Le verrou et autres contes grivois

Recueil de nouvelles de Guy de Maupassant.

En sept nouvelles, Guy de Maupassant fait la part belle aux amours et aux étreintes. Rien de follement romantique, ni d’éternellement passionné. Chez Maupassant, l’amour est d’abord physique, mais également cynique. Qu’un homme donne son cœur à une femme, pourquoi pas, mais pas plus de deux heures.

Sous la plume de Maupassant, on entend des confidences amoureuses murmurées entre hommes du monde. Certains récits chantent la licence et la cuistrerie. « Ils s’étaient juré, les mains dans les mains, de détourner de ce qu’on appelle le droit chemin toutes les femmes qu’ils pourraient, de préférence celle des amis, de préférence encore celle des amis les plus intimes. » (p. 12) Pour ce qui est des amours parisiennes, on apprend qu’un verrou est un précieux allié des étreintes interdites et qu’il faut se méfier des nombreux atours féminins : mieux vaut corrompre les femmes des autres et du monde derrière des portes closes. Quant à choisir entre une jeunesse et une femme faite, l’homme éperdu n’a souvent qu’à tendre les lèvres pour que le sort choisisse à sa place.

Les amours orientales se déroulent sous des tentes capiteuses et sur des tapis moelleux. Mais les amours mauresques sont dangereuses, surtout quand la femme infidèle se jette au cou d’un Infidèle. En terre d’Islam, le cœur est nomade comme les hommes et l’attachement est encore plus rare qu’en France. Mais pour les senteurs fauves d’une étreinte brune, les hommes oublient tout. « Avec les femmes, il faut toujours pardonner… ou ignorer » (p. 114)

Guy de Maupassant nous parle de femmes qui ne sont pas si farouches et d’adultères plus drôles que dramatiques. Le texte est grivois parce qu’il n’est pas tragique et parce qu’il traite l’amour comme une bagatelle. L’humour affleure sous la plume et le verbe suggère suffisamment pour prêter à rire. Un recueil savoureux.

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Billevesée du dimanche #12

Aujourd’hui, un peu de sémantique ! J’aime chercher le sens premier des mots, sens souvent lié à un usage initial qui s’est perdu. Mon exemple favori est le mot [bureau] !

À l’origine, le bureau (dérivé du mot [bure]) est une pièce de tissu de qualité grossière. Il est devenu la toile sur laquelle les banquiers, usuriers et commerçants comptaient leurs pièces. Par extension, le bureau est devenu le meuble sur lequel on posait la toile. Autre extension, le bureau est devenu la pièce dans laquelle on trouvait le meuble du même nom. On étend encore : le bureau est désormais le lieu général où l’on travaille (qu’il s’agisse ou non de compter sa tirelire). Pour finir, une extension dans la réduction : en informatique, le bureau est ce qu’affiche l’écran d’un ordinateur (souvent posé sur un bureau) quand aucune fenêtre n’est ouverte. On constate que les deux premières acceptions se sont largement perdues, mais que l’on utilise les autres au quotidien.

Alors, billevesée ?

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Ma première nuit ailleurs

Album de Chiaki et Ko Okada.

Lapin est invité à dormir chez Haruchan. Il a un peu peur, c’est la première fois qu’il ne dort pas chez lui. « Ma première nuit ailleurs est pleine de bruits étranges. Mon Crocodile, lui, sent comme d’habitude. Dans ma maison, il y a une odeur que je connais, une odeur qui me rassure. » Lapin sert fort son Crocodile bleu. Mais la petite Haruchan est très gentille et elle devient vite l’amie de Lapin. Ensemble, ils jouent, lis lisent des histoires et ils se promènent. « Le jour d’après, et encore le jour d’après, nous allons dans le parc. Le parc de la première fois, maintenant, c’est mon parc de toujours. » Comme il sera dur de se séparer ! Heureusement, Crocodile sera le relais entre les nouveaux amis.

C’est une histoire toute simple et très jolie où les peurs sont rapidement balayées par la confiance qui naît entre deux enfants. L’amitié ne s’embarrasse pas de pourquoi et s’installe naturellement et durablement. La réserve et la crainte font place au don de soi et au partage.

