Textes de Joris-Karl Huysmans.
Croquis parisiens – Huysmans décrit son Paris, celui qu’il a visité, celui qu’il aime et qu’il connaît. Il adresse ses « croquis » à des amis, artistes et intellectuels. Tout commence aux Folies-Bergère. « Il faut ici de la musique pourrie, canaille, quelque chose qui enveloppe de caresses populacières, de baisers de la rue, de gaudrioles à vingt francs la pièce, le lancé de gens qui ont copieusement et chèrement dîné, des gens las d’avoir brassé des affaires troubles, traînant dans ce pourtour l’ennui de saletés qui peuvent tourner mal, inquiétés par leurs courtages louches de valeurs et de filles, égayés par des joies de forbans qui ont réussi leurs coups et se grisent avec des femmes peintes, au son d’une musique d’arsouilles. » En sortant de là, on est prêt à suivre l’auteur partout, dans les lieux les plus populaires, enragé de côtoyer comme lui le peuple de Paris.
La blanchisseuse, le petit commerçant, la prostituée, le vendeur de marrons et bien d’autres sont gratifiés d’un portrait sans fard. Sous la plume crue et précise de Huysmans, le ton se fait paternaliste, tendrement goguenard, inquiet et complice. Ici, Huysmans n’est pas l’auteur naturaliste des débuts : c’est un homme curieux, un flâneur. Même s’il dit que « ce sont les fallacieux rosbifs et les illusoires gigots cuits au four des restaurants qui développent les ferments du concubinage dans l’âme ulcérée de vieux garçons », il ne s’agit pas de tirer des conclusions de toutes les observations qu’il mène. Il laisse cela à d’autres. Ne compte que l’instant pris sur le vif, l’immédiateté de la gorge qui se découvre et du cri lancé dans la ruelle. Huysmans est ici poète, critique d’art et peintre, mais avant tout jouisseur. Il se délecte de ces images crasseuses d’un Paris canaille et superbement vivant. Mais son œuvre n’est pas que pittoresque : Huysmans ne veut pas nos rires moqueurs, il tend au sublime. Du fétide, du délabré et du médiocre s’élève toute la puissance de sa prose poétique. Les natures mortes qui closent le texte sont des rêves fantasmagoriques qui annoncent de prochains surréalistes. Huysmans est de ces auteurs qu’on ne peut classer dans un genre, tant il se les approprie, les sublime et les devance tous.
Et que dire des paysages ! Esthète mélancolique, Huysmans a sa propre idée du beau et il est impossible de ne pas la partager. « La nature n’est intéressante que débile et navrée. Je ne nie point ses prestiges et ses gloires alors qu’elle fait craquer par l’ampleur de son rire son corsage de rocs sombres et brandit au soleil sa gorge aux pointes vertes, mais j’avoue ne pas éprouver devant ses ripailles de sève, ce charme apitoyé que font naître en moi un coin désolé de grande ville, une butte écorchée, une rigole d’eau qui pleure entre deux arbres grêles. Au fond, la beauté d’un paysage est faite de mélancolie. » La ville n’est belle que tortueuse et humide. Ses atours publics sont méritants, mais la rectitude et la symétrie sont trop ennuyeuses. Huysmans recherche le mouvement partout : traqueur de vie et d’impulsion, ses croquis ne figent pas l’image, ils lui confèrent l’éternité du mouvement inachevé.
Si j’ai aimé les Croquis parisiens ? Ça se passe de commentaires, non ? Une fois encore je suis séduite par la plume de Joris-Karl Huysmans. Cette façon de tout dire dans le détail, mais sans alourdir la phrase, me transporte. Les métaphores et les images rendent sensibles un désir qui ne s’éteint jamais : naturaliste, sataniste, décadent, converti, ce qui anime Huysmans a plusieurs visages, mais un seul but : le plaisir. Le plaisir de dire, le plaisir de décrire, le plaisir de rendre vivant.
