De quelques amoureux des livres

Texte de Philippe Claudel.

Commençons par préciser le titre complet de cet ouvrage : De quelques amoureux des livres que la littérature fascinait, qui aspiraient à devenir écrivain mais en furent empêchés par diverses raisons qui tenaient aux circonstances, au siècle de leur naissance, à leur caractère, faiblesse, orgueil, lâcheté, mollesse, bravoure, ou bien encore au hasard qui de la vie fait son jouet et entre les mains duquel nous ne sommes que de menues créatures vulnérables et chagrines.

Rien que ce titre à rallonge comme un essai des Lumières suffit à en dire beaucoup. Mais il manque un petit quelque chose, un presque rien, un rien du tout qui fait toute la différence. Rouge sur la première de couverture, l’esperluette. En tête de chaque chapitre, elle ponctue l’énumération et justifie la longue liste que nous présente l’auteur. Liste, litanie, voire litanie des saints sacrifiés sur l’autel de l’inspiration et de la création. Dans des portraits très courts, l’auteur rend hommage aux écrivains de toutes les époques et de tous les milieux sociaux, rappelant que la pulsion d’écriture est universelle, irrépressible.

Cet inventaire à la Claudel est absurde, bouffon, tragi-comique, mais aussi étrangement beau et touchant. Il suscite une grande compassion et de fols espoirs : rien n’est perdu tant que ce n’est pas tenté ! Voilà un ouvrage salutaire à offrir à ceux qui – comme moi – voudraient écrire : c’est tout à la fois un encouragement et un avertissement. Mais il faudrait aussi l’offrir aux auteurs que l’on admire, comme un rappel d’humilité, une remise à l’heure des pendules. Car pour un Hugo, une Austen, un Tolstoï, une Dickinson, combien d’écrivains avortés ? Combien de plumitifs en souffrance, rendus fous par l’inaboutissement ?

Mais comme dans Inhumaines, le désespoir est hilare. On ne pleure pas longtemps et c’est avec férocité qu’on met en pièces un autre écrivaillon, et encore un autre, et encore un ! Sur un certain fronton, il est gravé « Aux grands hommes la Nation reconnaissante ! » : ce livre est surtout un merci discret et cynique à ceux qui n’ont pas encombré nos bibliothèques ni accru notre syndrome de tsundoku.

Évidemment, je vous laisse avec des morceaux choisis. Voici quelques-uns de ces amoureux malheureux…

« & celui qui aurait pu être un immense écrivain s’il n’avait pas eu la femme qu’il avait. » (p. 25)

« & celui qui se croyait l’auteur du livre alors qu’il n’en était que le personnage. » (p. 54)

« & cette cohorte anonyme dans laquelle s’amalgament au sein d’une brume commune toutes celles et ceux qui ont un jour écrit et publié des livres, et qu’on a depuis longtemps oubliés et qui ont disparu, livres et auteurs, au gré de la versatilité des peuples et des incendies des bibliothèques. » (p. 58)

« & cette lectrice qui ne faisait l’amour qu’avec des écrivains dans l’espoir d’accoucher d’un livre. Elle ne réussit qu’à tomber enceinte de jumeaux dont elle a préféré avorter, ne sachant plus bien si leur père était un poète alcoolique ou un auteur de romans d’épouvante. » (p. 66)

« & ces gens écrivant des romans et les postant sur internet, comme un pêcheur lance sa ligne et son bouchon dans l’eau, espérant qu’un poisson s’intéressera à son leurre et qui relève de temps à autre sa canne pour voir si l’asticot gigote encore. » (p. 76)

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