Le plus beau dans cet album, ce sont les illustrations. Vous me direz que je manque d’objectivité : avec un lapin et une petite fille, vous n’avez pas complètement tort. Mais le dessin se suffit à lui-même. L’aspect crayonné et estompé, les tendres couleurs et les ombres nimbent cette histoire d’une grande tendresse et d’une belle douceur. L’économie est pour beaucoup dans la beauté de l’illustration : sur une double page, on ne voit que Lapin et Haruchan qui soufflent des pissenlits au vent doré.

Haruchan est une adorable petite fille et Lapin est à croquer avec ses longues oreilles et son doux ventre un peu rebondi. Ma première nuit ailleurs est un album qui ravira les enfants et très certainement les parents. Enfin, son épaisse couverture cartonnée et ses pages douces et solides se prêtent à de fréquentes lectures.

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Le club Jane Austen

Roman de Karen Joy Fowler.

Jocelyn, Bernadette, Sylvia, Prudie, Allegra et Grigg décident de se réunir pour discuter des œuvres de Jane Austen. Chaque participant défend son roman préféré, mais surtout « chacun de nous possède sa propre Jane Austen. » (p. 13) Une fois par mois, et à raison d’un roman par mois, le club revient sur l’œuvre et sur l’auteure. Ces rencontres sont surtout l’occasion d’en apprendre un peu plus sur chacun. Ainsi, Sylvia est sur le point de se séparer de Daniel, son époux. Jocelyn n’aime rien tant qu’arranger des mariages. Grigg, seul homme du groupe, lit de la science-fiction. Bernadette pratique le yoga et se marie aussi souvent qu’elle divorce. Allegra est un casse-cou sentimental. Prudie est traversée de désirs plus ou moins avouables.

Et voici la particularité de ce récit. Toutes ces histoires sont « des histoires que nous n’avons pas entendues ». Le narrateur participe au club, mais il n’est jamais identifié comme l’un des membres. Il semble plutôt être une conscience collective, un « nous » qui se constitue en piochant un peu de chacun. C’est ainsi que le lecteur découvre des choses qu’il devrait ignorer quand le narrateur quitte la pièce. Toutefois, ce « nous » n’est pas vraiment anonyme : il est la voix du club, voix destinée à s’éteindre dès que le club cessera de se réunir.

D’un livre à l’autre et au fil des rencontres du club, le lecteur découvre les histoires d’amour de chacun. Désastreuses, ratées, minables ou bancales, ces relations sont passées au microscope. Comme Jane Austen était habile à créer des intrigues amoureuses complexes, le groupe d’amis témoigne que l’amour n’est pas plus simple au 21e siècle. Et surtout, il prouve qu’ « on n’est pas plus raisonnable quand on cesse d’aimer que lorsqu’on commence. » (p. 104)

Ce roman rend hommage à Jane Austen et à son œuvre. Karen-Joy Fowler s’applique à souligner toutes les particularités de l’auteure et ne néglige aucun de ses romans. Attention, si vous n’avez pas lu tous les textes d’Austen, passez en diagonale sur certains passages ! Sans aucun doute, on sent que l’auteure aime Jane Austen. Seul bémol : finalement, ce qui est surtout mis en avant dans ce roman, c’est la place de l’amour et l’importance de ses déboires (oui, ça fait marcher le monde, on le sait bien) : « Ce n’était pas la faute d’Austen si l’amour tournait mal. On ne pouvait même pas dire qu’elle ne vous avait pas prévenu. » (p. 106) J’aurais apprécié que le roman explore davantage le côté social de l’œuvre de Jane Austen.

Petit trait d’ironie : si, pour certains, les femmes qui lisent sont dangereuses, pour d’autres, l’homme semble analphabète, ou presque : « De plus, les hommes ne vont pas à des clubs de lecture, […] Pour eux, la lecture est un plaisir solitaire. En supposant déjà qu’ils lisent. » (p. 15)

Ce roman est, somme toute, très sympathique. J’en attendais davantage, mais il m’a offert un bon moment et quelques éclats de rire.

Il me reste à voir le film de Robin Swicord, film que j’étais convaincue de posséder… J’ai la mémoire qui flanche… En attendant de mettre (ou remettre) la main dessus, je vais lire les trois romans de Jane Austen que je ne connais pas : Mansfield Park, Northanger Abbey et Persuasion.

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Un lac immense et blanc

Roman de Michèle Lesbre.

