« Parfois, mes nuits prennent des airs d’une assemblée de fantômes. Je m’assois dans la pièce de devant et me distrait de mes visions persistantes de Nora, Sheila, de Wendell, et, bien entendu, d’Eddie, en rédigeant de nouveaux cours pour mon ancien cycle thématique sur le mal. » (p. 344) Jack Branch, héritier d’une famille de l’ancienne aristocratie du Sud américain, revient sur ses premières années d’enseignant au lycée de Lakeland. En 1954, il avait 24 ans et il donnait un cours thématique sur le Mal, s’appuyant sur des exemples aussi divers que le naufrage de la Méduse, les exactions de Tibère ou les persécutions faites aux Juifs pendant le Moyen Âge. Jeune professeur dynamique et plein d’illusions, il se croyait investi du pouvoir de changer la vie de ses élèves. « Mon véritable objectif était de sensibiliser mes élèves à des actes plus monstrueux que ceux qu’ils seraient susceptibles de commettre, ce qui, en retour, devait les aider à gravir un barreau supplémentaire de l’échelle de leur amour-propre qui était perpétuellement en équilibre précaire. » (p. 21) Jack se prit d’intérêt pour le jeune Eddie Miller, fils du Tueur de l’étudiante. En aidant l’adolescent à rédiger un devoir sur son père, Jack ouvrit la porte à des démons qu’il ne pouvait contrôler.
Élevé dans une famille riche et jouissant de privilèges qu’il considérait comme étant mal acquis, Jack Branch souffre d’un sentiment de culpabilité devant le peu de chances auxquelles les gamins qu’il croise au lycée peuvent prétendre. Dans un Sud encore marqué par la guerre de Sécession et dans une petite ville qui juge la qualité de ses populations en fonction de leur quartier d’origine, Jack Branch veut jouer les bons samaritains. « Si je recherchais un jeune paria dont je pourrais changer le cours de l’existence ? » (p. 67) La réponse est oui. Entre condescendance et profond désir d’apporter son aide, Jack s’enlise. Sa relation avec Nora Ellis est porteuse d’espoir. Fille issue du quartier des Ponts, loin de la splendeur des Plantations, elle incarne le renouveau dont la famille Branch a besoin.
Le père de Jack, Jefferson Branch,souffre du mal des « grands fonds ». Dépressif et reclus après « l’incident », il représente l’Amérique désolée devant la défaite des idéaux sudistes. Jefferson Branchécrit une énième biographie d’Abraham Lincoln, homme aux nerfs fragiles tout comme lui. Confusément, Jack sait qu’une barrière le séparera toujours de son père, qu’il ne sera jamais atteint des « grands fonds » familiaux. C’est là un des points clés du roman : il s’agit de déterminer si le mal et les travers pernicieux sont héréditaires, si une fatalité familiale règle sur les êtres.
La construction de la scène de la révélation est magistrale. La narration de cet épisode final procède à un va-et-vient hypnotique entre la sérénité figée et poussiéreuse de Great Oakes, la demeure des Branch, et l’haletante réalisation du drame en cours. Les parallèles effectués entre un repas qui refroidit et une vie qui approche de son terme, entre une soirée qui s’éternise et l’imminence de la catastrophe, placent le lecteur au cœur d’un maelström malsain qui n’est que l’illustration du destin aveugle et inepte.
Les leçons du mal n’est pas un roman policier stricto sensu. Le récit n’est pas celui d’une enquête, mais d’un témoignage aux accents d’aveux. Le shérif Drummond n’est qu’un personnage secondaire et à peine un acteur. Le long développement de sa description et l’accent mis sur sa personnalité ne sont que des leurres. Le texte est le récit d’un cheminement vers le crime, récit qui dévoile des tenants et des aboutissants, des complicités et des instants fatidiques. Comme dans le cours qu’il enseignait, Jack Branch dévoile les mécanismes du Mal, partant du simple constat que l’enfer est pavé de bonnes intentions.
L’auteur est habile dans le maniement du ressort dramatique et du suspens. Dès les premières pages, il donne le pressentiment d’une catastrophe et de l’imminence d’un drame. Mais le narrateur – Jack Branch – ménage ses effets et prend le temps de détailler les faits. Inconsciemment ou non, il lance le lecteur sur de fausses pistes et suggère même de fausses victimes. Le lecteur devient l’une d’elles : en compatissant pour un personnage qui est supposé souffrir ou mourir, il s’égare et manque les vrais indices. L’auteur parsème le texte de dépositions, témoignages, preuves et minutes de procès, accentuant ainsi l’impression que la vérité est toute proche, mais qu’il manque toujours une pièce pour que la machine infernale soit complète.
Les leçons du mal a tout pour me réconcilier avec le genre policier et le polar. J’ai vraiment apprécié la construction du texte, entre lenteur et imminence, comme si un ressort pressé au maximum n’attendait qu’un effleurement pour se détendre et faire exploser la bombe. Si parfois la langue est un peu épaisse, à l’image de la touffeur du Delta, le récit reste fluide. Il m’a happée. Les quelques 350 pages défilent sans y paraître. Thomas H. Cook propose davantage qu’un bon divertissement. Sa réflexion sur le Mal, somme toute convenue et déjà exploitée, est menée selon un schéma presque pervers qui amène le lecteur à s’interroger sur ses propres attentes du roman policier : jusqu’à quel point voulons-nous du macabre ? Jusqu’où notre imagination nous conduit-elle ? Et, enfin, que demande notre côté sombre pour être repu de violence et de mal ?