Ludvik vient de quitter son ancien professeur, Joachym Brum, un entêté qui a décidé du jour de sa mort. Auprès de cet homme, Ludvik a appris bien des choses, mais depuis longtemps il traîne une indifférence morne : il ne voit plus le mystère des choses. « Il manquait à Ludvik cet élan, cette inépuisable générosité que seul octroie l’oubli de soi. Plus l’oubli est profond, plus le cœur est prodigue. Ludvik était simplement las de lui-même, et donc de tout et de tous. » (p. 21) Le lecteur découvre peu à peu la vie de cet individu : il est revenu dans son pays après 11 ans d’exil volontaire, d’une part pour vivre le renouveau de sa patrie, mais surtout pour échapper à la blessure d’un amour malheureux. « Il montait en chute libre dans le désert de l’amour même. » (p. 29) Il effectue donc un exil à rebours : il quitte la femme perdue pour le pays retrouvé, mais il n’est en rien un enfant prodigue, ne retrouvant pas sa place et ne se sentant pas accueilli avec chaleur. « Il était repu de liberté, mais infirme d’idéaux, et amèrement insatisfait de l’être. » (p. 27) Rien ne l’intéresse désormais que la traduction d’un ouvrage hanté par la figure de Rabbi Loew. Mais alors qu’il croise d’étranges personnages au gré de ses pérégrinations et qu’il écoute leurs récits abscons et douloureux, il retrouve en lui une étincelle qui n’est autre que le goût, le sens et la conscience de la vie en tant que chose à expérimenter et à savourer, pas seulement en tant que matière à penser.
Le sel est ici la valeur de la vie, sa saveur et son éclat. « Le sel ! Feu délivré des eaux, grain de pure lumière extrait des antres de la terre. » (p. 62) En cristaux, en grains, en fleurs ou en larmes, le sel a une dimension mythique, biblique. Elle transfigure celui qui en consomme et celui qui en offre. Cet or cristallin se mérite et Sylvie Germain en fait une nouvelle offrande christique. Je ne me lasse pas de la puissance et de l’émotion qui se dégagent du style de cette auteure. Elle parle du chagrin avec la voix de ceux qui l’ont éprouvé au fond d’eux et le portent comme une part d’eux-mêmes. « Que savons-nous d’ailleurs des pleurs cachés des uns et des autres ? Rien ! Et des larmes des anges qui boitent dans nos ombres de pécheurs désinvoltes ? Moins que rien ! Quant aux larmes que Dieu verse au plus secret de sa solitude, nous en ignorons tout ; au mieux nous les nommons silence, au pire, nous les taxons de mutisme. » (p. 136)
Enfin, je ne répéterai jamais assez la beauté que je trouve aux voyages en train : dans ce roman, ils ouvrent et ferment l’intrigue, comme des rideaux de théâtre se mouvant sur le rail. Les trois coups y sont sifflés par le chef de gare. Sur la première de couverture de l’édition de poche, le portrait est une parfaite illustration du texte. Je ne sais pas vraiment l’expliquer. C’est peut-être le regard de cet homme, cette démarche qui fuit le cadre, cette résignation triste. La photo est une œuvre de Tadeusz Kluba, et elle est belle, tout simplement.
Lisez Sylvie Germain, laissez-vous emporter par Immensités, Jours de colère, Le livre des nuits ou encore La pleurante des rues de Prague.