La narratrice est allée à la gare à la rencontre de l’Italien, un homme qu’elle croise tous les mercredis matins au Café lunaire. L’Italien y parle toujours de Ferrare. Sésame des souvenirs, ce nom réveille la mémoire de la femme. « Au Café lunaire, en présence de l’Italien, je suis dans le temps de ma vie à Ferrare, un temps qui me poursuit depuis que j’ai quitté cette ville à laquelle je pense comme à un amour inachevé. »  (p. 22) Ferrare, c’est une partie de la jeunesse de la narratrice, c’est une longue déambulation citadine au gré d’indices cinématographiques. C’est pourquoi, aujourd’hui, l’absence de l’Italien à la gare ébranle un équilibre déjà très fragile.

Quand elle raconte sa routine matinale, la narratrice souligne la laideur de sa vie de bureau, laideur qu’elle ne peut supporter qu’avec le café qu’elle prend tous les matins et la promenade qu’elle fait dans le Jardin des Plantes. Elle y croise souvent un corbeau et tente de l’apprivoiser. La narratrice souffre d’une grande solitude et sa détresse est sans commune mesure. L’absence de l’Italien, ce matin, est presque inexcusable. Et pourtant : « J’aimerais que l’Italien me rattrape en courant et en s’excusant d’avoir raté son train. » (p. 29) Rêve romantique ? À peine, plutôt espoir de ne plus disparaître dans la brume des jours.

Autre douleur, le Jardin des Plantes est fermé à cause de la neige. Alors la narratrice avance sans but dans la ville blanche et froide. Après l’Italie, c’est l’Aubrac qui remonte du fond de sa mémoire, entraînant dans son sillage les souvenirs d’une jeunesse exaltée. « J’aimais Antoine et Jean. Jean aimait Lise. Antoine m’aimait sans doute, moi c’était surtout notre complicité que j’aimais, ce voyage initiatique et tout un monde que nous inventions. » (p. 40) La narratrice court après un autre absent : un jour, Antoine a disparu et ce départ laisse trop de questions en suspens. « Je me demande ce que sont devenus Lise et Jean, ce que nous sommes devenus sans Antoine. » (p. 17) Toujours, l’absence de l’autre renvoie au constat d’un manque, voire d’un échec. La narratrice aimerait faire le point, redonner du poids à sa vie. Mais outre la détresse et la solitude, il y a un certain lâcher-prise, un abandon plus ou moins consenti : « Mais je ne sais plus très bien ce qu’est le cours ordinaire de mes jours, du moins ce qui lui donne un sens véritable. » (p. 85) Pas de révolte, ni de sursaut. La vie l’emporte et elle ne fait aucun geste pour sortir du lac immense et blanc dans lequel elle sombre.

Son esprit mélange ses souvenirs et l’Histoire, et la narratrice vit une journée à part : mai 68, Woodstock, la Beat Génération, les chars dans Prague, les films d’Antonioni et un roman de Marguerite Duras composent une fresque mouvante qui témoigne des bonheurs et des peines. Et la neige, qui ne cesse de tomber, recouvre tout, comme un sceau fabuleux qui entérine toutes choses : « Je ne veux penser qu’à la neige, à toutes les fois où elle m’a laissé le souvenir d’un moment essentiel. » (p. 49)

Lente élégie, le récit de la narratrice n’est jamais lyrique. Alors que le froid pourrait exacerber les sensations, la neige étouffe les douleurs et calme les mouvements brusques. Pas de doute, un roman qui magnifie à ce point le froid et l’hiver ne pouvait que me plaire. L’errance triste de la narratrice a trouvé quelques échos en moi. Et la citation finale, empruntée à Hannes Pétursson, est superbe : « Mourir, ce n’est rien que le mouvement absolument blanc. » Un très grand coup de cœur pour ce roman de Michèle Lesbre : je découvre l’auteure avec ce texte, je n’en resterai pas là.

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Le temps de l’innocence

Roman d’Edith Wharton.

