Triangle rose

Roman graphique de Michel Dufrannne (scénario), Milorad Vicanovic (dessin et couleurs), Maza (dessin et couleurs) et Christian Lerolle (couleurs).

Un groupe de lycéens doit rendre un devoir sur les camps de concentration. L’un d’eux décide d’interroger son arrière-grand-père, rescapé de la Shoah. L’aïeul s’appelle Andreas Müller : c’est un vieil homme dur, maniaque et un peu agressif. Il accepte toutefois de raconter son histoire. Il ouvre son récit sur le réveillon de l’année 1932 qu’il a fêté avec ses amis. De beaux Allemands, comme lui. Heureux et insouciants, comme lui. Homosexuels, comme lui. En 1933, les élections propulsent le NSDAP à la tête du pays et un Autrichien du nom d’Adolph Hitler devient chancelier de la république de Weimar. Mais les jeunes homosexuels n’ont pas peur : Röhm, à la tête des SA, n’est-il pas un homosexuel déclaré ? Et Andreas n’a-t-il pas un jeune amant membre du NSDAP ? « Tu ne résistes vraiment pas au charme de l’uniforme ?! / Que veux-tu, on ne change pas ses fantasmes si facilement. » (p. 33) Tristement ironique, n’est-ce pas ?

Alors oui, c’est vrai que les lois se durcissent, mais ça ne concerne que les Juifs. Andreas et ses amis sont Allemands, de bons Allemands : qu’auraient-ils à craindre de leur pays ? « Personnellement, les Juifs, je ne les aime pas. Cette discrimination, c’est peut-être un bien pour la nation, peut-être pas. Mais quoi qu’il en soit, je ne me battrai pas pour eux. Trop d’Allemands, de vrais Allemands, souffrent et ces injustices-là doivent être réparées. » (p. 37) Homosexuels et Juifs dans le même panier ? Certainement pas ! Et pourtant, le Code pénal allemand n’est toujours pas amendé et le paragraphe 175 est toujours en vigueur. Cet article de loi considère l’homosexualité comme un crime. Andreas et ses amis sentent le vent tourner et certains envisagent de quitter Berlin, voire l’Allemagne. Hélas, il y a toujours des optimistes qui refusent de croire à la dérive du régime et Andreas est de ceux-là.

Romantique et souvent amoureux, Andreas ne peut concevoir qu’il est un criminel. Le régime se charge de lui prouver le contraire, et ce bien avant le début de la Seconde Guerre mondiale puisque Andreas est arrêté et envoyé en camp de concentration en 1937. Le chapitre consacré à l’incarcération est très court. Sur ce sujet, tout a déjà été dit et il est impossible de dire si les Juifs ont souffert davantage que les homosexuels. Ils ont tous souffert, c’est tout et c’est trop. La montée de la haine prend toute la place et on sait bien ce qui a suivi. Hélas, l’après-guerre ne met aucun terme aux souffrances des prisonniers homosexuels. « Vous comprendrez que l’indemnisation est prévue pour les vraies victimes. Pas pour les criminels relevant du droit commun !! » (p. 126)

Une fois cette lecture achevée, des questions subsistent : peut-on faire de l’emprisonnement des homosexuels le sujet d’un devoir scolaire ? Trois ou quatre générations plus tard, les jeunes sont-ils armés pour appréhender ce sujet qui semble se perdre dans la mémoire collective ? « Et qu’on ne me parle plus de souvenirs ou d’hommages. Nous sommes déjà rangés parmi les oubliés de l’histoire. » (p. 139) Enfin, faut-il souscrire sans réserve au devoir de mémoire ou respecter le droit à l’oubli des victimes ? Hélas (oui, c’est le troisième…), quand je vois que « casser du pédé » reste un sport en vogue en 2013, je me dis que l’on peut vraiment s’interroger sur la prétendue portée des leçons du passé. Certains ont la mémoire courte, à moins que ce soit la haine de se souvenir qui les habite.

Outre la sublime gravité de son sujet, ce roman graphique est un bel objet, imprimé sur un papier épais et noble. Les dessins sont très fins et les pages foisonnent de détails architecturaux et corporels. Tout le récit d’Andreas est représenté en couleur sépia qui se dégrade peu à peu vers le gris. Ce sépia est le même que celui des vieilles photos, mais ce souvenir, malgré les années, ne prendra jamais de patine douce et nostalgique, il restera à l’état d’horreur brute. Certaines pleines pages ont la force terrible des images d’archives. Et des années brunes aux années noires, la seule touche de couleur est un triangle d’un odieux rose.

Vous l’aurez compris, cette histoire m’a vraiment émue, mais aussi révoltée. Un grand bravo aux éditions Quadrants qui ont publié un très beau livre.

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