Roman de Sébastien Ortiz.
« Il y a exactement cinquante ans sortait l’un des films les plus populaires d’Alfred Hitchcock, Fenêtre sur cour (Rear Window). Le metteur en scène nous laissait entrevoir quelques minutes le triste et attachant destin d’une femme sans homme, que le personnage interprété par James Steward devait baptiser Miss Lonely Heart. Ce film, Fenêtre sur cour, est le cadre de ce livre. Le livre, comme le film, se déroule pendant quelques jours décisifs dans la vie de cette femme seule. Le point de vue qu’il adopte (ce mystérieux «quatrième côté») seul en diffère. Ce livre est dédié à la mémoire de Judith Evelyn, qui prêta à Miss Lonely Heart ses traits désolés, ainsi qu’à celle de tous les héros furtifs du septième art. » Sébastien Ortiz (p. 15)
Le narrateur c’est donc le quatrième mur. Ce quatrième mur qu’Hitchcock n’a pas montré pour la simple raison que c’est depuis une fenêtre de ce même mur que Jefferies observe ses voisins. C’est le mur du voyeur, le mur voyeur. Jefferies est relégué au rang des personnages secondaires. Le voyeur devient un épié, parmi d’autres. Et ça me rappelle un peu le quatrième mur au théâtre, cette frontière invisible et transparente qui sépare scène et salle et qui entérine l’illusion. On sait que ce n’est pas la réalité qui se joue devant nous, mais le temps de la représentation, on fait en sorte de l’oublier.
Si Miss Lonely Heart devient le personnage central, elle n’en est pas moins l’objet de la curiosité d’un voyeur. Elle n’existe que parce qu’on la regarde, voire parce qu’on dissèque son existence. Mais le voyeur pose à juste titre la question de la validité de son récit: « Quel sens aurait pour moi un appartement où tu ne serais plus ? Que se passerait-il dans une chambre où tu ne serais plus ? » (p. 106) Belle interrogation qui, à mon sens, interroge aussi l’essence du roman et sa nature intrusive. Qu’est-ce que le roman si ce n’est une plongée au cœur d’intimités soudainement révélées ? Bien entendu, c’est le cas pour tous les romans, mais la question ne se pose pas d’ordinaire de façon aussi flagrante. On rentre toujours dans le livre comme en territoire conquis, sans se demander si on va gêner. Le roman de Sébastien Ortiz nous renvoie cette évidence aux yeux, au fil des lignes.
Il nous plonge donc dans le quotidien déprimé de Miss Lonely Heart. Le narrateur est le mur, même s’il se garde bien de le dire dans les premières pages. On croit entendre un autre voisin. Une phrase, pleine de bon sens, fait apparaître que, mur ou humain, le voyeur-lecteur est impuissant: « Je suis l’impuissance monstrueuse du regard. » (p. 126) Et voilà qu’Ortiz jette aux orties les théories brechtiennes de la distanciation.
Pas de citation en début du livre, mais un renvoi à deux œuvres d’art. La première est un tableau d’Edward Hopper, Night Windows. La seconde est un titre de Miles Davis, Someday My Prince Will Come (que Disney a mis dans la bouche de Blanche-Neige). J’aime cette synesthésie qui convoque toute ma sensibilité, et qui surtout titille ma curiosité. Comme Sébastien Ortiz n’est pas un idiot, il a bien fait les choses. La toile est la parole illustrée du quatrième mur. Quant à la chanson, elle est la parole de Miss Lonely Heart. J’apprécie toujours que le logos revête différentes apparences. Ces deux convocations d’œuvre présentent avant même le début du texte les deux personnages. On sait qui est le voyeur. On sait qui est l’épié.
Il y a de très touchants passages. Je retiens celui où Miss Lonely Heart prépare un dîner pour l’homme de ses rêves. Chaque action est ponctuée des paroles d’un titre de Bing Crosby, To See You Is To Love You. C’est fait avec beaucoup de délicatesse, mais aussi une sorte de désespoir désabusé. On sait bien qu’il n’arrivera rien de palpitant à cette pauvre Miss Lonely Heart, en tout cas, pas ce soir.
Quand j’utilise des mots comme synesthésie ou logos dans un seul billet, c’est que le texte a réveillé l’ancienne élève de khâgne qui sommeille en moi. Je conclus en disant que c’est une très bonne lecture et qu’il ne me reste plus qu’à voir le film d’Hitchcock.
Et pour finir, quelques phrases que je retiens.
« Et aujourd’hui te voici oubliée sur l’étagère comme l’un de tes bibelots en faïence que n’anime aucune autre finalité que de s’empoussiérer dans l’attente. » (p. 36)
« Personne ne te fait la cour puisque c’est la cour qui te fait. » (p. 40)