New York 187*. Le jeune Newland Archer est fiancé à la jolie May Welland. La jeune femme est l’incarnation de la pureté et porte sur son front serein les promesses d’un mariage heureux. Chacun s’accorde à le dire : les deux promis formeront un couple délicieux. « En dépit des goûts cosmopolites dont il se piquait, Newland remercia le ciel d’être un citoyen de New York, et sur le point de s’allier à une jeune fille de son espèce. » (p. 34) Pas un nuage ne semble pouvoir obscurcir le radieux horizon marital d’Archer, d’autant plus qu’ « il était de son devoir, à lui, en galant homme, de cacher son passé à sa fiancée, et à celle-ci de n’en pas avoir. » (p. 47)

 Mais voici que revient d’Europe la comtesse Ellen Olenska, cousine de May. Dans son sillage, un parfum de scandale très tenace fait les choux gras de la haute société new-yorkaise : Ellen a quitté son époux et parle de divorce. La belle comtesse Olenska est une femme compromise qui pense trouver réconfort et soutien auprès des siens, mais c’est compter sans leur goût des apparences et leur respect affiché des convenances. Par amour pour sa fiancée, Newland Archer prend fait et cause pour Ellen. « Il serait tenu à défendre, chez la cousine de sa fiancée, une liberté que jamais il n’accorderait à sa femme, si un jour elle venait à la revendiquer. » (p. 47) Le temps passant, Archer s’éprend de la belle comtesse, mais il n’est pas question de rompre les fiançailles : le scandale serait trop retentissant.

Dans ce roman, Edith Wharton oppose la femme formée pour être une épouse et l’épouse qui cherche à redevenir une femme. Entre la sage et douce May qui est presque programmée pour vouer son existence à son époux et la rebelle Ellen qui veut être libre dans un monde qui assigne aux femmes des fonctions très précises, Archer choisit la raison, sacrifiant l’amour vrai sur l’autel de l’amour sage. « Quand on la trouve, la femme qu’on attend, elle est toujours différente – et on ne sait pas pourquoi. » (p. 302) Persuadé qu’il pouvait façonner son épouse à son goût et orienter son jeune esprit vers des réflexions brillantes, Newland Archer ouvre les yeux trop tard sur un mariage où il s’est perdu. « Comment la vie pouvait-elle continuer aussi pareille, quand lui-même était devenu si différent ? » (p. 195)

Le scandale et la rumeur sont deux composantes essentielles du roman : la haute société new-yorkaise déteste le premier autant qu’elle raffole secrètement de la seconde. Dans cette hypocrisie ambiante, les drames se nouent d’autant plus vite qu’ils ne peuvent se soustraire à la scène publique. Si certains regardent à la dérobée, d’autres poussent le vice à nier toute forme de scandale et d’agitation. Préserver la sérénité et la probité d’une famille passe alors par de mesquins arrangements et des attitudes de composition. « Rien ne lui était plus agréable chez sa fiancée que la volonté de porter à la dernière limite ce principe fondamental de leur éducation à tous les deux : l’obligation rituelle d’ignorer ce qui est déplaisant. » (p. 27)

Le temps de l’innocence, c’est d’abord celui des fiançailles où l’innocence est physique autant que biblique. May perd cette première innocence avec bonheur et consentement dans le mariage. Mais elle perd une autre innocence, celle de l’ingénuité de l’esprit, quand elle perce à jour le secret du cœur de son époux. Pour Archer, le temps de l’innocence cesse dès qu’il rencontre la comtesse Olenska : dès lors, sa tranquillité et ses sereines certitudes sont ébranlées et ne manqueront pas de s’effondrer.

Encore un roman où Edith Wharton dépeint sans concession et sans aménité l’hypocrisie de la haute société new-yorkaise. Les élans de liberté des femmes sont toujours réprimés, voire étouffés, par un monde riche et bien-pensant qui fonde ses principes sur une tradition pourtant toute récente. Lily Bart s’y était brûlé les ailes et Charity Royall y avait presque perdu son honneur. Ici, la comtesse Olenska est d’abord repoussée parce que ses manières européennes dérangent. Mais on aurait pu les lui pardonner si elle était immédiatement rentrée dans le moule : or la fantaisie n’est tolérée que si elle ne déborde pas du cadre d’une bienséance définie par ceux, et surtout par celles, qui ne rêvent que de la bafouer. À la différence des romans Chez les heureux du monde et Été, c’est un jeune homme qui fait finalement les frais d’une société corsetée dans des principes étouffants.

Je cherche maintenant l’adaptation cinématographique faite par Martin Scorsese avec Daniel Day-Lewis, Winona Ryder et Michelle Pfeiffer. Si vous avez, faites-moi signe ! Je serai ravie de prolonger la lecture de cet excellent roman par le film du grand Martin !

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Commissaire Garon – Emphysiqué !

Roman de Raoul Saint-Luc.

