La narratrice a quinze ans et demi, une robe claire, des chaussures lamées à talons et un feutre d’homme quand elle rencontre celui qui sera son premier amant. « Les baisers sur le corps font pleurer. On dirait qu’ils consolent. Dans la famille je ne pleure pas. Ce jour-là dans cette chambre les larmes consolent du passé, de l’avenir aussi. » (p. 45) Devant sa machine, des décennies plus tard, l’autrice se souvient d’une photographie qui n’a jamais été prise, à bord d’une barge naviguant sur le fleuve. Ou plutôt, elle tente de se souvenir de cet instantané qui aurait fait la preuve qu’elle, un jour, a été cette jeune fille que personne n’avait encore touchée. Puis est arrivé le Chinois, cet homme de Cholen. « Il est celui qui passait le Mékong ce jour-là en direction de Saïgon. » (p. 34) La jeune Marguerite, avec la conscience aigüe de sa beauté si particulière qu’elle frôle la laideur, découvre le désir, le plaisir, le mensonge et l’interdit. Pendant une longue année, la Française se donne à l’étranger : elle ne l’aime pas, lui est fou d’elle, et tous deux savent qu’aucun avenir commun ne les attend. « Son héroïsme c’est moi, sa servilité c’est l’argent de son père. » (p. 49) La famille de Marguerite méprise cet homme, son origine, son argent si abondant. Pour la très jeune fille, il est une façon d’échapper à la relation étouffante avec la mère et les frères. L’amant, c’est celui qui l’a faite femme, singulière, inatteignable. Ce roman, c’est la preuve qu’elle, Marguerite, a existé en dehors des siens. « J’ai beaucoup écrit sur ces gens de ma famille, mais tandis que je le faisais ils vivaient encore, la mère et les frères, et j’ai écrit autour d’eux, autour de ces choses sans aller jusqu’à elles. L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. » (p. 11)
J’ai lu ce roman et vu le film pour la première fois quand j’avais l’âge de la protagoniste, à même pas seize ans. Ce texte était ma première rencontre avec la plume de Marguerite Duras, avec la certitude que cette autrice accompagnerait longtemps mon existence. De fait, je reviens souvent à l’œuvre de Duras, mais je n’avais jamais relu L’amant. L’expérience est une réussite : à nouveau, les phrases m’ont emportée dans la moiteur d’une garçonnière. Le rythme unique des mots de Marguerite Duras, à nul autre pareil, me ravit.