« Permets-moi de chanter jusqu’au bout cette berceuse qui t’apportera le sommeil éternel. » (p. 212) À la mort de son grand-père, Paddon, Paula tient la promesse qu’elle lui a faite : raconter son existence. Elle se fonde sur le manuscrit du vieil homme, fatras quasi illisible racontant une vie, ses espoirs et ses déceptions. « L’ordre dans lequel m’arrive ta vie est tout sauf chronologique, oui c’est par fulgurances que je te retrouve. » (p. 29) Élevé par un père alcoolique et brutal et une mère très stricte, Paddon n’a pas été un enfant heureux. Ce n’est qu’à l’université qu’il a entre-aperçu une voie d’épanouissement, grâce à la philosophie et à la réflexion. Hélas, les années passant et la vie suivant son cours souvent tortueux, Paddon a dû renoncer à ses rêves intellectuels. « Tu avais beau écrire, écrire, écrire encore, tu n’avais toujours rien écrit. » (p. 38) Quand il rencontre Miranda, il découvre l’amour et prend conscience du triste destin du peuple indien face à la colonisation blanche. « Oui, on avait réussi à vider les prairies et maintenant on cherchait à les remplir. » (p. 14) Paddon ne quitte jamais son épouse, Karen, et leurs enfants, Frankie, Ruthie et Johnny, mais il est enfin heureux avec Miranda. Jusqu’à ce qu’elle lui soit enlevée. Dépossédé de ses ambitions d’écrivain et blessé au cœur, Paddon s’enfonce dans la dépression et ce n’est qu’au prix d’un effort terrible qu’il en sortira, fêlé à jamais. « Ainsi tu appris à vivre au jour le jour et à marcher très doucement sur la mince croûte de normalité qui s’était formée sur la plaie purulente de tes espoirs. Au-dessous, au fin fond de toi toujours, près de l’os, il y avait la peur. » (p. 183) Mais est-ce autrement que l’on vit, un pas après l’autre, avec prudence ?
Ce très beau roman m’a énormément rappelé Stoner de John Williams. On y suit un homme qui n’est pas extraordinaire, qui n’est pas exceptionnel. « Même si les hommes marchaient constamment à reculons, ils n’en continueraient pas moins d’avancer dans le temps. Nous n’avons d’autre choix que d’avancer. » (p. 69) Paddon est un héros banal, un protagoniste un peu raté. Bref, un personnage profondément émouvant parce qu’accessible et auquel il est si facile de s’identifier. Que son histoire soit racontée par Paula ajoute à l’émotion : dans son monologue ininterrompu, la narratrice tente d’épargner le souvenir de son aïeul tout en voulant composer avec la vérité. Paula honore sa promesse, quoi qu’il lui en coûte. « Tu m’as laissé tes mots et je les couds ensemble en un patchwork dont je voudrais qu’il te serve de linceul. » (p. 199)
Cantique des plaines est une superbe élégie adressée à un ancêtre, mais aussi à la nation amérindienne et au temps qui fuit sans qu’on ne puisse jamais le fixer.