Black Sad, tomes 1 à 3

Bandes dessinées de Juan Diaz Canales (scénario) et Juanjo Guarnido (dessin et couleur).

Quelque part entre les ombres

John Blacksad est un détective désabusé. « Parfois, quand j’entre dans mon bureau, j’ai l’impression de marcher dans les ruines d’une ancienne civilisation. Non à cause du désordre qui y règne, mais plus certainement parce que cela ressemble aux vestiges de l’être civilisé que je fus jadis. » (p. 5) À la mort de Natalia, sublime actrice avec laquelle il a eu une aventure, il décide d’utiliser ses méthodes franchement expéditives pour retrouver le criminel. « Une étoile s’était éclipsée abandonnant mon passé dans le noir, égaré quelque part entre les ombres. Et personne ne peut vivre sans son passé. là dehors se cachait le coupable de deux meurtres, au moins : celui d’une personne et celui de mes souvenirs. » (p. 9)

La première de couverture est sublime. Immédiatement, le lecteur prend de plein fouet toute la rugosité virile de ce personnage de gentleman pas commode. Cette bande dessinée est un polar classieux et racé, teinté d’humour cynique :« Je ne crois pas qu’il existe un seul détective qui aime se faire ruiner l’imperméable. » (p. 16) Jouant sur les codes du genre, Blacksad propose des personnages aux traits animaux. Les caractères humains s’incarnent selon les espèces : les chiens sont droits et fidèles, les reptiles et les rongeurs sont fourbes, les cochons ou les morses sont vulgaires, etc. John Blacksad, grand matou bien léché, mêle ses atouts félins au code d’honneur de l’homme de valeur. Finaud et subtil, élégant et épris de justice, taraudé par une conscience parfois border-line, Blacksad démolit l’archétype du détective américain pour construire une figure plus solide et dangereuse.

Le dessin et la mise en couleurs sont magistraux. Les tons sépias illustrent les scènes du quotidien sordide et les aquarelles fleuries font la part belle aux souvenirs nostalgiques. L’image n’est pas piégée dans des cases méthodiquement régulières. Elle s’étale et s’installe en vertical, horizontal ou pleine page, misant tout sur le mouvement. Dans Blacksad, l’image est cinétique, cinématographique bien que saccadée, comme une vieille bande qu’on aurait trop souvent passé. Tout le plaisir est là : suivre le chat partout où il se faufile.

Arctic-Nation

Kayleigh, gamine noire du quartier The Line, a été enlevée. Sa mère n’a pas alerté la police et c’est l’institutrice de l’enfant qui contacte Blacksad. Dans le quartier, les membres de Black Claws et ceux d’Arctic-nation s’affrontent et s’accusent mutuellement de l’enlèvement. Sur fond de guerres raciales et de projet eugénique, Blacksad mène une enquête qui chatouille les susceptibilités et révèle les secrets de certains notables. Aidé par le journaliste Weekly, fouine sympathique mais malodorante, le bel inspecteur félin va toujours là où on ne l’attend ni ne le souhaite pas.

Dans ce deuxième volume, anthropomorphisation des animaux est plus simple, mais toujours radicale : d’un côté se tiennent les animaux blancs, polaires, immaculés et prétendument purs, de l’autre se dressent les animaux noirs, zébrés, colorés et fiers de leur diversité. Subtilement, l’histoire rappelle les dérives de l’Allemagne nazie : l’emblème d’Arctic-Nation est une étoile polaire blanche sur fond noir et rouge, portée sur des brassards par des sbires albinos zélés. La différence de caractère ne se fait plus en fonction de l’espèce animale, mais en fonction de la couleur du pelage. Si Blacksad est noir comme suie, son âme est noble. L’aveuglante blancheur de Karup, l’ours polaire, dissimule une sombre tâche issue de son passé. Sans tomber dans un manichéisme simpliste, l’intrigue de ce second volume sait différencier les bons des mauvais. L’image se plie subtilement à ce jeu de couleur de peau.

On retrouve le caractère désabusé de John Blacksad.« Un jour, je publierai mes mémoires. J’ai vécu tant de situations incroyables que tout le monde pensera en les lisant que c’est un ramassis de mensonges ; que tant de méchanceté ne tient pas dans ce monde. Je ne serais même pas surpris qu’on finisse par les publier comme si c’était un roman policier… ça se vendrait à merveille. Les gens aiment bien le morbide. » (p. 3) On peut entendre dans cette tirade une réflexion humoristique sur le genre policier et ses lecteurs. Blacksad est toujours cynique. Son célibat, ce que son métier lui donne à voir et le constat d’un siècle qui s’enlise après la seconde guerre mondiale ne lui laissent que peu d’espoir sur la nature humaine :« Une évidence s’est imposée à moi : la bombe atomique et les drive-in étaient des symptômes indubitables de l’imminente autodestruction du monde. » (p. 13) Cette réplique annonce en partie le tome à venir.

Ce deuxième volume est plus complexe que le premier. Sous-tendue par une sordide histoire familiale, l’intrigue est plus tortueuse et Blacksad gagne encore en épaisseur. Nul doute que mon plaisir n’ira qu’en augmentant avec les prochains tomes.

Âme rouge

John Blacksad est fauché. Il accepte le boulot d’encaisseur pour le compte d’Hewitt Mandeline, riche tortue aux airs d’Eddie Barclay. Le troisième tome s’ouvre sur une note désespérée. Blacksad s’interroge sur l’existence et ses raisons. « Je crois qu’on ne sait pas, jusqu’à sa mort, si on a eu de la chance dans la vie. Et alors, c’est déjà trop tard. » (p. 6) C’est dans cet état d’esprit pessimiste qu’il retrouve Otto Lieber, un ancien professeur. Le vieil oiseau défend à présent les vertus de l’énergie nucléaire. Il est le centre d’attraction d’un groupe d’artistes et d’intellectuels de gauche qui se font assassiner les uns après les autres. D’abord convaincu du danger que court son ancien mentor, Blacksad découvre que les figures exemplaires peuvent se fissurer et laisser apparaître l’indicible. Et alors que l’amour lui tend enfin à nouveau les bras en la personne d’Alma Mayer, Blacksad échoue à attraper le bonheur et reste seul avec sa solitude.

On entend dans ce tome les sirènes hurlantes qui annoncent la chasse aux sorcières. Mais on replonge surtout dans les affres de la seconde guerre mondiale et l’on découvre comment le rêve d’un homme a été frelaté pour servir des causes immondes. La Guerre froide est à la porte et la menace atomique grandit de planche en planche. Le sénateur Gallo – notre général n’est pas à la fête ! – grand coq arrogant aux ambitions meurtrières incarne le mal en puissance.

Les traits animaux sont moins marqués dans ce tome. C’est d’ailleurs seulement avec celui-ci que j’ai constaté que Blacksad et tous les matous n’étaient pas pourvus de queue. Les femmes sont plantureuses à la manière des pin-ups américaines et les marques animales ne sont guère qu’un maquillage discret mais efficace qui fait exploser leur nature bestiale. Les caractères types sont bien installés : les sales bêtes endossent le costume des vilains et les héros s’incarnent dans des animaux à sang chaud.

Il me semble que c’est ce tome qui met le plus en valeur les années 1950. L’époque entre de plain-pied dans l’album. Il ne s’agit plus seulement d’évoquer les aventures du détective, mais également de dépeindre un monde que chacun entoure de nostalgie et de clichés. Pour le moment nullement déçue par Blacksad, je vais m’employer à mettre la main sur L’enfer, le silence, quatrième volume de cette série !

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