Roman de Boris Vian.
Lee Anderson livre l’aveu jouissif d’une vengeance implacable. « Gérant de librairie à Buckton : voilà mon nouveau boulot. » (p. 12) Mais ce après quoi il court, c’est un objet sur lequel déverser sa haine et venger la mort du gamin, son petit frère. En attendant, il tue le temps avec une bande de jeunes gens aux mœurs plutôt légères. Puis il rencontre Jean et Lou Asquith et il sait qui subira ses foudres. Contrairement à Tom, son frère à la peau noire, Lee ne croit pas en la force de la religion pour surmonter les épreuves. « Il était trop honnête, Tom, c’est ce qui le perdait. Il croyait qu’en faisant le bien, on récoltait le bien, or, quand ça arrive, ce n’est qu’un hasard. Il n’y a qu’une chose qui compte, c’est de se venger et se venger de la manière la plus complète qui soit. » (p. 88)
Ce que personne ne sait, mais que certains soupçonnent, c’est que Lee Anderson est un nègre blanc. Et être nègre, ce n’est pas la meilleure façon pour un homme de rester en vie dans les années 1940, surtout s’il fricote avec des jeunes filles blanches. Mais Lee dissimule sa vraie nature. « Avec ces cheveux blonds, cette peau rose et blanche, vraiment, je ne risquais rien. Je les aurai. » (p. 49) Lee Anderson ne renie pas son sang, bien au contraire : « je sentais le sang de la colère, mon bon sang noir, déferler dans mes veines et chanter à mes oreilles. » (p. 85) Mais il se sert de sa différence de peau à son avantage pour exercer sa vengeance. Quoi de plus jouissif que de souiller deux filles blanches de toutes les manières possibles ? La vengeance de Lee s’accompagne en effet d’une quête de jouissance : le plaisir qu’il donne aux filles est d’autant plus partagé qu’il est lourd d’ironie et de cynisme. Au-delà des apparences, le mal se joue des pudeurs et des tabous.
Le récit que livre Lee Anderson est le lent déroulement d’une projection sur le futur. Dès le titre, une haine pure coule sur le texte et toute l’écriture en est imprégnée. La plume de Vian célèbre également le plaisir de blesser et de pervertir. Une fois sa vengeance consommée, la narration échappe à Lee et la fin du récit, attendue, est menée par un narrateur neutre, comme une caméra embarquée sur le capot d’une voiture de police qui filme tout au ralenti.
J’avais lu ce roman quand j’étais môme. Mon souvenir était flou et je ne me rappelais qu’un certain déplaisir. À le relire aujourd’hui, j’ai bien plus apprécié le style de Boris Vian et le cynisme de cette histoire. Au-delà d’une critique de la ségrégation et des brimades faites aux noirs, ce roman célèbre la liberté d’agir sans entrave et sans tabou. Tout simplement exaltant.
Le film de Michel Gast avec Christian Marquant, sorti en salle en 1959, est loin d’être fidèle au roman. Les personnages ont des noms différents et la poursuite de la vengeance n’est pas le cœur du film. Un autre méchant entre en scène et le héros principal a le cœur bien plus tendre que son homologue de papier. De noir, le film n’a en fait que la pellicule et l’histoire verse assez vite dans la parabole grossière du bon nègre/méchant blanc. La fin est d’un ennui considérable. Pas étonnant que ce pauvre Boris Vian soit mort durant la première projection du film…