Scandale au G20 ! Roland Ariel-Sachs, directeur du Fonds Monétaire de Secours est arrêté en Thaïlande pour viol sur la personne d’une employée d’hôtel. Très rapidement, l’affaire prend des couleurs internationales et hautement politiques. L’Élysée dépêche le commissaire Garon sur place. Sous couvert diplomatique, il doit rencontrer le suspect et la prétendue victime pour glaner un maximum d’informations. Il s’agit avant tout de blanchir Ariel-Sachs pour qu’il puisse rester dans la course aux futures présidentielles. Une mission toute trouvée pour le commissaire divisionnaire de la brigade des affaires générales de Lyon, commissaire dont le boulot est de traiter les dossiers dits sensibles, tout en limitant les fuites.

Tout cela vous rappelle vaguement quelque chose ? Si je vous dis que le supposé viol s’est passé dans un Sofitel, ça vous fait sourire ? L’auteur ne s’en cache pas, il s’est inspiré d’une affaire qui a récemment fait les choux gras de tout ce que la presse compte de feuilles (de chou) crasseuses. Mais le livre de Saint-Luc est un roman, qu’on se le dise ! Preuve en est que le commissaire Garon est un personnage plus crédible que jamais. Pour avoir lu le premier volume des aventures franco-asiatiques du bonhomme, j’étais d’autant plus ravie de retrouver un personnage dont le portrait se développe et s’affine. Un sacré gaillard, ce Garon !

Deux mots sur l’intrigue. L’auteur témoigne simplement que la rumeur est une arme politique, souvent doublement acérée. Avec un cynisme désabusé sur les tractations et autres magouilles qui ont cours dans les hautes sphères, il dépeint sans concession des histoires scabreuses sur fond d’intérêts électoraux/politiques/économiques et j’en passe. À quelques semaines des échéances électorales, ce roman propose la juste dose de réflexion et d’humour grinçant qui peut manquer dans certains débats. Si vous vous interrogez sur ce qui passe derrière les portes closes des ministères, vous ne trouverez pas de réponses dans le roman de Saint-Luc. Mais je gage que vous terminerez votre lecture avec un rictus avisé !

Par rapport au premier tome, la plume de l’auteur s’est affirmée et débarrassée de certains défauts. Le mot est plus sûr et la langue plus nette : Saint-Luc n’avait pas l’habitude d’appeler un chat autrement que par son nom, mais maintenant on peut même l’entendre miauler ! Pas de langue de bois ici et si vous l’aimez vert, le lexique de l’auteur vous ravira. Je vais jusqu’à dire que ce roman n’est pas pour les chochottes : loin d’être cru, le verbe se veut honnête et le propos l’est tout autant. Amateurs de compromis et de demi-vérités, passez outre !

Un truc vous étonne peut-être dans cette chronique, à savoir l’absence de citations. Je plaide coupable. Bien qu’armée de mes sempiternels carnet et crayon, je n’ai pas levé les yeux du bouquin en 3 heures. Résultat, une immersion parfaitement réussie et une page vierge. Une fois n’est pas coutume, je vous laisse ainsi sur votre faim. J’espère juste que Saint-Luc ne me laissera pas trop longtemps sur la mienne avant de sortir un autre volume des aventures du fameux commissaire Garon !

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Billevesée du dimanche #11

Vous saviez que l’origine du mot [blog] est la contraction du terme initial [web log], ou journal de bord sur le web ? Et bien, pas moi…

Alors, billevesée ?

Ceux qui s’offusquent de la brièveté de cette billevesée peuvent contacter le SAV. S’ils veulent vraiment une réponse, tant pis pour eux.

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Calvin et Hobbes – Va jouer dans le mixer

Bande dessinée de Bill Watterson.

Le petit Calvin et sa peluche tigre, Hobbes, n’ont pas fini de nous faire rire. Calvin est toujours ce petit garçon qui se pose de grandes questions sur la vie et le monde. Habité par une mégalomanie qui dissimule plutôt mal une fragilité d’enfant très touchante, Calvin fait montre d’une certaine anxiété juvénile. Mais attention, ses questions existentielles ne sont pas déprimantes ! Par exemple, il se demande comment prouver au Père Noël qu’il a été un gentil garçon tout en continuant à embêter sa voisine, la petite Susie. La lutte entre le bien et le mal l’intéresse surtout pour ce qu’elle lui permet de s’adonner aux pires vacheries sous couvert d’innocence infantile. « Tu es la seule personne que je connaisse dont même le bon fond est tenté par le mal. » (p. 58)

Le gamin est doté d’une imagination débordante qui, outre lui faire imaginer que sa peluche est animée, lui fait voir des bonhommes de neige maléfiques dans le jardin. Sinon il se rêve aussi en Spiff le spationaute ou en Hyperman, redresseur de torts. Mais surtout, il veut convaincre ses parents de ses délires ! Malheureusement pour lui, ces deux-là sont rodés : leur fils est bizarre et tous les bouquins de psychologie infantile ne pourront rien y faire.

