« Vous êtes la force, l’intelligence, le sang neuf et bouillonnant dont la France a besoin sur ces terres de barbarie. » (p. 10 &11) C’est avec ces mots que les familles de colons français sont accueillies en Algérie. Les premières semaines sont cauchemardesques pour ces déracinés, entre choléra, attaques de fauves et menaces des autochtones qui sont sans pitié pour ceux qui s’écartent du camp. « C’est une terre qui me fait peur. » (p. 23) Séraphine et Henri, avec leurs enfants, leurs proches et tous les autres colons, font leur possible pour arracher à cette terre étrangère de quoi subsister et créer la colonie agricole promise par l’État français. Au-delà des palissades, c’est l’armée française qui marche sur les villages isolés, impitoyable, pour imposer la culture venue de l’Hexagone. « C’est vrai qu’on n’est pas des anges / mais a-t-on besoin d’anges pour pacifier ces terres de barbarie ? » (p. 78) Partout où passent les soldats, ce ne sont que razzias, pillages, viols et exécutions sommaires. L’ivresse de sang est puissante, mais les troupes voudraient sombrer dans l’inconscience : bien que sûre de son bon droit, l’armée sature de cette sauvagerie légitimée. Et chacun, colon, soldat ou Algérien, voit la cruauté chez l’autre et hurle à l’injustice. Les représailles de chaque partie sont de plus en plus terribles. « Sainte et sainte mère de Dieu, que nous reprochez-vous pour nous punir de si cruelle manière ? » (p. 63) Du côté des colons, la vie se poursuit comme elle peut, cabossée, amputée, mutilée, mais têtue. L’acculturation forcée doit continuer, la France le demande.
« Rude besogne » et « Bain de sang », c’est ainsi que sont intitulés les chapitres qui font alterner le récit des colons et celui des soldats. Le texte est avare de majuscules, sauf dans les dialogues et pour les premières phrases des pages. Cela donne une parole qui roule, déboule, dévale et emporte avec elle l’incrédulité face à l’inconnu et la souffrance. Cette parole débridée ravine encore un peu plus l’épuisement et attise la folie qui ne demande qu’à tout submerger. Il n’y a pas de majuscule parce que l’entreprise coloniale n’est pas majestueuse et parce que ceux qui s’expriment sont des tous petits face à l’immensité du pays et l’impossibilité de la tâche à accomplir. Le texte est viscéral, poisseux, hurlant, désespéré. Certaines scènes soulèvent le cœur, mais sont nécessaires. Il ne faut pas oublier que la France s’est rendue coupable du pire dans cette vaste terre d’Algérie. La lecture est forcément dérangeante, comme chaque fois qu’il faut se confronter à la réalité laide, mais Mathieu Belezi signe un texte débordant d’humanité et d’humanisme. En donnant la parole aux colons et aux soldats, victimes collatérales d’une guerre qu’ils n’ont pas décidée, l’auteur explore l’Histoire du point de vue des vainqueurs qui perdent bien plus qu’ils ne gagnent.