C’est avec joie que j’ai retrouvé Saltiel, Mangeclous, Salon, Michaël et Mattathias, les cousins de Solal, ces truculents juifs de Célaphonie. « Ils étaient l’aristocratie de ce petit peuple confus, imaginatif, incroyablement enthousiaste et naïf. » (p. 80) Au début du roman, Mangeclous a pour projet de de suicider, mais il décide finalement que la perte de lui-même lui serait une trop grande peine à supporter et une immense perte pour le monde. Et il a tant de projets de fortune, tant d’idées grandioses dont il a le devoir de faire profiter l’humanité. Il est toujours le même filou baratineur, le même entourloupeur magouilleur, mais son cœur et sa générosité, finalement, sont immenses. « Mangeclous n’aimait pas l’argent, mais l’idée de l’argent et en parler beaucoup et se rengager de ses capacités. Son amour de l’argent était poétique, innocent et en quelque sorte désintéressé. » (p. 32) Après s’être autoproclamé recteur de l’Université de Céphalonie qu’il a créée, il la dissout quand Solal envoie un chèque à ses cousins et les invite à le rejoindre à Genève. Et voilà les cinq Valeureux qui s’embarquent pour un périple, avec force victuailles dans leurs poches. « Quoi de plus beau que manger ? Le seul inconvénient étant qu’ensuite tu n’as plus faim, ce qui est dommage. » (p. 157)
Le narrateur/auteur s’adresse au lecteur pour justifier son texte et son amour pour ses personnages. « Mais qu’y puis-je si j’aime aussi mes Valeureux qui ne sont ni adultes, ni dignes, ni sérieux, ni de peu de paroles ? J’écrirai donc encore sur eux, et ce livre sera mon adieu à une espèce qui s’éteint et dont j’ai voulu laisser une trace après moi, mon adieu au ghetto où je suis né, ghetto charmant de ma mère, hommage à ma mère morte. » (p. 91) Comment ne pas les aimer, ces Valeureux si doués de la plume et de la rhétorique ? Mangeclous donne une leçon de séduction en réécrivant Anna Karénine et il écrit des épîtres majestueuses et interminables aux grands de ce monde. On ne peut qu’apprécier le ton goguenard et attendri du narrateur et grincer des dents quand il évoque l’antisémitisme qui a ravagé l’Europe. Devant ce constat désolé, on comprend d’autant mieux l’affection de l’auteur pour ses héros. Et on se prend également d’affection pour lui, car on le voit vieux, malade et mourant. Quand il s’adresse à sa Bien-Aimée, on entend presque le Cantique des Cantiques.
Après la grande beauté de Solal et de Belle du seigneur et la truculence débonnaire de Mangeclous, Albert Cohen clôt son cycle avec un dernier chef-d’œuvre, une dernière pique, une pointe sublime, un pied de nez à la littérature et à l’histoire : ses Valeureux seront éternels au nom de tous les juifs disparus.