cette heure de la soirée, Jacqueline ressemblait encore à toutes ces épouses bourgeoises que le confort d’un mariage sans amour a transformées en papillons épinglés. » (p. 16) Mais voilà, à 73 ans, Jacqueline en a assez de son Marcel de mari et de sa vie manquée. Un train, un bateau et quelques centaines de kilomètres plus tard, elle débarque sur l’île d’Yeu pour retrouver Nane, sa cousine perdue de vue depuis 56 ans. Nane a l’habitude d’accueillir les éclopés de la vie. « Tous ceux qui ne savent pas ce qu’ils cherchent, ils viennent le trouver chez moi. » (p. 135) Dans sa petite maison, elle fait cohabiter sa vieille cousine distinguée avec Arminda et son fils Mathis. Jacqueline ne sait pas vraiment ce qu’elle est venue chercher sur l’île. Peut-être des souvenirs. Peut-être une raison à son départ. Peut-être une énergie pour retrouver celui qu’elle n’a jamais cessé d’aimer.

De son côté, Marcel est bien embêté : que sa femme s’en aille après tant d’années de mariage, il ne s’y attendait pas ! « Des trucs comme ça, ça devrait pas arriver aux vieux comme nous. Parce qu’il ne nous reste plus beaucoup de temps, à nous autres, pour mourir heureux. » (p. 39) Puisque Madame a décidé de vivre sa vie, Monsieur va en faire autant. Et s’il peut la reconquérir par la même occasion, ce sera encore mieux. Marcel décide de se lancer dans le projet qu’il a toujours différé, la descente de la Loire à la nage et à pied. Sauf que Marcel, comme Jacqueline, n’est plus de la première jeunesse. « T’as bien réfléchi et là, quatre heures du mat, tu me donnes les fruits de ta mûre réflexion que c’est une bonne idée à soixante-seize balais de descendre la Loire sur des bouteilles de Badoit ? » (p. 90) Mais faut-il mourir heureux et serein ou faut-il vivre jusqu’à en mourir ? Et si la vieillesse n’était qu’un temps suspendu, une deuxième jeunesse avant la fin ?

Cette histoire sur la vieillesse et les recommencements, c’est un papillon qui nous la raconte. « S’ils savaient combien nous nous réjouissons des vaudevilles qui se jouent dans leurs jardins. » (p. 23) Ainsi portées par les ailes des vents et des lépidoptères, la fugue de Jacqueline et l’épopée ligérienne de Marcel ont des airs très légers. Presque éphémères. J’ai beaucoup aimé cette façon de déléguer la narration à des êtres si fragiles qu’ils vivront encore moins longtemps que les plus vieux des vieux, ce qui leur laisse quand même tout le temps nécessaire pour se passionner également pour Paul, le prêtre défroqué féru d’astronomie et Perpétue, l’enseignante béninoise. Eh oui, rien n’empêche les papillons, ni les rêves d’aller jusqu’aux étoiles ou de revenir d’Afrique !

Dans ce joli roman très bien mené, Caroline Vermalle nous chuchote qu’il n’y a pas d’âge pour être jeune, surtout quand on est vieux : le temps n’est plus aux regrets ou aux remords. Dans son premier roman, L’avant-dernière chance, l’auteure mettait en scène un couple de vieux copains décidés à faire le tour de France en voiture. Dans L’île des beaux lendemains, elle répète que les rêves ne vieillissent pas et que les vieux ne le sont que s’ils renoncent à vouloir plus. Ce roman est touchant et très frais, voire printanier : le troisième âge s’accommode à merveille des floraisons et des regains de sève !

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La tour sombre – Tome 6 : Le chant de Susannah

Tome 1 : Le pistolero – Tome 2 : Les trois cartes – Tome 3 : Terres perdues – Tome 4 : Magie et cristal – Tome 5 : Les loups de la Calla

Roman de Stephen King. Illustrations de Darrel Anderson.

