Roman graphique de Manu Larcenet. D’après l’excellentissime roman de Philippe Claudel. (Je ne suis pas objective, et alors ?)
Tome 1 : L’autre
Une nuit, peu de temps après la guerre, le village est devenu fou et a tué un étranger. On demande alors à Brodeck d’écrire ce qui s’est passé, même s’il n’était pas là, même s’il n’a pas participé. « On te demande pas un roman, Brodeck ! Tu diras les choses, c’est tout, comme pour un de tes rapports. » (p. 14) Que doit-il écrire ? Une confession ? Un plaidoyer ? Peu importe, il faut que son rapport sauve le village puisqu’une telle horreur ne saura pas rester secrète. « Il faut que ceux qui liront ton rapport comprennent et pardonnent. » (p. 16) Écrasé par cette tâche, Brodeck rédige aussi sa propre histoire et raconte son enfance, son arrivée au village, comment Fédorine l’a sauvé et comment il a essayé d’être heureux avec Emélia et Poupchette après la guerre.
Tome 2 : L’indicible
Brodeck fait de son mieux pour reconstituer les évènements. Il interroge et il confronte. Mais son rapport semble vain avant d’être achevé. « Une fois les quelques taches sur le mur nettoyées, ne restera de l’Anderer que son souvenir… et les hommes d’ici se flattent d’avoir la mémoire courte. » (p. 10) Poursuivant son cheminement intérieur, il raconte comment il est devenu un chien pour survivre dans l’horreur d’un camp pendant la guerre. Comment sa douce Emélia a perdu la parole pour avoir voulu aider des étrangères. Et combien il aime sa petite Poupchette, innocente sauvée de l’horreur. Si l’horreur du mal commis par les ennemis est si indicible, c’est probablement parce qu’elle ne parvient pas à dissimuler ce que des voisins ont fait pendant la guerre. En écrivant, Brodeck veut se souvenir, mais aussi oublier et tout recommencer.
Pour moi, Manu Larcenet, c’était Le retour à la terre et des petits personnages simples et rigolos. C’est bête de s’en tenir à des idées reçues ou à ce qu’on croit connaître, n’est-ce pas ? Avec Le rapport de Brodeck, Manu Larcenet signe un chef-d’œuvre. Les deux albums sont à l’italienne (les couvertures affichées sont celles des coffrets qui entourent chaque volume) : ce format change la perspective et l’acte de lecture. J’ai eu l’impression de dérouler un long parchemin, de réaliser un acte un peu sacré, en tout cas chargé de sens. Les dessins en noir en blanc ne noient pas le peu de texte transcrit par Manu Larcenet : en fait, la puissance de l’image rend hommage à la force évocatrice des mots de Philippe Claudel. Une preuve évidente que ce qui se conçoit clairement s’exprime tout aussi clairement. Sous le pinceau de Larcenet, une ride ou un rictus vaut mille mots, mais le texte de Philippe Claudel résonne à chaque case. Comment ne pas être saisi par la précision des visages et la beauté de ces gueules austères et farouches ? Il y a des pleines pages qui ne sont qu’envol d’oiseaux ou fils barbelés : elles ont des allures de gravure, elles sont époustouflantes. Le blanc domine et on pourrait se perdre dans la répétition de ces motifs ou dans ces paysages de neige noire. Il y a aussi des visages qui n’en sont pas, des masques d’horreur posés sur la face d’hommes qui n’en sont plus.
En mettant en images les mots de Philippe Claudel, Manu Larcenet a créé une œuvre nouvelle et puissante qui rend hommage à sa source et la sublime. Le rapport de Brodeck version Larcenet est à mettre sous tous les yeux !