Loretta a 16 ans quand sa vie bascule, un chaud matin de 1937. « Les hommes vous décevaient toujours… il n’y avait rien à espérer d’eux, rien. » (p. 34) Finis les beaux rêves d’une vie différente. En quelques années, elle est mère plusieurs fois. Après elle, ce sont deux de ses enfants dont le récit suit alternativement le point de vue. Jules est prêt à tout pour l’étrange femme dont il est amoureux, Maureen veut tout faire pour échapper à la pauvreté laborieuse et triste à laquelle son milieu la destine. « Qu’est-ce que tous ces gens et toutes ces choses faisaient ensemble ? Que lui voulaient-ils ? » (p. 117) Dans le Détroit des années 1930 à 1970, on suit ces personnages accablés par la fatalité et la violence de l’existence. Le manque d’argent et le désir de sécurité sont des obsessions qui poussent les personnages aux dernières extrémités. Le quotidien est forcément sordide et tout ce qui sort de l’ordinaire est dangereux, voire mortel. « Quand on souffre de la façon dont j’ai souffert, on n’en tire aucune leçon ; ça ne vous apprend rien, et ça ne vous rend pas meilleure : cela ne fait que vous briser totalement… » (p. 460)
Le titre désigne avant tout la famille à laquelle on est bien obligé d’appartenir par le sang, mais dont on voudrait se défaire, et tous les autres ensembles dont on rejette les valeurs, les comportements ou la différence. Ce pronom marque toute la distance que chaque protagoniste essaie de mettre en lui et les autres. Il souligne le sentiment de non-appartenance à un groupe qui semble indistinct et le désir violent de s’en démarquer. « Quelque chose en lui aspirait à ce genre de vie, fatale, marginale, enchanteresse. » (p. 104) Et pourtant, les années passant, il faut bien admettre qu’on est comme eux, qu’on est eux. La désillusion est toujours douloureuse, car il est bien difficile d’être unique. Le grand drame de cette famille est l’impossibilité de communiquer : si ce ne sont pas des cris, c’est un mutisme rageur ou des claques qui résonnent, ne laissant aucune place à la sincérité et à la découverte de l’autre. « Il m’a appris tout ce que j’ai besoin de savoir sur le silence. » (p. 151) À la longue, cela devient un mode de fonctionnement par défaut, et le silence fait place à la méfiance la plus totale. « J’en suis arrivé à la conclusion qu’on est tous seuls, chacun de nous. » (p. 333)
Pour écrire son troisième roman et premier succès, l’autrice s’est inspirée de l’histoire d’une de ses anciennes étudiantes et des lettres que celle-ci lui a adressées, comme cela est repris dans le récit. « Est-il insultant de dire que je vous écris parce qu’il y a quelque chose qui me ressemble en vous ? » (p. 349) Joyce Carol Oates explore déjà des sujets qui traversent toute son œuvre gigantesque, comme la souffrance des femmes, notamment la dépression, si mal identifiée et tabou pendant des décennies, et qui a fait tant de dégâts dans les foyers américains. « Une femme ne grandit que pour recevoir tous les emmerdements possibles des hommes ; après quoi, elle s’écroule, c’est comme ça. » (p. 236) Eux est le troisième opus de la Tétralogie du Pays des merveilles dont il faut impérativement et rapidement que je découvre les autres titres. Il est un des romans les plus forts que j’ai lus de cette autrice que je vous invite chaudement à découvrir !