Le convoi de l’eau

Roman d’Akira Yoshimura.

Une cordée d’hommes s’enfonce dans l’arrière-pays japonais pour rejoindre un hameau « isolé en pleine montagne » (p. 9) un hameau perdu et presque légendaire. Ces hommes sont des ouvriers chargés de construire une retenue d’eau pour un barrage, retenue qui engloutira le hameau. Au sein de ce groupe, il y a un homme à part, différent de ses compagnons, qui fuit la ville et les lumières, hanté par le souvenir de la mort de sa femme et qui porte sur lui des ossements qu’il a arraché à son cadavre dans un dernier geste de profanation et de haine. La lente construction du barrage se fait dans une atmosphère clivée: le camp des ouvriers et le hameau se côtoient sans ce confondre. « Au fond de la vallée, deux mondes s’étaient constitués. Sans s’influencer l’un l’autre, à l’intérieur d’une frontière abstraite, ils semblaient mener chacun sa vie de manière indépendante. » (p. 105) Inexorablement, le hameau se dirige vers sa destruction, mais selon une logique étrangement sereine.

Le narrateur est un homme sans nom mais pas anonyme. Il déroule son histoire: on le comprend assassin et profanateur, on le découvre sensible et repentant. Sorti de prison avec une phrase en tête, « Puissiez-vous vivre des jours paisibles » (p. 18), il comprend que ce vademecum, ce viatique n’est pas si vain. Peu à peu, la sérénité et la résignation de la vallée et de son hameau s’emparent de lui et apaise son tourment. Il expie son meurtre en sanctifiant une autre mort.

L’étrange animation du hameau est bouleversante. Alors que les explosions du chantier font sans cesse tomber les mousses des toits, les habitants, inlassablement, les remettent en place. « Ces mousses symbolisaient-elles la valeur d’un village de haut lignage, ou était-ce par signification religieuse que leur chute était redoutée comme étant de mauvaise augure ? » (p. 53) Le hameau est voué à la disparition, à l’engloutissement implacable. Mais tels des Sisyphes d’un nouvel ordre, les habitants ne se résignent pas au délabrement de leur espace de vie.« Curieusement, je ne sentais pas l’ombre d’un découragement dans leurs mouvements. Je ne voyais pas de mécontentement ni la moindre révolte. Il n’y avait là qu’une activité calme répondant à une certaine discipline. » (p. 63) Les habitants obéissent à une loi ancestrale et agissent en un ballet parfait, sans heurt ni retard. Étrange sérénité que celle des habitants qui acceptent de dérisoires indemnités d’évacuation et un ridicule délai de départ, sans négocier et sans colère. Suivant une logique muette et mystérieuse, les habitants préparent un départ fait de solennité et de libération. Ils ne peuvent ni ne veulent tout emporter. Mais ils ne laissent rien derrière eux, livrant au feu un village déserté et libéré des traditions.

Le roman baigne dans une atmosphère humide et légèrement opaque. La montagne et la vallée ne sont que pluie et brume: ces dernières se déposent sur toutes choses, lavant sans cesse la nature des traces humaines. « Dans la vallée, les dernières lueurs du crépuscule avaient disparu, je ne m’étais pas aperçu que des nappes de brume tombaient lentement comme des coulées de neige sur la pente nue de la montagne tout autour. Et ces nappes de brume se rassemblaient progressivement au-dessus du hameau, une couche épaisse vint recouvrir le sommet de la vallée. » (p. 18)

Ce texte est pauvre en dialogues. Quelques paroles sont échangées entre les ouvriers, le narrateur lui-même en dit très peu et aucun échange verbal entre les villageois et les ouvriers n’est retranscrit. Si le chef des travaux négocie les prix et annonce les mesures, ces paroles restent dans l’indicible puisqu’elles sont sans valeur. Ce texte est presque muet et se déroule de révélation en apaisement. Le récit du narrateur n’est pas soumis à réponse, ce n’est pas une confession – même s’il évoque son meurtre et entame sa rédemption – ce n’est même pas un témoignage. C’est une longue parole qui se déploie dans l’air de la montagne, dans l’attente des flots.

Bien incapable de comprendre le titre original de l’œuvre (Mizu no soretsu selon la transcription d’Actes Sud), je trouve le titre français incorrect. L’eau va venir, elle est la conclusion de ce récit, mais elle ne survient pas. Si la pluie et la brume sont des présences liquides, elles ne suffisent pas à expliquer le titre. À moins que le lent chantier et les préparatifs de départ soient les éclaireurs de ce convoi et que le narrateur ressorte lavé de cette expérience aux confins de l’humain.

Ce roman est étrangement puissant, poétique et bouleversant. Bien que parfaitement ignorante des us nippons, je n’ai pas eu de difficultés à suivre le texte. J’ai plongé avec ravissement dans des descriptions sublimes et dans le cheminement intérieur du narrateur. Que dire d’autre, sinon qu’Actes Sud m’a offert un merveilleux moment de lecture, comme toujours.

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