Celle qui réchauffe l’hiver

Roman graphique de Pierre Place.

Ce froid et cette faim qui déciment le clan, on n’en avait pas connu de mémoire d’anciens. La laideur des corps affamés et des esprits fatigués ne peut pas continuer. Il faut apaiser la Dame sous la Mer, la séduire, la coiffer et libérer de ses cheveux les phoques, les morses et les guillemots. Tagak et Anki, deux jeunes chasseurs maladroits, décident de tenter l’aventure. « Bien plus que de grands chamans, c’est de beaux jeunes hommes que la Dame sous la Mer a besoin. » (p. 39) Ce qui se passe alors sous la banquise appartient à la légende. Mais les suites de cette expérience poursuivent Tagak et Anki. Leurs épouses le sentent : les deux hommes ont irrités les esprits, les dieux et les géants. Ces derniers exigent réparation et le tribut à verser sera extraordinaire.

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Amaat ou Celle qui qui Réchauffe l’hiver est une vieille femme, une conteuse. Des décennies plus tôt, elle est celle qui a sauvé le clan en faisant revenir le printemps. Elle communie avec les esprits et elle sait les sacrifices et les quêtes à mener pour apaiser les divinités. Il n’y a pas de frontière infranchissable entre le monde des hommes et celui des forces de la nature. Le progrès n’y change rien : ces deux univers restent liés. « Tout ce qui se passe dans le monde des esprits ne peut pas être jugé ici, parmi les hommes. » (p. 94) L’ordre du monde passe par ce subtil équilibre entre visible et invisible.

La magie et la mythologie des Inuits sont superbement mises à l’honneur dans cette bande dessinée qui fait aussi la part belle à l’humour et au second degré. La modernité marche sur la pointe des pieds sur la banquise, sans faire trop de bruit. Cette étendue de glace et de vent ne se laisse pas circonscrire par un avion. Il y a des traditions plus puissantes que les feux d’une motoneige. Les femmes de Tagak et Anki n’ont pas leur langue dans la poche : elles sont railleuses et exigeantes et elles ne s’en laissent pas compter par leurs nigauds d’époux. À croire que la banquise appartient aux femmes. Pas facile d’être un pourvoyeur viril et sagace à l’heure du moteur à explosion !

Si l’on sait qu’une femme ne peut pas s’opposer à une créature fantastique, il apparaît cependant qu’une déesse ne sort pas toujours victorieuse d’un combat contre une épouse jalouse et amoureuse. Un des fils rouges de l’histoire, c’est la crise de couple et le désir d’enfanter. La bande dessinée dessine une boucle et s’inscrit dans le recommencement : celui de la journée et des saisons, celui de la vie. Il n’y a pas de fin, mais des reprises et des prolongements. Se dessine alors une fresque inachevée dont le récit n’en finit pas de repartir aux origines pour expliquer l’instant présent.

L’image se compose de lignes très dynamiques et de couleurs très naturelles. La lumière au cercle polaire est faite d’ombres et de recoins. Le dessin s’inspire des traditions picturales Inuits, notamment pour la représentation des esprits et des animaux. On plonge ici dans le conte traditionnel, mais on ne laisse pas sa perspicacité ni son humour dans l’igloo. C’est même fortement décommandé !

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