Nuit-d’Ambre

Roman de Sylvie Germain.

Après Le Livre des nuits, nous retrouvons Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup et sa descendance. La Deuxième Guerre mondiale est finie et les pertes ont été terribles pour Nuit-d’Or. Hélas, la mort n’a pas fini de frapper Terre-Noire : le premier disparu est Petit-Tambour, celui qui annonçait la fin du conflit et le retour des hommes. Abattu par la balle perdue d’un chasseur, le petit garçon emporte dans la tombe la raison de sa mère et de son père. Reste alors Charles-Victor, son petit-frère en qui naissent un cri et une colère qui se mueront progressivement en haine et en solitude farouches. « Car il venait en un instant d’être trahi par tous. Le frère mort, la mère folle, le père en larmes. Nul n’avait pas donc souci de lui ? » (p. 24)

Le petit garçon décide alors de vivre seul, d’être seul maître de lui et d’entretenir sa haine. « C’est ainsi qu’il s’ingéniait à s’entourer d’ennemis imaginaires, à se croire un mal-aimé maudit de tous, plus seul au monde qu’un lézard tout vif dans la glace au cœur d’un désert de neige. » (p. 39) Comme les enfants et les petits-enfants de Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup, Charles-Victor a reçu en partage une paillette d’or dans l’œil. Mais sa rage épaissit cette marque héréditaire et le garçon devient alors Nuit-d’Ambre. Il n’a de seul amour au monde que sa sœur Baladine, une enfant pleine de grâce et de musique.

Incapable de vivre sur la terre de ses ancêtres, Nuit-d’Ambre monte à Paris et y mène une vie d’études et de violence qui témoigne de « sa faim de la folie humaine. » (p. 198) Dans la capitale, il devient Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu. Plus que tout, il veut se couper de son passé et de son histoire. Électron fou dans un univers qu’il veut rendre le plus cruel possible, Nuit-d’Ambre est un ange noir qui ne sait pas aimer. « Il n’aimait pas les hommes. L’humain l’intriguait. Il ne voyait en l’homme qu’une bête à moitié détournée de son animalité première, à demi fourvoyée hors de la terre et de la boue. Une bête devenue monstrueuse pour être entrée en mutation inachevée, – avec son ventre de requin, son sexe magique de totem, son cœur imprévisible de licorne, tantôt si tendre tantôt si cruelle, et son cou si grotesquement contorsionné vers les abîmes du ciel. » (p. 203) Nuit-d’Ambre ne sait pas aimer et il détruit à plaisir la vie et la confiance. Jusqu’au jour où un ange le rattrapera et fera retomber sur lui tout le poids de sa haine.

À Terre-Noire, il y a aussi Thadée qui est revenu des camps avec les deux enfants d’un camarade de douleur, Chlomo et Tsipele. Il y a toujours Mathilde, première fille de Nuit-d’Or, barricadée pour toujours dans son rôle de vierge froide. Il y a Rose-Héloïse qui a quitté le couvent après la mort de sa sœur et qui attend le retour de Crève-Cœur, l’enfant qu’elle a recueilli et qui a laissé sa raison en Algérie, sur la tombe d’un berger torturé. Et, un peu plus loin sur le domaine, Nuit-d’Or n’arrive pas à oublier Ruth et leurs enfants, disparus dans un camp de la mort. Hanté par sa douleur, il vit en sauvage avec Mahaut, une femme à moitié folle. De l’union de leurs deux solitudes blessées sont nés Septembre et Octobre, deux étranges enfants qui grandissent seuls dans une serre.

Avec Nuit-d’Ambre, Sylvie Germain écrit d’autres nuits qui sont autant d’âges mythologiques où l’homme se révèle toujours plus mauvais et plus sordide. Dans ce deuxième volet, l’auteure use avec génie du bas corporel et illustre à merveille la fureur sous toutes ses formes. Cette fureur confine à l’hybris, à l’orgueil fou et sans limites. Sur les bords de la Meuse, la terre est noire du sang qui y a coulé et des douleurs qui ne cessent d’y éclore. Et l’on se demande quand la fureur retombera et quand la haine sera enfin lavée. « La guerre pouvait bien changer de lieu, changer de forme, d’armes et de soldat, son enjeu demeurait éternellement le même, – il serait demandé à chaque fois et à chacun compte de l’âme de l’homme. » (p. 144 & 145)

Comme dans le premier roman de Sylvie Germain, j’ai retrouvé avec plaisir le besoin de nommer, voire de surnommer les choses et les êtres, dans une dynamique sans cesse renouvelée de créer et de remodeler le monde. Et dans la même idée, la généalogie s’oppose aux liens que chacun se crée : les branches de l’arbre familial se réorganisent et les enfants deviennent les parents des ancêtres. Sylvie Germain manie le réalisme magique avec un art parfaitement maîtrisé et entraîne son lecteur dans un univers aux frontières du réel, la tête dans les étoiles qui peuple les yeux des enfants de Nuit-d’Or et les pieds dans la terre noire d’où l’homme est né de toute éternité.

J’ai préféré Le livre des nuits, mais Nuit-d’Ambre poursuit à merveille la saga initiée sur une péniche. Je ne peux que vous conseiller cette sublime histoire, à la fois poétique et violente !

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