Dans une forteresse qui donne sur la mer d’un côté et sur des marécages brumeux de l’autre, un colonel veille au calme de la ville et à ce qui se passe du côté de la frontière. « Le souci du colonel à cette heure avancée de la nuit naissait surtout du caractère flou et mouvant de celle-ci, personne n’avait pu en tracer le contour ni la matérialiser véritablement, elle se perdait au milieu des sables et des lagunes. » (p. 17) Le colonel s’inscrit dans une longue lignée d’officiers qui, s’ils avaient des traits de caractère particuliers, se confondent tout de même dans l’imaginaire collectif. « Il était vieux certes, comme tous les colonels qui l’avaient précédé et que, comme lui, on avait toujours connus ainsi. » (p. 23 & 24) Un jour, petit cheval gris apparaît sur le port : c’est une monture ennemie, ce qui signifie que l’adversaire se rapproche, que le conflit est proche. Mais l’assaillant est aussi insaisissable que la brume des marais et les attaques de la garnison sont autant de coups d’épée dans l’eau. Pauvre colonel, il a tant à penser pour sauver la ville. Et il y a sa fille, la jolie Lucile. De tout temps, il y a eu une fille de colonel dans cette forteresse. L’histoire de ne le dit pas, mais il y a fort à parier qu’elles ont donné des cheveux blancs à leur colonel de papa. Et voilà que Lucile se rapproche de Mario, jeune lieutenant de la garnison. Elle n’est plus la petite fille qu’il pensait. « Sans le savoir et pour la première fois peut-être, il était venu pour ouvrir ses yeux sur sa fille, lui qui ne l’avait jamais vraiment vue. » (p. 81) Alors que la ville et la forteresse se vident, le colonel doit se rendre à l’évidence : il ne peut lutter contre l’inéluctable. « Je sais, disait-il, est arrivé ce qui devait arriver. Je le savais depuis longtemps, je l’ai su avant tout le monde, je me suis battu contre cet ennemi dont personne ne connaissait le visage, je me suis battu en sachant que c’était inutile et que l’inéluctable était en marche, parce que je pensais que l’important était de se battre, pas de gagner. » (p. 151)
Impossible de ne pas penser au Désert des Tartares de Dino Buzatti, mais ici, finalement, il se passe quelque chose. L’attente n’est pas vaine et même si l’évènement perturbateur reste flou, il entraîne la profonde mutation d’un univers qui semblait figé. Le colonel est resté aveugle longtemps, mais il y avait des indices qui annonçaient la fin d’une ère : le manque de place sur un mur pour accrocher une longue suite de tableaux ou le port de l’uniforme qui n’est plus obligatoire. Devant un monde qui change et qui disparaît, il n’y a que deux choix possibles : accepter la transformation ou disparaître avec elle. Pour le colonel, il en va comme pour son amour secret et perdu : sa décision est en décalage avec la réalité. Le dernier colonel est une fable baroque aux contours incertains, un conte presque métaphysique, une de ces légendes qui fondent une cosmogonie. Et c’est un texte tout à fait envoûtant. Ce vieux colonel m’a fait penser à mon père : une force de la nature qui semble vouloir ignorer que, hélas, le temps peut finir par la renverser.