Roman d’Ann Radcliffe.
1584. Émilie Saint-Aubert a grandi dans le refuge paisible d’un domaine de Gascogne, entourée des soins tendres et affectueux de parents aimants, au sein d’une nature sereine et généreuse. Tous les talents de l’enfant ont été développés et Émilie présente toutes les grâces physiques et morales d’une jeune fille accomplie, mais elle garde l’âme modeste. Dans les lieux paradisiaques qui entoure La Vallée, le château de son père, Émilie partage ses journées entre l’étude, la pratique du dessin ou de la musique et de longues promenades. Quand la maladie la prive d’abord de sa tendre mère puis de son père, Émilie se voir confiée aux soins abrupts de sa tante, Mme Chéron, femme acariâtre et sans tendresse. Cette dernière épouse un Italien, le signor Montoni dont la sombre réputation le précède et ne fait qu’augmenter à mesure que ses actes révèlent sa nature violente et perverse. « Il aimait le tumulte et la vie orageuse ; il était étranger à la pitié comme à la crainte. Son courage ressemblait à une férocité animale. » (p. 481) Montoni entraîne à sa suite épouse et nièce par alliance en Italie, terre de violence où les condottieri sont légions. Dans son lugubre château d’Udolphe, gothique forteresse perdue dans les Apennins, il tient recluses les deux femmes avec pour dessein d’obtenir d’elles toutes sortes de fortunes et d’accords. Le dédale des couloirs et les chambres obscures fournissent à Émilie un nombre infini de terreurs et de craintes. Les portes dérobent de sombres horreurs et tous les recoins semblent abriter des spectres et des secrets sordides. Alors qu’Udolphe est attaqué, Émilie craint pour la vie de son amant, le jeune Valancourt, rencontré lors d’un voyage en Languedoc avec son père. Attachée au seul souvenir de l’élu de son cœur, elle préserve ses forces dans le dessein de le retrouver et de lui offrir et sa fortune et son cœur tout entier.
Ann Radcliffe sert un roman gothique de la meilleure facture. Tout est là pour susciter la terreur et les émois du lecteurs. Une longue mise en situation permet une connaissance intime de la jeune héroïne pour laquelle toute âme charitable ne peut concevoir que la plus grande pitié et frémir de la plus furieuse injustice à la vue des chagrins qui l’accablent. L’accumulation de ses malheurs est infinie, mais par un curieux effet d’accoutumance et de dépendance, la lectrice que je suis en voulait toujours plus, pour voir tout ce que la pauvre Émilie pouvait endurer, en versant comme il se doit des seaux de larmes et en se pâmant tous les sept paragraphes. Si je suis un peu ironique, c’est parce que je suis éberluée par la faiblesse des nerfs de la jeune fille, mais il semble qu’à l’époque il était de bon ton pour une femme de perdre ses esprits à la moindre contrariété ou frayeur… Petite digression: les malheurs d’Émilie m’ont rappelé ceux de la Justine de Sade, les sévices sexuels en moins. Dans les deux textes, les jeunes filles en fleur, parées de toutes les grâces possibles, sont précipitées dans des univers sombres et violents d’où seule la pureté de leur âme peut les tirer.
J’en reviens à la nature du roman gothique. Les personnages de noble nature s’opposent aux vilaines âmes qui n’entendent jamais la voix de la raison ou les plaintes éplorées des suppliantes. Les éléments mystérieux et terrifiants sont légions : voix venues de nulle part, lueurs nocturnes vacillantes, voiles noirs qui couvrent des tableaux horrifiques, ombres spectrales, portes verrouillées ou qui grincent, etc. La description du château d’Udolphe, la « gothique splendeur de son architecture, ses antiques murailles de pierre grise, [qui] en faisaient un objet imposant et sinistre. » (p. 312), s’opposent aux charmes naturels et arcadiens de La Vallée, le berceau de l’enfance d’Émilie. Le locus amoenus de Lucrèce est revisité et déplacé en Gascogne. Tout s’oppose à la merveilleuse sérénité de La Vallée dont le nom annonce déjà toutes les beautés et les vertus. À la douceur de La Vallée, nature maîtrisée et domptée par l’homme, s’oppose la sauvagerie de la nature intouchée. Les voyages d’Émilie dans les Pyrénées, les Alpes et les Apennins la confrontent à la beauté féroce de paysages accidentés et inexplorés. Son esprit fragile et enflammé par une imagination féconde la pousse à se voir sans cesse dans les pires dangers et vouée aux périls les plus mortels.
Il se peint en filigrane de ce roman une acerbe critique de la société et des mondanités. La nature telle que la célèbrent Émilie et Blanche est le seul environnement où l’âme peut communier avec le Seigneur. Le vice des sociétés et leurs penchants dénaturés sont morbides pour l’esprit et le corps. Seule une âme forte et pure peut résister aux tentations et se défaire des néfastes habitudes de la ville. Le danger n’est pas que dans les montagnes reculées ou les châteaux isolés, il est tapi dans les relations douteuses qu’entretiennent les gens du monde. Les secrets que dissimule M. Saint-Aubert autour du portrait d’une autre femme et d’un manuscrit répondent au mystère qui entoure la disparition de la signora Laurentini, ancienne propriétaire d’Udolphe. Si l’on finit par comprendre que les deux histoires se rejoignent et que les coupables sont en fait les victimes, la conclusion des deux drames tend à réaffirmer que le monde, la politique et la vie en société ne sont que frivolités et dangers. La seule source de félicité ne peut se trouver que dans la paisible retraite du monde en un lieu protégé et au sein d’une compagnie choisie et limitée.
