Essai de Jean-Marie Gustave Le Clézio.
En 1517, Hernan Cortés et son équipage arrivent en vue des côtes mexicaines. « Le rêve peut commencer, encore libre de toute peur, de toute crainte. » (p. 9) Mais le rêve idyllique ne durera pas. Pour les Espagnols, la seule richesse, c’est l’or. « Déjà, c’est l’or qui est la ‘monnaie’ du rêve. »(p. 10) Et c’est l’or qui fera couler le sang parce que ce rêve de richesse ne peut pas comprendre le rêve mythique du Mexique. « Ainsi commence cette Histoire, par cette rencontre entre deux rêves : le rêve d’or des Espagnols, rêve dévorant, impitoyable, qui atteint parfois l’extrême de la cruauté ; rêve absolu, comme s’il s’agissait peut-être de tout autre chose que de posséder la richesse et la puissance, mais plutôt de se régénérer dans la violence et le sang, pour atteindre le mythe de l’Eldorado, où tout doit être éternellement nouveau. D’autre part, le rêve des Mexicains, rêve tant attendu, quand viennent de l’est, de l’autre côté de la mer, ces hommes barbus guidés par le Serpent à plumes Quetzacoatl, pour régner à nouveau sur eux. Alors, quand les deux rêves se rencontrent, et les deux peuples, tandis que l’un demande de l’or, les richesses, l’autre demande seulement un casque, afin de le montrer aux grands prêtres et au roi de Mexico, car, disent les Indiens, il ressemble à ceux que portaient leurs ancêtres, autrefois, avant de disparaître. Cortés donne le casque, mais il demande qu’on le lui rapporte plein d’or. […] La tragédie de cet affrontement est tout entière dans ce déséquilibre. C’est l’extermination d’un rêve ancien par la fureur d’un rêve moderne, la destruction des mythes par un désir de puissance. L’or, les armes modernes et la pensée rationnelle contre la magie et les dieux : l’issue ne pouvait pas être autre.« (p. 11)
Moctezuma, roi de Mexico-Tenochtitlan, le plus grand seigneur de l’empire aztèque accueille Cortés comme un dieu et fait entrer la destruction au sein de son peuple. La tradition aztèque veut que les ancêtres et que le Serpent à plumes reviendront parmi les hommes à la fin du monde. « Aucune civilisation n’a vécu sans doute dans une telle attente de la destruction finale. » (p. 233) Cortés, habile stratège, s’appuie sur les mythes millénaires de cette civilisation pour mieux la soumettre et finalement la détruire. S’il offre d’abord des cadeaux de pacotille pour séduire les indigènes, c’est avec la parole et la ruse qu’il commence la destruction et c’est finalement avec le fer, la maladie et la famine qu’il assoit la domination espagnole au Mexique et dans tout le Nord de l’Amérique, ouvrant la voie à la colonisation et à l’esclavage. « Parce que les peuples indiens étaient persuadés de la communauté de la terre et de l’impossibilité de diviser le corps de la déesse-mère, ils abandonnèrent leurs droits à habiter sur leur propre continent, et se retrouvèrent exclus du progrès. » (p. 244)
Le nerf de la guerre, c’est l’or, encore et toujours. Mais l’or du Mexique est entaché d’ironie tragique et historique. « L’or est un pacte avec la destinée, puisque ce sont les Indiens eux-mêmes qui fournissent à leurs conquérants la monnaie qui achètera leur extermination. […] L’or est l’âme même de la Conquête, son vrai Dieu. […] Il est aussi sa monnaie de songe, et la rapine insatiable des Conquérants ne fait qu’annoncer le commencement du vertige moderne.« (p. 24)
Le peuple aztèque et tous les peuples amérindiens sont profondément religieux et vivent dans chaque geste du quotidien une communion absolue avec les dieux. « Pour les anciens Mexicains, il n’y avait pas de séparation entre les hommes et les dieux. Le monde terrestre, avec toutes ses imperfections et toutes ses injustices, avec sa splendeur et ses passions, était l’image momentanée de l’éternité. L’organisation de la société était imitée de l’ordre surnaturel. » (p. 102) Le sang, le feu, le soleil, les flèches, les lames, l’eau et la terre participent tous d’un équilibre et d’une expérience infinie du divin. Cette civilisation magique, mystique et chamanique va entrer en collision avec le christianisme que les Espagnols imposent. La Terre-Mère sacrée