Roman de Vidiadhar Surjaprasad Naipaul.
Au début du siècle dernier, sur l’île de la Trinité, une communauté hindoue vivait selon des rites ancestraux. En son sein naquit Mohun Biswas. Il épousa Shama, de la famille des Tulsi, eut quatre enfants et passa sa vie à affirmer son indépendance, notamment en acquérant une maison. À 46 ans, après une vie de labeur, de misère et de déception, il mourut.
Le prologue nous dévoile succinctement tout ce qu’a été la vie de celui que le récit ne désignera que sous le nom de Mr Biswas. Dès sa naissance, il fut considéré maudit : son éternuement était maléfique et il ne devait pas approcher de l’eau vive sous peine de porter le malheur sur les siens. Après la mort de son père, sa mère n’a eu de cesse de l’envoyer loin du foyer familial pour le former à différents métiers. C’est là le grand drame de l’existence de Mr Biswas : il a sans cesse été en quête d’un foyer bien à lui. Installé de force dans les logements des autres, ses deux tentatives de construction de maison sont des échecs humiliants qui sonnent comme des avertissements du destin. Mais Mr Biswas refuse de rester à sa place. Tout à tour peintre d’enseignes, gérant de magasin, surveillant de champs de cannes à sucre, journaliste ou fonctionnaire, Mr Biswas aspire à des places glorieuses qui lui apporteraient reconnaissance et richesse et lui permettraient enfin de s’affranchir de la famille Tulsi. En épousant Shama, il a franchement été dupé et n’a jamais reçu la dot de sa femme ni les émoluments que son travail de peintre lui valait. Mr Biswas est un enfant marié trop tôt et il reporte sur sa progéniture ses frustrations, ses dégoûts et ses espoirs.
« Le monde était trop petit, la famille Tulsi trop grande. Il se sentit pris au piège. » (p. 91) Le mariage avec Shama, farce dont il fut le dindon niais et consentant, incarne pour Mr Biswas le début de ses malheurs.« En prenant épouse chez les Tulsi, [il était] tombé chez les barbares. » (p. 452) La famille Tulsi est tentaculaire, envahissante et dominatrice. Elle s’enrichit sans cesse de nouvelles branches, au gré des mariages et des naissances. La tribu est gérée d’une main féroce par Mrs Tulsi qui alimente le souvenir d’un époux défunt et qui chérit à outrance ses garçons. Ses filles sont des seconds couteaux redoutables qui règlent les différends entre beaux-frères à grand renfort de paroles médisantes et de représailles sur les enfants. L’entente entre les femmes est perverse et fluctuante. Au sein de cette tribu mouvante, les alliances se font et se défont. La famille Tulsi règne sur Arwacas et sur Hanuman House, ainsi nommée en hommage au dieu singe. La promiscuité et les indiscrétions empêchent toute intimité et tout secret. Mais la famille Tulsi obéit à un ordre tacite qui est pieusement respecté. La hiérarchie invisible entre les membres constitue le canevas d’une pièce où chacun à un rôle défini à jouer. C’est contre cela que Mr Biswas s’élève, faiblement et dérisoirement. « Mr Biswas n’avait ni argent ni situation. On attendait de lui qu’il devînt un Tulsi. » (p. 97) Or, il refusera toujours d’être un pion sous prétexte qu’il n’a rien.
Oscillant entre humiliation et dépendance, Mr Biswas refusera toute sa vie de s’intégrer aux Tulsiet ne cessera de railler son épouse qui ne peut se défaire d’une allégeance aveugle à son clan. Shama et ses soeurs alimentent sournoisement une émolution perverse entre les époux. Et les maris, fanfarons, font sans cesse assaut de nouvelles richesses ou de nouvelles distinctions qui ont pour but premier d’humilier les beaux-frères. Chez les Tulsi, la fortune est vorace et elle donne tous les droits. Mr Biswas est un naïf, un idiot et un arriviste. Mais il a la force étrange des faibles. Il se rebelle contre la malédiction originelle. Du haut de son impuissance, il se donne les moyens de se libérer du poids des traditions et de la caste. Grignotant laborieusement le chemin qui le mène à sa place au soleil, il gagne son droit à l’individualité et à la possession dans une société fataliste et figée dans ses rites. Ses rodomontades sont risibles, ses projets ont l’ambition des inconscients et s’évaporent souvent comme flaque au soleil. Il s’effraie même de ses propres audaces et n’a pas toujours le courage de ses décisions. Mais il est obstiné et à force de dépenses inconsidérées et d’aspirations démesurées, il installe sa famille, la famille Biswas, dans une maison qui ne porte pas le sceau des Tulsi.
