Roman d’Hervé Bazin.
Daniel Astin est veuf et a trois enfants, les jumeaux Michel et Louise et Bruno, le troisième, le dernier, celui dont il n’est pas certain d’être le père. Bruno est un enfant farouche qui prend facilement la fuite. Daniel s’en étonne et s’en agace, ne comprenant pas cette réaction d’animal apeuré : « Est-ce ma faute si cet enfant réagit comme un lièvre et, dès la moindre scène, répond aux reproches avec ses genoux ? » (p. 11) Du haut de son enfance maladroite, l’enfant assène à son père une évidence que celui-ci tentera toute sa vie de combattre : « Tu m’aimes, bien sûr, mais tu m’aimes moins. » (p. 17) Daniel Astin va se mettre à aimer avec rage et passion ce fils qui n’est peut-être pas de lui. De ce presque inconnu, il fait son propre enfant, son enfant choisi. Mais il lui faut aussi devenir père et éviter les pièges de l’attachement. « En Bruno, j’ai accepté, puis découvert puis exalté un fils. Comment n’ai-je pas vu que, pour qu’il soit mon fils, il faut que je ne lui sois point donné comme barrière, il faut que de l’anormal naisse le normal, qu’il me soit un fils ordinaire. » (p. 190 & 191)
Daniel est professeur de lettres dans un collège de la Marne. Veuf, il élève ses enfants avec l’aide de la jeune sœur de sa défunte épouse, Laure, grillon du foyer qui donne à ses neveux tout l’amour d’une mère sans attendre de retour, « Laure, notre perle, Laure, notre merle blanc. » (p. 48) Daniel est somme toute dans une situation confortable. Mais il fait difficilement la part entre le père et le professeur. Et il sait encore moins bien disposer de la tendresse que tout père doit à ses enfants. Sans cesse, il les catégorise : « Louise est mon sirop, comme Michel est mon vin d’honneur et Bruno mon vinaigre. » (p. 55) Incapable de les aimer d’une même affection, il détaille ce qu’il leur porte et tient des comptes farouches, craignant de léser Bruno.
De l’autre côté de la rue, Laure vit chez sa mère, Mamette, vieille femme prompte au jugement cinglant et qui répète à l’envi ce sarcasme pétri de tendresse : « Quand on m’aura attaché la mentonnière, alors seulement mes agneaux, je cesserai de vous servir vos vérités. » (p. 316) Et pourtant, de l’au-delà, Mamette saura assener une dernière vérité, encore plus foudroyante parce que déjà connue : « Elle ne m’apprenait rien, la défunte pythonisse. Elle me laissait deux enfants dont je m’étais mal occupé, un troisième dont je m’étais trop occupé. Et Laure sur les bras, à défaut d’avoir pu la pousser dedans. » (p. 319)
Homme à qui le veuvage donne la possibilité de prendre femme, notamment pour élever ses enfants et tenir sa maison (nous sommes dans les années 50/60), il tergiverse et ne sait choisir entre la fidèle et patiente Laure et la pétillante Marie, collègue de travail et premier amour éconduit par sa mère. Mais là encore, Daniel est maladroit, pataud dans ses décisions et ses élans de cœur. Finalement, il sacrifie les femmes à ses enfants et avant tout à Bruno, ce fils dont il veut tant gagner l’affection, afin de se l’attacher plus solidement que par le lien du sang. « J’étais moins délivré d’elle [Marie] que de moi, du souci d’être un homme quand l’avenir devenait celui d’un père. » (p. 155)
La narration est assurée par Daniel, à la première personne. Mais Daniel, sans cesse dans la contemplation et la rectification de lui-même, parle parfois de lui à la troisième personne, il se sépare d’un M. Astin trop rigide. Daniel est lucide sur ses travers :« J’ai été longtemps, je le crains, un de ces hommes qui économisent leur chaleur, qui vivent ensevelis dans leurs paupières, sans rien connaître d’autrui ni d’eux-mêmes. Ma profession ne m’avait pas appris la perspicacité ; elle m’avait donné l’habitude des règles, elle m’avait rallongé le sang à l’encre rouge. Ma seule chance aura été d’en tenir le goût des scrupules. » (p. 20) Le récit de Daniel court sur de nombreuses années et l’on fait à ses côtés le chemin d’un homme vers son âge d’or. À mesure qu’il raconte la vie de ses enfants et la sienne, Daniel se dévoile à lui-même, il ose s’avouer ses sentiments et ses rancœurs, mais toujours à mots couverts. « Abonné à l’embarras, j’y trouve aussi un bon refuge, de bons prétextes pour n’approcher de moi qu’à tâtons. » (p. 65)
Le cheminement de ce père putatif est bouleversant. Pour mieux aimer son vilain petit canard, il en délaisse ses propres enfants. Michel réussit de brillantes études qui le mènent vers une carrière glorieuse. Louise, éblouissante à sa manière, goûte au succès. Ces deux-là n’ont plus vraiment besoin de lui. Pour briller, Bruno n’a besoin que de se frotter à son père qui n’a de cesse de faire reluire l’image de ce fils adoré. Conscient de ses erreurs en tant que père, de ses injustices et de ses excès, Daniel tente des efforts qui ne sont que futiles. Il entoure Bruno d’un amour asphyxiant et dont lui-même étouffe. Une simple vérité pourtant suffirait à l’apaiser : « nul n’est vraiment père que son fils n’a reconnu pour tel. » (p. 289) Bruno le reconnaît comme tel. Et pourtant Daniel craint et souffre d’être abandonné quand Bruno, enfin adulte, s’éprend et épouse la douce Odile. Il faudra finalement que Daniel se décide à reprendre sa vie là où il l’avait laissée, qu’il cesse de vouloir accompagner Bruno dans chacun de ses gestes, qu’enfin il libère l’oisillon qu’il avait recueilli.
Quel texte ! L’écriture est puissante, travaillée et propre à susciter l’émotion. La plume d’Hervé Bazin mérite la voix haute, l’articulation sonore pour que claquent les suites de mots et enchaînements superbes que l’auteur sait créer. Bazin est un habile peintre de la nature humaine. Le portrait de Laure, vieille fille de 35 ans, patiente, discrète, toute dévouée à son beau-frère et à ses neveux, est achevé dans les moindres détails. Il est impossible de ne pas s’attacher à ce père trop maladroit, trop aimant, trop inquiet. Jamais aigri contre son épouse décédée, il fait de Bruno l’ultime cadeau qu’elle lui aurait laissé. Daniel transcende la fonction de père : pélican moderne, il s’arrache le cœur pour le donner à ce fils qu’il n’aimera jamais assez.