Détenu pendant onze ans dans une cellule exigüe de la dictature uruguayenne, le narrateur-auteur a survécu en écrivant mentalement des lettres à ses parents et en se remémorant son enfance à La Paz, dans une famille d’émigrés juifs polonais. « Dans cet endroit, mes pensées rebondissent. Les mots inscrits dans la pensée rebondissent. Parce que la possibilité de pouvoir prononcer des mots, ce qui s’appeler les prononcer, même cela, ils ne l’autorisent pas. » (p. 93) Convoquant le souvenir d’autres disparus dans les camps de la mort, il fait parler les silences et les lettres qui n’ont jamais été écrites. Convoquer tant d’innocents, c’est emplir sa geôle de présence et lutter contre la solitude. « Dieu fasse que nos cris hantent la mémoire de ceux qui ne savent pas, de ceux qui savent et se taisent, de ceux qui ne veulent pas savoir. » (p. 24) L’homme se souvient de son voyage à Varsovie, sur les traces de son père, parti chercher l’inconnu pour finalement trouver une vérité éternelle. « Pourquoi un individu qui sait d’où il vient aurait-il besoin d’y revenir ? Mais ainsi en est-il des saumons. Des êtres humains aussi. » (p. 76)
Le récit de Mauricio Rosencof aurait pu être la longue et pénible description d’une plongée dans la folie. Il est plutôt la chronique d’une lutte victorieuse de l’esprit, la manifestation d’une résistance muette grâce aux mots non écrits. « Tu ne vas pas me croire : même quand je ne t’écris pas, mes lettres ne s’arrêtent jamais. Je ne pense pas à toi par la parole, mais par l’écriture. » (p. 70) Les lettres qui voyagent sans arriver, voire sans partir, ce sont tous ces êtres envoyés à la mort par la haine. Ceux qui sont revenus n’ont rien de commun avec ceux qui ont été embarqués et parqués comme des bêtes, quel que soit le dictateur à l’œuvre. « Il va de soi que chaque lettre qui parvenait à son destinataire représentait en soi, une aventure. Maintenant, décacheter celle qui réussit à te parvenir, c’est une autre histoire. » (p. 54 & 55) Faire parler ces rescapés, c’est forcément s’exposer à l’horreur, mais Mauricio Rosencof met en avant la force des gestes quotidiens et la puissance des souvenirs contenus dans les boîtes familiales. Le texte est bouleversant et profondément humain.