La maison de Mr Biswas, c’est d’abord un fantasme. « Il avait beaucoup réfléchi à cette maison et savait exactement ce qu’il voulait. Tout d’abord, il voulait une vraie maison construite en vrais matériaux. Pas de murs de torchis, pas de terre en guise de plancher, de branches pour les portes et d’herbe pour le toit. Il voulait des murs de bois, à rainures et languettes. Il voulait un toit de fonte et un plafond de bois. Il gravirait des marches de béton pour accéder à une petite véranda, puis par des portes aux panneaux de verre coloré, à un petit salon ; de là, à une petite chambre. Ensuite une autre petite chambre, après quoi retour à la petite véranda. La maison se dresserait sur de hauts piliers de béton, de sorte qu’elle aurait deux étages au lieu d’un, et la voie serait libre à des développement futurs. La cuisine serait un appentis dans la cour, un appentis soigné, relié au corps de logis par une galerie couverte. Et sa maison serait peinte : le toit en rouge, les murs extérieurs en ocre avec des parements chocolats, et les fenêtres en blanc. » (p. 205 & 206) Finalement, la maison de Mr Biswas ne ressemblera pas à cette peinture idyllique. Mais la possession lui suffit. Il sera maître chez lui en dépit de la dette infernale que cela représente.
Mr Biswas, depuis l’école qu’il a rapidement fréquentée, a gardé le goût des livres. Et c’est avec un sérieux hilarant qu’il lit et relit Marc-Aurèle, Épictète, Charles Dickens, Samuel Smiles et d’autres auteurs français ou anglais. Le livre le plus précieux de sa collection est le Collins Clear-Type Shakespeare, un manuel scolaire. L’ouvrage tient lieu de livret de famille : Mr Biswasyy a inscrit les noms de ses quatre enfants et certaines transactions. L’influence coloniale est omniprésente et la métropole anglaise est considérée comme l’Eden où il fait bon envoyer ses enfants pour leur assurer une éducation. Sans cesse, Mr Biswas se réfère aux ouvrages étrangers. Piqué d’écriture, il tente d’imiter les maîtres britanniques et les articles qu’il signe dans la Trinidad Sentinel sont pleins de morgue et de références littéraires.
La préface de Le Clézio sur les îles est d’une poésie éclatante. Il y parle de l’exiguïté et du rapport amoureux/haineux avec la frontière qu’est la mer, il évoque le poids de la famille et de la communauté îlienne. Cette préface introduit superbement le texte qui se déploie majestueusement sur plus de 500 pages. Le récit prend son temps. Les malheurs de Mr Biswas se teintent de fatalité légendaire. Dans la pure veine hindoue, il semble que tout arrive selon un schéma supra-humain et qu’il faut s’y résigner. La façon dont Mr Biswas se débat est dérisoire et pourtant hilarante. Ce petit homme malingre, atteint de continuelles douleurs à l’estomac et de migraines, réussit un exploit. Comment ne pas penser au Dernier soupir du Maure de Salman Rushdie en lisant le roman de V. S. Naipaul ? Au cours d’une lecture de longue haleine qui ménage ses effets sans usurper les plaisirs, on trouve ici une famille fabuleuse et inquiétante, un être difforme qui se rebelle et une conclusion en demie teinte. Voilà un livre magistral servi par une langue qui emprunte au conte et au récit philosophique : une réussite !