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À vau l’eau – M. Folantin a quarante ans, un emploi de bureau médiocre. Il est célibataire et hypocondriaque. Il traîne le dégoût de la solitude et d’une existence médiocre. Un soir plus triste que d’autres, « un grand découragement le poigna ; le vide de sa vie murée lui apparut, et, tout en tisonnant le coke avec son poker, M. Folantin penché en avant sur son fauteuil, le front sur le rebord de la cheminée, se mit à parcourir le chemin de croix de ses quarante ans, s’arrêtant, désespéré, à chaque station. »
Ce qui tombe sur le dos de l’amer Folantin, c’est le taedium vitae. Les quelques sursauts de tempérament qu’il éprouve sont tous mouchés comme des flammes trop courtes. Folantin se laisse envahir par l’indolence et cultive une certaine incapacité à éprouver des satisfactions. Tout n’est que pétard mouillé entre ses mains : ce cigare ne tire pas, cette viande est sèche, ce vin a un goût d’encre. Puisque rien ne le contente, Folantin se laisse aller à l’abattement. « Ni le lendemain, ni le surlendemain, la tristesse de M. Folantin ne se dissipa ; il se laissait aller à vau-l’eau, incapable de réagir contre ce spleen qui l’écrasait. […] Peu à peu, il glissait à un alourdissement absolu d’esprit. » Il est très drôle de constater que le dégoût de la vie naît chez Folantin d’un dégoût de la nourriture : aucun plat, aucun restaurant ne trouve grâce à ses yeux. Mal nourri et affamé, sa faim inassouvie se reporte et se cogne à toutes choses. Rien ne sublime chez lui : Folantin est guidé par l’appétit premier, obsédé par la mangeaille.
La fin est délicieusement sordide. Huysmans ne cache qu’à peine son mépris pour cet escogriffe à la triste figure. On peut voir dans cette nouvelle une image en creux du roman À rebours. Le personnage éprouve le même dégoût de la vie et la même impossibilité à supporter son siècle. Mais Folantin n’a pas la richesse de Des Esseintes et il n’éprouve que de maigres consolations là où le dandy décadent d’À rebours croit noyer son malaise dans des dépenses folles. Folantin n’est pas un esthète, il n’aspire pas au beau. Son malaise est et reste physique, alors que celui de Des Esseintes lui fait vouloir toujours plus et toujours mieux.
Cette nouvelle est intéressante et délicieusement cynique, mais il y manque un je-ne-sais-quoi qui la rendrait inoubliable. Néanmoins, Huysmans maîtrise encore et toujours sa plume. Dans ses textes, le langage s’anime plus fortement qu’ailleurs.
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Un dilemme – Jules, fils de M. Lamblois, décède après une pénible maladie. Ni marié, ni père, ses biens reviennent à ses plus proches parents. Mais voilà que M. Lamblois et Maître Le Ponsart, notaire et grand-père du jeune homme, reçoivent une lettre d’une femme qui dit être enceinte de Jules. La jeune Sophie Mouveau n’était pas la bonne du garçon, mais sa compagne. Cela est intolérable pour le père et le grand-père, bien décidés à ne pas perdre un centime des 100 000 francs que possédait Jules. Maître Le Ponsart se rend auprès de Sophie et lui fait une cruelle proposition : « Ou vous êtes la bonne de Jules, auquel cas vous avez droit à une somme de trente-trois francs soixante-quinze centimes ; ou vous être sa maîtresse, auquel cas, vous n’avez droit à rien du tout ; choisissez entre ces deux situations celle qui vous semblera la plus avantageuse. Et ça s’appelle un dilemme ou je ne m’y connais pas. » Que peut une pauvre fille devant l’avarice et la mauvaise foi de deux bourgeois sans vergogne ?
C’est un féroce tableau de la bourgeoisie provinciale que Huysmans dresse ici. La commisération et la charité ne sont pas de mise dans les affaires de gros sous. Une fille-mère dérange toujours et n’a pas sa place dans les familles bien-pensantes. La pingrerie maladive du notaire explose dans ce dilemme qui place une femme devant les deux seules positions que lui offre son célibat : le rôle de la maîtresse ou celui de la servante. Pas d’amour, pas de sentiment, rien d’humain, une simple équation. Sophie est une femme que l’on congédie – pire ! – que l’on méprise avant de l’oublier, tout en se frottant le ventre devant une si bonne affaire.
Cinglante et grinçante, cette nouvelle n’est tendre ni avec les hommes ni avec les femmes. Les premiers sont des loups vulgaires, les secondes sont des idiotes sans force. La comédie humaine selon Huysmans est délicatement immonde : elle exhale un parfum putride et désabusé.
Ces trois textes de Joris-Karl Huysmans m’ont ravie et confortent plus que jamais mon envie de tout lire de lui, tout !