Dans les forêts du Morvan, le hameau du Leu-aux-Chênes est le théâtre de nombreuses folies. Ambroise Mauperthuis est fou d’amour pour Catherine Courvol, qu’il n’a vue et possédée que morte. Edmée Verselay est folle de dévotion mariale et folle d’amour pour sa fille, la monumentale Reine. La folie de Mauperthuis se double d’une colère sourde quand son aîné, Ephraïm, refuse d’épouser la fille Courvol et lui préfère Reine, avec qui il aura neuf fils. C’est au cadet des Mauperthuis d’achever le dessein paternel. De son union avec Claude Courvol, il aura une fille, Camille, qui est le portrait craché de Catherine, son aïeule. Ambroise Mauperthuis reporte sur cette enfant la passion qu’il a eu pour la morte, mais sa nature rageuse lui coûtera le précieux objet de sa folie.
Sylvie Germain s’y connaît pour dépeindre des familles fabuleuses. Son premier roman, Le livre des nuits, était une merveille. Ici, l’arbre familial se fonde sur un père despotique qui, sous le coup d’une colère aux accents d’évènement fondateur, chasse un fils qui repeuplera la terre. Mais entre le père originel et la descendance, il n’y a rien. « Les fils d’Ephraïm n’avaient en commun avec lui que leur nom. Il avait tranché trop violemment tout lien de parenté avec eux avant leur naissance pour qu’ils puissent le considérer comme leur aïeul. » (p. 93 & 94) Et à la folie courroucée d’Ambroise s’oppose le culte de la Vierge, mère adorée et toute puissance qui comble de sa douceur les êtres repoussés.
Le jour de colère, dans le culte catholique, c’est le Dies irae qui ouvre la liturgie des défunts. Du haut de sa folie, Ambroise Mauperthuis n’est pas un dieu miséricordieux et il entend que son courroux soit retentissant, à tel point que le sentiment qu’il porte à son adorée petite-fille ressemble surtout à un anathème d’amour : c’est l’amour d’Ambroise qui maudit Camille. « Lui, qui depuis toujours et à jamais revendiquait le droit exclusif d’amour autour de Camille, – lui qui se considérait comme le destin de Camille. » (p. 242)
Ce qui frappe également dans le texte de Sylvie Germain, c’est la propension des êtres à s’affubler ou à se faire affubler de surnoms qui prolongent leur identité et qui les ancrent dans le réel en accentuant leurs singularités. On flirte avec le merveilleux, mais ce roman n’entre pas dans le genre du réaliste magique même s’il a beaucoup du conte et de la légende. Une légende sombre et noire comme les profondes forêts du Morvan et qui raconte la malédiction née d’un bien mal acquis.
La langue de Sylvie Germain est riche et ciselée comme un joyau, superbe sans être jamais ostentatoire. Les phrases se déploient comme les ailes d’un papillon fantastiquement chatoyant et nous racontent des amours monstrueuses à force d’emportement et d’exclusivité. Il est question de beauté rude et de folie sublime. Sylvie Germain est une reine de l’oxymore et des unions contradictoires. Le plaisir de lire un roman de cette auteure est intense et durable.