Albert Cohen écrit sur sa mère, à sa mère. Elle est morte. Le fils la pleure toujours. « Oui, les mots, ma patrie, les mots, ça console et ça venge. Mais ils ne rendront pas ma mère. » (p. 10) Impuissant et esseulé, l’écrivain fait un constat liminaire triste et fataliste. Dès les premières pages, on ressent toute l’incomplétude d’un homme hanté par un « maternel fantôme » (p. 11) et coupable du péché de vivre.
Cette femme, cette mère juive, l’auteur en fait une icône, une mater dolorosa. Victime heureuse de l’égoïsme de son fils et de son époux, elle ne voulait pas dévouer sa vie à d’autres êtres qu’eux deux. « Ma vieillissante mère attendait ses deux buts de vie, son fils et son mari. » (p. 16) Cette femme n’attendait même pas d’être reconnue par son fils, mais ce dernier lui offre une reconnaissance post-mortem inscrite dans l’encre et le papier, de celle qui ne s’efface pas facilement. Le chant d’amour d’Albert Cohen à cette femme, c’est un Cantique des Cantiques maternel. Cette femme incarne-t-elle le cliché de la mère juive ? Oui, et alors ? C’est une mère avant tout Ici, la mère est reine, déesse, immortelle aux yeux de son fils. « Soudain, elle m’apparaît comme la preuve de Dieu. » (p. 167)
D’images fugaces en souvenirs bouleversants, l’auteur ouvre un album photo mental, un livre d’images éternel. Comme un enfant relit sans cesse les mêmes livres, Albert Cohen revient sur ses souvenirs et son enfance, tâchant maladroitement et bien vainement de la retenir encore un peu. « Pleurer sa mère, c’est pleurer son enfance. L’homme veut son enfance, veut la ravoir et s’il aime davantage sa mère à mesure qu’il avance en âge, c’est parce que sa mère, c’est son enfance. J’ai été un enfant, je ne le suis plus et je n’en reviens pas. » (p. 33) Ce portrait de la mère est un portrait en creux de d’une enfance et d’un homme en devenir, celui qui désormais écrit cette biographie.
La mère de l’auteur n’est jamais nommée. Sans prénom, elle est la Mère et c’est davantage qu’une identité. C’est un sacerdoce, une destinée. Le texte d’Albert Cohen est puissamment élogieux et c’est pour mieux magnifier la simplicité et les maladresses de sa mère. Cette femme simple, aux idées courtes et aux désirs endormis, méritait un hommage à sa hauteur. « Je ne sais pas pourquoi je raconte la triste de ma mère. C’est peut-être pour la venger. » (p. 59) Cette femme qui n’était pas faite pour le monde dans lequel son fils s’est illustré méritait le respect des plus grands. Le livre de ma mère rachète tous les manques.
« Amour de ma mère, à nul autre pareil. Elle perdait tout jugement quand il s’agissait de son fils. Elle acceptait tout de moi, possédée du génie divin qui divinise l’être aimé, le pauvre aimé si peu divin. » (p. 90) Tous les souvenirs décrits sont un prétexte à l’hymne et à la déploration. Le souvenir du bonheur passé nourrit la nostalgie du bonheur perdu. L’auteur fait également amende honorable, avec des années de retard. Avec humilité, il présente ses fautes et les égoïsmes qui ont blessé sa mère. Jeune homme demandé, il faisait cher payer le temps qu’il offrait à sa mère. Orphelin, il déploie toute la panoplie des sentiments pour célébrer l’unique personne qui n’attendait rien de lui. « Chérie, ce livre, c’est ma dernière lettre. » (p. 76) Cette lettre, c’est celle qui rattrape celles qu’il aurait dû écrire plus souvent, les messages que sa mère a attendus vainement, rongée d’angoisse et de silence.
Le livre de ma mère, au-delà de la simple biographie, est une mise en garde adressée aux hommes qui resteront le fils d’une femme. « Ces paroles que je vous adresse, fils des mères encore vivantes, sont les seules condoléances qu’à moi-même je puisse m’offrir. » (p. 169) La conclusion de son récit, ce long éloge funèbre et ce cri d’amour lancé outre-tombe, est une parole sage. « Aucun fils ne sait vraiment que sa mère mourra et tous les fils se fâchent et s’impatientent contre leurs mères, les fous si tôt punis. »(p. 170)
J’ai vraiment aimé ce récit qui est de loin la plus belle déclaration d’amour que j’ai lue. Je ne dis pas que l’amour maternel est insurpassable, mais Albert Cohen lui donne des lettres de noblesse qui dépasse la simple tendresse et explose le monde niais dans lequel certains voudraient le cantonner. J’avais tout simplement adoré Belle du Seigneur, et pas seulement pour l’histoire d’amour comme le croient certains. Dans Le livre de ma mère, Albert Cohen déploie une écriture aussi majestueuse qu’émouvante. Une nouvelle fois séduite, je vous encourage à lire ce texte et à l’offrir à vos mamans.