Nouvelles de Françoise Xenakis.
Martha, Xanthippe, Adèle, Jenny et Alma ont été les épouses de grands hommes, penseurs et artistes. Sigmund Freud, Socrate, Victor Hugo, Karl Marx et Gustav Mahler, aucun d’eux ne peut se plaindre d’avoir vécu seul ou mal accompagné.
Martha Freud est une fine mouche, féministe éclairée et femme pratique. Soutien indéfectible du grand docteur viennois, elle écoute, conseille voire psychanalyse son époux. « – Mais, Martha, c’est toi qui par instinct me met sans cesse sur la voie! – Mais non, Sigi, moi j’ai l’instinct, toi tu le mets en loi. C’est ça qui est capital. L’instinct seul n’est que de la chiromancie. » (p. 39) Et modeste avec ça!
Xanthippe, en dépit de l’indifférence voire de la haine qu’elle suscite chez son époux, si férocement épris d’Alcibiade, n’a eu de cesse d’admirer l’orateur et le penseur. Mais vivre dans l’ombre de Socrate la rend aigrie et virulente, faisant d’elle l’archétype de la mégère. « Pourtant, elle n’était pas que cris et Socrate le Sage, celui qui nous guide encore, avait beau la traiter de gallinacée, elle était une gallinacée au coeur tendre. » (p. 59) Une poule amoureuse, on aura tout vu !
Adèle Hugo, après les effusions amoureuses des premières années de mariage, se refuse à un époux qui ne sait pas se contrôler. Vigilante, fidèle et honnête à l’extrême, elle accepte avec dignité la relation de son époux avec Juliette Drouet. Ainsi, Victor Hugo eut deux femmes, l’une qui incarnait les valeurs sacrées du mariage et l’autre qui représentait l’éternel féminin.
La baronne Jenny von Westphalen a déchu en épousant Karl Marx. Ce penseur rêveur, idéaliste et révolutionnaire a été un piètre époux, incapable de subvenir aux besoins du ménage, sans cesse en quête des subsides de l’ami de toujours, Friedrich Engels. La rage bouillonne en Jenny qui ne s’autorise à exprimer sa rancœur que dans des lettres qu’elle détruit sans les donner. « Je n’en peux plus de cette image de toi, Karl le révolutionnaire parfait. […] Toi le révolutionnaire parfait qui as eu peur de l’écriture comme de la mort des années durant et qui s’est servi d’un autre. Toi le révolutionnaire parfait qui n’a jamais participé dans ta chair à une révolution, puisqu’il fallait que tu témoignes. […] Mais moi, Jenny von Westphalen, ton épouse déviationniste, certes! je sais que ce n’est pas vrai. » (p. 123)
Alma Schindler, en épousant l’immense génie musical que fut Gustav Mahler, a remisé ses espoirs et son talent de musicienne. « Vu l’insigne honneur que le Maître m’a fait en me choisissant parmi tant de postulantes, je n’ai plus qu’à payer ce choix par un silence poli et souriant. Oui, mais là il y a un malentendu, car vous m’avez aimée, Maître, justement parce que je n’étais pas polie et ne souriais que lorsque je voulais et non quand on l’attendait. » (p. 219) Et pour laisser tout le talent créatif du pudibond et tyrannique Malher s’exprimer, Alma devait entretenir le silence le plus absolu, muselant leurs filles, le chien, les cloches des vaches… « J’ai acheté ce matin un autre balai, j’ai bien noté, tu n’auras plus à me le redire, que le chuintement du balai de genêts te dérange. J’ai acheté un balai en poils de soie. Il se taira. Lui aussi. » (p. 182) Sois belle et tais-toi ? Pire que cela !
« Merci aux auteurs que j’ai lus ou relus pour bien m’imprégner des maris et me confirmer dans mes intuitions quant à leurs épouses. » (p. 251) L’auteure ne dissimule pas avoir fait œuvre de romance et avoir imaginé pour bonne part l’existence et les pensées des épouses qu’elle met en scène. Si la tendresse et l’admiration qu’elle a pour ces « femmes de… » sont manifestes, plus manifeste encore est le plaisir ironique qu’elle prend à égratigner voire ébranler les portraits hiératiques de grands hommes qui furent de médiocres époux.
Si la qualité de l’écriture diffère d’une nouvelle à l’autre, le ton reste celui de l’empathie, parfois teinté d’humour mais plus souvent de renoncement. Et il point derrière ces portraits de femmes de l’ombre un portrait inattendu, celui de l’auteure, elle-même femme de… , et l’on comprend mieux soudain ces histoires d’épouses et de ménages.