La musique est omniprésente au fil des pages. Émilie pince plus souvent qu’à son tour les cordes de son luth. De nombreux chants mystérieux résonnent dans les bois qu’elle traverse. Le luth se fait la voix du cœur, des sentiments, des souvenirs et de la mélancolie. Le lyrisme est au rendez-vous, la suavité aussi. Tout cela concourt à accentuer l’horreur que véhiculent les éléments du roman gothique. Le luth est l’instrument de l’amour. Les amants s’envoient leurs tendres pensées via des mélodies enchanteresses. L’amour qui unit Émilie et Valancourt est une longue symphonie de promesses, d’hésitations, d’attentes, de soupirs. Dès que ces deux-là se rencontrent, on SAIT qu’il finiront ensemble. La suite d’empêchements et d’ajournements n’est même pas une mise à l’épreuve puisqu’il semble que l’univers les a destinés l’un à l’autre. Comme – je le répète – on SAIT qu’ils finiront ensemble, les misères qui s’abattent sur eux ne sont pas assez nombreuses, à mon goût ! (Sadique, moi ?)
Comme dans toute structure manichéenne, il faut que les deux parties s’identifient rapidement. Il me semble que, dans ce roman plus que dans tout autre que j’ai lus, les caractères se lisent sur les visages. Les méchants ont la gueule de l’emploi, les gentils tout autant. Si les personnages principaux bénéficient de longues descriptions qui permettent de ne concevoir aucun doute sur leur naturel, les personnages secondaires sont plus rapidement esquissés, mais plus clairement également. Les domestiques ont tous un défaut majeur qui les qualifie mieux que de longs discours : Ludovico est fanfaron mais brave, Bernardin est sournois et donc traître, etc. Le plus bel exemple est pour moi Annette, la chambrière de Mme Chéron, puis la suivante d’Émilie. La jeune personne allie à une crédulité sans fond une capacité de bavardage irrépressible. Certes de bonne nature, elle est incapable de tenir un secret : commère accomplie, elle est la gazette de tout ce à quoi Émilie n’assiste pas.
Je m’attarde un peu sur le personnage d’Émilie. L’orpheline que le destin moleste sans égard se vide de ses larmes et perd ses esprits à toute occasion : frayeur, bonheur, tout est propre à susciter ses émois. Mais l’étymologie de son prénom nous dit tout de même autre chose du personnage. Émilie vient du mot grec [haimulos] qui signifie « rusé » ou du latin [aemulus] qui signifie « qui rivalise ». Le fait qu’elle sorte vivante des tourments qu’elle affronte fait donc d’elle un personnage combattif ? Quant à la ruse, elle en est dénuée puisque son âme pure répugne à s’abaisser aux viles actions comme celles dont elle est victime. Alors, je suis peut-être passée à côté d’une part importante du personnage… Certes, elle est opiniâtre et elle refuse de laisser le vice prendre le dessus sur elle. Elle élève toujours les vertus et les oppose à ses bourreaux comme arme ultime. Mais il me semble qu’elle se laisse tout de même porter par les évènements, il y a en elle un côté poupée de chiffon très profondément marqué. Je sais qu’on ne pouvait pas demander aux filles de cette époque de se battre contre des hommes ou de prendre des initiatives, mais Émilie fait bien étrangement honneur à son prénom…
Si les filles ont un prénom, Émilie ou Blanche, les hommes ont un nom. Valancourt, Montoni ou Morano ont dans un patronyme toute leur identité. Un titre parfois complète le tout. Ce n’est pas spécifique à ce roman ni à cette auteure, mais je trouve toujours surprenant de lire dans certains textes classiques la différence onomastique entre les personnages. Les femmes mariées perdent leur prénom au profit du nom de leur époux. Les domestiques de tout sexe ne sont désignés que par leur prénom qui sont souvent emprunté au registre populaire, qui désignent le lieu d’où ils viennent ou qui sont plutôt des diminutif : Annette, Voisin, Bernardin, etc.
Le roman d’Ann Radcliffe est ce que je peux appeler une somme : près de 900 pages d’émois, de frayeurs et de questions. Tout se dénoue finalement et la morale de l’auteure est des plus pontifiantes. Voltaire l’a dit à peu de choses près avec le jardin de Candide. Comment une bourgeoise anglaise a pu décrire avec autant de finesse le charme des villages français, je ne me l’explique pas, mais l’exploit est grand ! La traduction de Victorine de Chastenay a le charme un peu désuet des temps d’avant, une teinte sépia très diffuse qui donne au récit une patine exquise.
Une question subsiste: pourquoi l’auteure a-t-elle installé le théâtre de son récit en France et en Italie ? N’y a-t-il pas en Grande-Bretagne des lieux propres à susciter la même horreur que celle qui suinte de toutes les pierres d’Udolphe ?
J’ai particulièrement goûté ce texte, ses ressorts, ses détours. Il n’y a pas plus de fantastique que de surnaturel et c’est là tout le pouvoir du roman gothique : nous faire crier au loup alors que tout s’explique rationnellement. J’ai même découvert l’existence du feu de Saint-Elme. Je sors ravie de cette lecture qui ne m’a pas essoufflée un instant !