des Indiens ne tient pas devant la Croix, les idoles reculent devant l’hostie et les païens doivent se convertir ou mourir. Beaucoup choisiront la mort, incapables de renier une culture millénaire et une philosophie éloignée de toute notion de possession et d’accumulation. L’ultime tragédie qui clôt la Conquête et la destruction des mondes amérindiens, c’est « La reconnaissance de la supériorité absolue du rite et de la magie sur l’art et la science. » (p. 204) Les vainqueurs ne sont pas les meilleurs et ils ont foulé aux pieds une richesse bien plus grande que les monceaux d’or qu’ils convoitaient. Les Espagnols et toute la suite des conquérants ont mis en pièce une pensée unique et puissante et ont tenté d’en effacer toute trace. Mais au travers de textes comme l’Histoire véridique de la Conquête de la Nouvelle-Espagne de Bernal Diaz del Castillo – soldat de la troupe de Cortés- ou de l’Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne de Bernardino de Sahagun – prêtre espagnol fasciné par la magie de cette civilisation et obsédé par la volonté de protéger le souvenir de ce peuple profondément religieux – des lambeaux de cette civilisation ont traversé les âges. Néanmoins « en abolissant la part du doute, et la philosophie d’un monde voué à la catastrophe, la civilisation européenne préparait de façon définitive les nouveaux empires sur le monde » (p. 235), supprimant toute possibilité de vie spirituelle via les transes et les communions sacrées.
Le grand drame de la civilisation indienne, c’est de s’être tue devant l’inexorable : « Le silence du monde indien est sans aucun doute l’un des plus grands drames de l’humanité. À l’instant où l’Occident redécouvrait les valeurs de l’humanité et inventait les bases d’une nouvelle république, fondée sur la justice et le respect de la vie, par la perversité des Conquérants du Nouveau Monde, il initiait l’ère d’une nouvelle barbarie, fondée sur l’injustice, la spoliation et le meurtre. Jamais l’homme n’aura été semble-t-il à la fois si libre et si cruel, découvrant au même instant l’universalité des lois et l’universalité de la violence. Découvrant les idées généreuses de l’humanisme et la dangereuse conviction de l’inégalité des races, la relativité des civilisations et la tyrannie culturelle. Découvrant, par ce drame de la Conquête du Mexique tout ce qui va fonder les empires coloniaux, en Amérique, en Inde, en Afrique, en Indochine : le travail forcé, l’esclavage systématique, l’expropriation et la rentabilisation des terres, et surtout cette désorganisation délibérée des peuples, afin non seulement de les maintenir, mais aussi de les convaincre de leur propre infériorité. Le silence du monde indien est un drame dont nous n’avons pas fini aujourd’hui de mesurer les conséquences. Drame double, car en détruisant les cultures amérindiennes, c’était une part de lui-même que détruisait le Conquérant, une part qu’il ne pourra sans doute plus jamais retrouver. » (p. 213)
Le Mexique est le pays des rêves inachevés et inassouvis, « le lieu privilégié du rêve du paradis perdu. » (p. 196) C’est au Mexique qu’Antonin Arthaud, dégoûté de l’Europe et des surréalistes, vient « chercher une nouvelle idée de l’homme. » Le Clézio bouscule et renverse habilement les clichés attachés à cette civilisation. L’anthropophagie est expliquée et justifiée au sein d’une société toute régie par le divin et la magie, société qui se consacre à ses dieux et accomplit pour eux et en elle-même des actes de sacrifice ultime. Cet essai se lit comme une tragédie qui porte en elle les germes de sa propre fin. Le Clézio use d’une langue teintée de nostalgie et de désespoir : la perte irrémédiable de la pensée mexicaine lui semble un lourd fardeau que les générations futures porteront encore plus douloureusement que la nôtre.
Je termine avec une phrase qui résonne longtemps : « Car celui qui regarde, dans ce drame, est aussi celui qui détruit. » (p. 14) Moi-même, lecteur, participé-je à l’entérinement du massacre d’une civilisation et d’une pensée, massacre vieux de plusieurs siècles ? Mais ne pas lire ce texte, n’est-ce pas également fermer les yeux ?