Ce sixième volume s’ouvre immédiatement après la victoire des pistoleros sur les Loups. La Calla a retrouvé sa sérénité sans perdre ses enfants. Mais Susannah/Mia a disparu pour mettre au monde le monstre qu’elle porte depuis des mois. En traversant la porte, elle a emporté la Treizième Noire. Alors que ce qui reste du ka-tet se prépare à partir à sa poursuite, un des Rayons qui soutient la Tour sombre lâche sous l’effet du sinistre travail des Briseurs. Si l’urgence est de retrouver Susannah et de la sauver de l’emprise de Mia, Roland sait également qu’il ne doit plus tarder s’il veut rejoindre la Tour avant qu’elle ne s’effondre.

Susannah/Mia se retrouve à New York en 1999, soit plus de 30 ans après que Susannah en ait été arrachée par Roland. La femme d’Eddie sait lutter contre l’emprise de Detta Walker, mais difficilement contre celle de Mia. La femme est avant tout une mère et elle fera tout pour sauver et garder son p’tit gars. « L’usurpation de Mia avait gagné toutes les facettes de la personnalité de Susannah, semblait-il, et si Detta Walker était de retour, tellement remontée et prête à en découvre, c’était en grande partie dû à l’intervention de cette inconnue indésirable. » (p. 107) Mais d’où vient cet enfant ? Qui en est le père ? Pourquoi Susannah abrite-t-elle à la fois la mère et l’enfant ? Et qui est Mia ?

Pendant ce temps, croyant suivre Susannah, Roland et Eddie retournent en juillet 1977. « Chacun doit suivre la voie sur laquelle l’engage le ka. » (p. 299) Leur voyage leur permet de retrouver Clavin Tower et de préserver enfin la rose, lumineux pendant de la Tour sombre. Et dans la suite de leur périple vers Susannah, ils rencontrent un étrange écrivain du nom de Stephen King. « Stephen King est-il le Roi Cramoisi de ce monde ? » (p. 212) Roland reconnaît celui qui a écrit son histoire, mais l’auteur démiurge dit n’avoir jamais écrit après le premier volume. C’est donc toute une intrigue qui semble sortie de nulle part puisque l’auteur avoue son impuissance face à la rédaction du roman. « Ça devait être mon ‘Seigneur des anneaux’ à moi, ma grande saga, mon ce-que-vous-voudrez. Un des avantages quand on a vingt-deux ans, c’est qu’on ne manque pas d’ambition. Mais il ne m’a pas fallu longtemps pour voir que c’était tout simplement trop gros pour mon petit cerveau. Trop… je ne sais pas… outrancier ? On peut dire ça, oui. Et puis, […], j’ai perdu le plan. » (p. 351) Et si Stephen King, comme toute chose, servait le Rayon ? Voire s’il était manipulé par le Roi Cramoisi ?

Quant à Jake, le père Callahan (lui-même sorti du roman Salem de Stephen King) et Ote, ils sont sur les traces de Susannah/Mia et espèrent la retrouver avant qu’elle n’accouche de sa monstrueuse progéniture.

Le volume s’achève sur le journal de l’auteur. Réel ou non, il montre comment, entre 1977 et 1999, Stephen King a rechigné, puis s’est investi à plume perdue dans l’écriture de La Tour sombre. Peu à peu, on comprend pourquoi il a laissé tant de temps entre chaque volume. Pour ma part, je suis ravie d’avoir commencé la lecture de ce cycle alors qu’il est achevé, ou presque. Attendre 15 ans entre deux volumes, voilà qui m’aurait rendue folle, d’autant plus que je n’arrive pas à laisser passer 3 jours entre deux tomes… Avec brio, l’auteur interroge le lecteur sur la consistance des personnages : les héros sont-ils des êtres fictifs ou des êtres réels ? Et il se garde bien de donner une réponse.

J’ai beaucoup apprécié ce sixième volume. La délivrance de Susannah/Mia est pleine de rebondissements à venir. Et j’aime voir le personnage de Roland s’assombrir : le pistolero est un héros au sens classique du terme, mais il chevauche en laissant derrière lui des cadavres et en écartant ce qui le détourne de sa voie vers le Rayon. « Il porte autour du cou la culpabilité des mondes comme un cadavre en putréfaction. » (p. 136) Contrairement aux autres volumes, Le chant de Susannah est découpé en couplets. Et la longue mélopée qui entraîne le lecteur a les accents ancestraux des complaintes des femmes en travail. Au terme du volume, comme Susannah/Mia, l’auteur donne le jour à son monstre. Advienne que pourra dans le volume 7 !

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