Les sorcières d’Eastwick

Roman de John Updike.

Alexandra, Jane et Sukie sont trois femmes divorcées. Elles sont aussi sorcières et déploient des pouvoirs considérables quand il s’agit de nuire aux personnes qui leur sont néfastes: déclencher des tempêtes, nouer des aiguillettes, faire cracher des plumes, modeler des fétiches vaudous, rien ne les arrête! Leurs premières victimes ont été leurs époux. À elles trois, elles créent un cône de pouvoir sous lequel leur magie s’exerce et au sein duquel elles conservent force et puissance. Toutes maîtresses d’hommes mariés, elles prônent une vie débarrassée de la tutelle masculine. L’arrivée de Darryl Van Horne, homme mystérieux, tentateur, frustre, incarnation du Mal, leur donnent des sueurs froides. Si Alexandra se voit bien finir sa vie avec cet homme, elle n’est pas seule à le convoiter. Les trois amies connaissent dans le manoir qu’il occupe des parties fines qui confinent à l’orgie et à la débauche la plus poussée. L’intrusion de la jeune Jenny, fille de l’amant décédée de Sukie, dans leurs messes noires, renversent le pouvoir. Alexandra, Jane et Sukie s’allient pour combattre celle qui leur volent leur homme, leur espoir et leur confiance.

L’ouverture in medias res m’a immédiatement captivée. J’ai sauté dans le livre à pieds joints et je m’y suis plu. La compagnie des trois sorcières est un baume pour les âmes complexées. Ni fantastiquement belles, ni particulièrement talentueuses, Alexandra, Jane et Sukie déploient des trésors de séduction qui sont le reflet de leur confiance en elles-mêmes. Certaines de leurs charmes, sachant en user, elles avancent tête haute dans une société où l’émancipation féminine est encore une injure. Un peu artiste, chacune s’exprime dans la matière. Alexandra réalise des petites bonnes femmes en céramique, Jane manie l’archet avec assez de talent pour que son violoncelle soit demandé dans les paroisses et Sukie met sa plume au service du journal local.

En pleine tourmente de la guerre du Vietnam, elles osent penser à autre chose et proclamer le pouvoir féminin: « Seule une conjuration de femmes empêche le monde de s’écrouler. » (p. 35) Elles se savent investies d’un pouvoir sans fin, celui de guérir et d’apaiser. Elles revendiquent l’adoration des hommes et la reconnaissance de leur puissance matricielle: « Les hommes sont violents. […] Même les plus doux. C’est biologique. De n’être que de simples auxiliaires de la reproduction, ça les rend fou de rage. » (p. 249)

Eastwick est une bourgade particulière : « Il décuplait les pouvoirs des femmes, ce bon air d’Eastwick. » (p. 17) Dans l’état de Rhode Island, il y a comme une enclave où les femmes divorcées développent des pouvoirs surprenants. Personne n’ose le dire mais tout le monde sait que les trois amies ne sont pas tout à fait des femmes normales. Souvent évoquée, Anne Hutchinson semble être le modèle féminin ultime.

Darryl Van Horne est un personnage inquiétant. Ses mains couvertes de poils noirs fascinent et dégoûtent. Il dégage une odeur de soufre qui ne laisse aucun doute sur ses accointances. Ses travaux chimiques et ses grandes innovations technologiques ne sont que de la poudre aux yeux. Baratineur et vulgaire, les lèvres sans cesse maculées de salive, il incarne le démon lubrique, attirant et répugnant, auxquels les femmes rêvent de se frotter sans oser l’avouer. Peu à peu, il supplante les autres amants des trois amies, il devient leur unique référent.

L’ironie a la part belle dans la narration. Les femmes mariées enchaînées à leurs époux, les enfants boulets, les chiens baveux sont tous gratifiés de portraits au vitriol. Alexandra, Jane et Sukie s’y entendent pour faire connaître le fond de leur pensée. La langue de bois n’est pas de mise et le puritanisme américain est bien mis à mal. La fin du récit qui se projettent plusieurs années plus tard est aussi très ironique. Alexandra, Jane et Sukie n’ont pas être pas réussi si bien qu’elles le croyaient…

Loin de partager toutes les idées féministes des trois héroïnes et de loin de souscrire à toutes leurs recommandations et pratiques, j’ai apprécié ce livre pour l’éclairage qu’il apporte sur les seventies en Amérique. S’il y a les hippies et le Flower Power, il y a aussi les femmes et les bourgades provinciales engoncées dans les conventions d’un autre âge. L’écriture de John Updike est drôle, flirtant avec le sublime et le grotesque, oscillant entre la préciosité et la vulgarité. La question de l’instance narratrice m’a beaucoup tourmentée: le narrateur utilise parfois le « nous », mais ne s’identifie pas. Il semble appartenir à la communauté bien-pensante d’Eastwick, mais il semble aussi prendre le parti des sorcières. Donc, un grand flou autour de ce narrateur.

Le film de George Miller, paru en 1987, avec Jack Nicholson, Michel Pfeiffer, Susan Sarandon et Cher est un bon film. Nicholson crève l’écran, comme toujours. Mais… ce film ne ressemble au livre que par le titre ! Tout est inversé ou ignoré. Dommage… Les deux œuvres peuvent se lire/voir indépendamment l’une de l’autre, aucune ne déflore l’autre !

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