Roman de Sam Savage.
Citation du bandeau promotionnel: « Firmin, le rat que Walt Disney aurait inventé s’il avait été Borges. Si lire est ton plaisir et ton destin, ce livre a été écrit pour toi. » Alessandro Baricco.
Firmin a vu le jour dans le carphanaüm du sous-sol de la librairie Pembroke Books de Boston, sur les pages de Finnegans Wake, « le chef-d’œuvre le moins lu du monde ». (p. 19) Flo, sa mère, est une souris obèse et ivrogne qui ne rentre au nid que pour distribuer son lait alcoolisé à ses douze frères et sœurs. Douze tétins, treize souriceaux, le compte est faux. Firmin est un avorton qui gagne rarement sa place au jeu des mamelles musicales. Pour survivre, il grignote ce qu’il a sous les dents: des livres. Et encore des livres. Sans le savoir, il apprend à lire. Sa biblio-boulimie le rend aventureux. De rayons en étagères, il explore la librairie et accroît sa culture littéraire. Sa rencontre avec le libraire Norman Shine marque le tournant de son existence. Mais c’est auprès de l’écrivain raté Jerry Magoon, auteur de science-fiction minable, qu’il va vivre ses plus belles heures. Autour de lui, le quartier de Scollay Square est voué à la démolition. Chaque jour est le témoin d’un ballet de pelleteuses de plus en plus étendu. Les immeubles tombent les uns après les autres. Tout l’univers de Firmin s’effondre à mesure qu’il se retrouve seul.
La biblio-boulimie, quelle maladie géniale! Se goinfrer de Dickens, de Fitzgerald, de Gogol et de Steinbeck, picorer un peu de Spinoza, de Lewis Carroll et de Stendhal, et finir avec une part de Flaubert et de Faulkner, c’est le repas idéal ! Il a ses préférés : il cite allégrement la Lolita de Nabokov ou Anna Karénine de Tolstoï, et il s’identifie sans vergogne à L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche de Cervantès. « J’ai découvert un lien remarquable, une sorte d’harmonie préétablie, entre goût et qualité littéraire. Pour savoir si un livre valait la peine d’être lu, je n’avais qu’à grignoter une portion de l’espace imprimé. […] « Bon à manger, bon à lire est devenu ma devise. » (p. 52)
Alors, Firmin est-il un autre Rémi (voir le film d’animation Ratatouille), un autre rongeur qui s’élève au-dessus de sa condition, qui veut offrir aux siens la découverte d’un monde nouveau fait de saveurs nouvelles? Non. Firmin ne se fait aucune illusion sur la bêtise mêlée d’atavisme de sa fratrie et de ses congénères. Et il l’énonce férocement: « La seule littérature que je hais de toute mon âme est la littérature consacrée aux rats, souris comprises. Je méprise ce bon vieux Ratty dans Du vent dans les saules. Je pisse à la raie de Mickey Mouse et de Stuart Little. Si affables, si mignons avec leurs petites pattes, ils me restent en travers de la gorge comme de grosses arêtes de poisson. » (p. 56 & 57) Voilà une bestiole bien antipathique ! Je ne suis pas une fan inconditionnelle de Mickey et Stuart Little ne m’a jamais fait fondre, mais Ratty a fait les belles heures de mes premières lectures !
Firmin méprise son espèce, le monde entier et les humains en particulier, leur physique glabre, leurs habitudes dégoutantes. « Le mot ‘infester’ m’intéresse assez. Les gens normaux n’infestent pas, ils n’y arriveraient pas s’ils le voulaient. Seuls les puces, les rats et les juifs infestent. » (p. 85) Mais il y a des humains qui trouvent grâce à ses yeux: les acteurs. Quand il ne dévore pas des livres, il passe des heures au cinéma, à voir et revoir les films de Fred Astaire et de Ginger Rogers, pour mieux s’imaginer dans leur peau, et vivre ses aventures au rythme de leurs sauts et entrechats. Il adule aussi les filles, ses « mignonnes », des films qui passent après minuit, en rêvant de posséder ces corps tout en courbes.
Firmin est un avorton rétroprognathe. Il est mythomane, pervers, sexuellement déviant et obsédé par les corps de femmes. Il est cynique et méprise la race humaine. Féru de phrénologie, il catalogue les humains selon leur caractère, sans pitié. Mais comme dit l’autre, « on n’empêche pas un petit cœur d’aimer ». Sa courte existence est traversée de passions. La première pour Norman Shine, dont une touffe de cheveux a masqué la bosse de la traîtrise, tourne court. Jerry Magoon est le second humain qu’il aime, tout en toisant avec un mépris mêlé de condescendance ses habitudes d’alcoolique.
Le malheur de Firmin, c’est de posséder l’intelligence d’un humain, coincée dans le corps malingre d’un rongeur honni. C’est aussi d’avoir conscience de sa grande supériorité intellectuelle sans pouvoir la partager, ni s’exprimer. Il se voudrait aristocrate, il n’est que bourgeois. Fin gourmet littéraire, il est aussi mélomane et pianiste, et il exécute avec talent les oeuvres de Gershwin ou de Cole Porter. Mais ses talents artistiques ne sont que facéties aux yeux de Jerry qui pleure de rire quand il le voit penché sur un ouvrage quatre fois plus gros que lui ou assis devant un piano d’enfant. L’art ne rapproche pas les espèces, et Firmin n’est que le facétieux animal de compagnie d’un ivrogne utopiste.
Scollay Square, véritable quartier du vieux Boston, subit la loi de la modernisation. Les immeubles qui tombent sont autant de chef-d’œuvre de la littérature qui disparaissent dans les abîmes de l’oubli, au grand désespoir de Firmin. Le petit rongeur au corps débile me rappelle le vieil aveugle sénile, Jorge de Burgos, du Nom de la rose. Ils sont tous les deux habités par leurs innombrables lectures, ils sont des bibliothèques vivantes vouées à disparaître.
Le texte est richement agrémenté par les illustrations de Fernando Krahn, qui a vraiment su tirer des mots une figure hideuse de petit rat tordu. La première de couverture du livre original est, à mon avis, bien plus réussie que celle choisie par Actes Sud, mais je ne vais pas chipoter sur les questions éditoriales.
Le livre se lit vite, un sourire narquois au coin des lèvres. A ce petit rat prétentieux et méprisant, j’ai souvent eu envie de dire: « Puisque tu n’aimes pas les humains, va vivre ailleurs! » J’aurais bien placé des tapettes au coin des pages… Je conseille ce texte aux amateurs d’humour noir et grinçant et de folie douce.