Roman graphique de Bastien Vivès.
Le narrateur – ou appelons-le plutôt le spectateur – rencontre une jeune et jolie étudiante à la BU. Son regard reste posé sur elle pendant toute l’histoire, il se gorge de son image autant qu’il le peut. Venu là pour lire, il ne savait pas qu’il tomberait amoureux de cette rouquine un peu mutine. « À ta place, j’irais lire autre part, c’est chiant la bibliothèque. » (p. 24) Elle, c’est une étudiante en Lettres Modernes qui ne lit pas beaucoup, mais qui a gardé de son enfance le souvenir d’un album qu’elle feuillète souvent.
Elle est un peu timide, mais elle irradie. Son assurance fragile se brise souvent dans un éclat de rire. Le spectateur veut la séduire, mais doucement, sans l’effaroucher. Il l’écoute parler d’elle, il l’accompagne au cinéma, au zoo et dans des soirées. Délicatement, il se rapproche d’elle sans la brusquer. Il a compris dès le début qu’elle était un peu fébrile, pas toujours à l’aise. Quand il la rejoint chez elle, on suit d’abord son trajet parisien jusqu’au studio qu’elle habite : ce voyage amoureux est propice à l’impatience et la rêverie. « Depuis le moment où tu es venu me chercher devant la fac, j’avais envie de t’embrasser. On parlait, on parlait, mais tu ne m’embrassais pas. » (p. 60) Impatience de sa part à elle, prudence de son côté à lui. Entre eux, les baisers sont toujours aveugles et ils lui ferment les yeux. Image noire quand elle est proche de lui.
Le narrateur n’en est donc pas un, pas vraiment. Il se contente de regarder et d’écouter. Dans la disposition de la page, les cases vont par deux, comme deux yeux qui suivent tous les gestes de la jeune fille. Il y a un dialogue, des questions et des réponses, mais les seules répliques que nous avons sont celles de la jeune fille. Quoi que dise le garçon, finalement, cela a peu d’importance. Ce qu’il voit est plus puissant que tout ce qu’il peut dire, voire entendre. Parfois les paroles se brouillent et s’estompent pour former un brouhaha : quand il doit subir les autres qui ne sont pas elle, il n’entend plus rien et seul son regard compte, toujours posé sur cette fille si particulière, celle fille dont il est amoureux.
Servi par un très joli crayonné et une réelle maîtrise du mouvement, cet album m’a bouleversée. Dès le début, les premières pages qui sont comme les planches-contact d’un souvenir. Car cette histoire est un souvenir, comme en témoigne la fin. L’émotion file dans tout l’album : on sent que cette jeune fille est sur le fil, qu’elle hésite et qu’elle doute d’elle-même et de ses désirs. La tension émotive qui s’accumule explose dans la dernière partie, et elle a explosé chez moi aussi. Cette histoire, je l’ai vécue (l’auteur aussi, mais nous ne nous connaissons pas) ou du moins j’ai vécu cette situation d’errance et de déséquilibre. Voir ce souvenir en images et en couleurs, c’est stupéfiant, d’autant plus que Bastien Vivès maîtrise d’un bout à l’autre toute la puissance émotive de son propos : pas de débordement dégoulinant, pas de voyeurisme et pas d’hyperbole. Cette histoire fait mal, mais les douleurs ne sont toujours que personnelles, donc minuscules pour les autres, et c’est ce tour de force auquel parvient l’auteur : partager la puissance intime d’une douleur qui n’est pas la nôtre.
Polina m’a replongé dans mes années de danseuse, Amitié étroite rassemblait déjà de nombreux échos personnels : Dans mes yeux est une porte ouverte sur mes souvenirs. À chaque fois, Bastien Vivès vise juste. Précision : je ne prétends pas que l’auteur écrit sur mon histoire, je dis qu’il écrit pour le moi dans le sens où chacun de ses ouvrages me touche et interroge ma propre histoire. Ils sont rares les auteurs capables d’une telle prouesse. Ainsi, j’affirme que le dessinateur est aussi doué que l’écrivain : l’auteur, qu’il use de la plume ou du pinceau, mérite ce titre quand il emmène son lecteur au-delà de l’histoire qu’il raconte et qu’il lui ouvre les portes de sa propre réalité.