Bande dessinée d’après le roman d’Eugène Sue. Scénario de Fabien Nury. Dessin de Brüno.
En Afrique, le conflit entre les petits et les grands Namaquas a pris un nouveau visage avec la traite des noirs. Désormais, la tribu victorieuse livre les vaincus aux blancs qui les embarquent dans des vaisseaux qui partent vers les colonies américaines. Voilà qui fait bien l’affaire des négriers pour qui l’homme noir n’est qu’une marchandise : ils se pensent tellement supérieurs et mieux éduqués, ces avides commerçants : « Ils ont enfin renoncé à manger leurs prisonniers pour pouvoir nous les vendre. » (p. 12) Chez les petits Namaquas, c’est la désolation. Mais Atar Gull, le jeune fils du chef, reste ferme. « Moi, Atar Gull, je ne pleurerai jamais. Jamais. » (p. 4)
Les années passent. Sur son bateau, le capitaine Benoît ne pense qu’à en finir avec ce commerce immonde pour enfin retrouver son épouse restée en France. Mais alors que ses cales sont pleines de cette précieuse marchandise humaine, son navire est abordé par Brulart, pirate qui veut tirer parti du conflit entre les petits et les grands Namaquas pour remplir doublement ses cales et ses poches. Parmi les esclaves qu’il a volés, il y a Atar Gull, nouveau chef des petits Namaquas. Il est grand, puissant et fier. L’esclavage ne l’avilit pas et il porte sa noblesse avec arrogance.
La traversée est longue et semée de périls. À l’arrivée à Port-Royal, en Jamaïque, la précieuse cargaison a souffert. « 17. Sur la bonne centaine au départ de l’Afrique. Il était temps qu’on arrive. » (p. 44) Atar Gull et les Namaquas survivants sont vendus à Tom Will, propriétaire de la plantation de Greenview. Les esclaves constituent la dot de sa fille. Sur les terres de Jamaïque, Atar Gull se montre un travailleur exceptionnel et un esclave obéissant. Étonnant de constater comme le chef des Namaquas est devenu docile. Jusqu’au jour où il découvre, pendu à un arbre, son père, l’ancien chef de la tribu, qui avait été capturé des années plus tôt. Atar Gull jure de venger son père et il ne laisse rien se mettre en travers de son projet. Avec l’aide de nègres marrons qui ont fui leurs maîtres, ceux que l’île appelle les « empoisonneurs », il met en œuvre une terrible machination. Son objectif est d’asservir son propre maître. « Maintenant, Tom Will n’a plus que moi au monde… et je souhaite que cela dure. » (p. 73)
Brulart est une terrifiante figure grise. Les broderies de sa redingote lui font comme un squelette sur la silhouette. Son nez exagérément busqué et son regard à demi fou le placent parmi les monstres. Par quelques brèves incursions dans son passé, on comprend que cet opiomane est presque un mort-vivant, un être retranché du monde. À l’opposé, lui faisant face, se tient Atar Gull. Avec son corps massif, son visage dur, ses pupilles blanches et les marques qui ornent ses joues, le puissant chef des Namaquas est un personnage vivant et magnifique. Mais seule sa haine le maintient en vie. Si on l’en prive, il ne sera qu’une coquille vide et désespérée.
En camaïeux de bruns et marron, les dessins sont très puissants et montrent des visages très expressifs dans un monde résolument dur et violent. L’image se veut brute et animale. À la fois très sensuelle et très brusque, elle oppose sans cesse les êtres et les choses. Un des contrastes les plus saisissants est celui qui réunit le doux pastel de la robe de l’héritière de la plantation de Greenview à la peau nue, noire et brillante de l’esclave dépossédé de tout, même de lui-même. Dans la première partie qui se déroule en mer, Brüno propose de superbes marines : en version 7° art, ces représentations d’ordinaire très classiques ont quelque chose de particulièrement novateur, avec un dynamisme superbe.
L’histoire d’Atar Gull est celle d’une haine inexorable et d’une vengeance si patiente qu’elle confine à la folie pour ses deux acteurs. On est bien loin du mythe du bon sauvage qui se civilise au contact de ses maîtres. Ici, le sauvage est brutal et il ne se civilise que pour se venger et pour retourner contre ses bourreaux tous leurs pseudo bienfaits. Je ne sais s’il faut prendre le parti de Tom Will qui perd tout sous les mains meurtrières d’Atar Gull ou s’il faut prendre en pitié l’esclave qui n’avait rien demandé, mais qui, refusant de se soumettre, ferme son cœur à la bonté. Le sous-titre est lourd d’ironie tragique. Impossible d’y croire, dès le début. Et la première de couverture de cette superbe bande dessinée donne immédiatement le ton : nous allons rencontrer des êtres terribles, sans pitié.
Je n’ai pas réussi à trouver le texte d’Eugène Sue que j’ai lu il y a très longtemps. Mais je le recommande au même titre que l’œuvre de Nury et Brüno.