Calvin fait montre d’une rafraichissante insubordination face à ses parents ou à sa maîtresse : le filou cherche tous les moyens d’éviter l’école et les corvées pour jouer dans la neige ou rester planqué dans sa chambre. « Dis donc, ta maman est super gentille quand tu l’aides. / Oui, voilà pourquoi je ne l’aide pas d’habitude. J’aime que maman soit impressionnée quand je remplis la moindre de mes obligations. » (p. 7) Petit insolent à la répartie affutée, il reste toutefois un gamin soumis à l’autorité parentale. Comme un nouveau Calimero, toute sa vie semble trop injuste.

Enfin, il excelle dans son rôle de misogyne des cours de récré. « Je suppose que moi aussi je serais agressif avec deux chromosomes X ! » (p. 35) Bien trop fier pour avouer que la petite Susie lui plaît, il tente souvent de lui jouer des tours pendables qui se retournent parfois contre lui. « Le ministère de la santé devrait avertir du danger de jouer avec les filles. » (p. 3)

Entre Calvin et Hobbes, c’est l’amour vache. « Il est jaloux parce que j’accomplis tellement plus de choses que lui. » (p. 35) Même si le gamin est inséparable de sa peluche, il sait aussi la faire tourner en bourrique, mais le matou de tissu ne se laisse pas faire. Et même Susie le constate : « Je ne sais pas ce qui est le plus bizarre : que tu te battes contre une peluche, ou que tu aies l’air de perdre. » (p. 8) Le jeu préféré d’Hobbes ? Bondir sur Calvin et lui faire des frayeurs monumentales. Bizarrement, ça marche à tous les coups ! « Le plaisir de la chasse est très diminué quand la proie a de petites jambes. / Oh, j’en suis vraiment désolé ! » (p. 49)

Désopilant et franchement hilarant, cet album fait la part belle aux bons mots et aux réflexions savoureuses. Qu’on se le dise, Calvin est une terreur dans le bac à sable de la philosophie ! Un vrai régal d’humour et de finesse.

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Obscura

Roman de Régis Descott.

Jeune médecin parisien, Jean Corbel lutte contre les maladies de poitrine et la syphilis. Le souvenir de sa mère morte le pousse à soigner tous les pauvres qui croisent sa route. Sa compagne Sibylle, jeune actrice qui tente de percer, égaie son existence. Mais voilà que des meurtres étranges secouent Paris : un tueur met en scène des cadavres de femmes pour reproduire une toile d’Édouard Manet, peintre décédé quelques années plus tôt. Le plus étrange est que les victimes ressemblent toutes à Victorine Meurent, célèbre modèle de l’artiste. Et l’œuvre est toujours la même, le fameux Déjeuner sur l’herbe qui scandalisa tant les Parisiens lors de sa présentation. « Comment une œuvre d’art pouvait-elle provoquer une telle passion et inspirer un tel crime ? Être à l’origine d’un homicide ? » (p. 165)

Jean Corbel est d’autant plus inquiet que Sibylle ressemble à cette femme. Fait troublant, une femme s’est présentée à son cabinet : cette prostituée est le portrait presque exact du fameux modèle et ressemble à s’y méprendre à l’épouse du docteur. Jean Corbel pressent rapidement qu’un danger pèse sur l’existence de Sibylle, d’autant plus que le meurtrier fait montre d’une grande précision et d’une terrible intelligence dans son crime. « Une telle minutie fait froid dans le dos. Et nous serions donc face à une monomanie particulièrement sophistiquée, au sein de laquelle l’homicide ne serait qu’un moyen de parvenir à certaines fins. » (p. 208) Le but macabre après lequel court le tueur-artiste dissimule en fait une certaine part de génie, mais même le génie a ses limites.

Que trouve-nous dans ce roman policier ? Des prostituées et des maisons closes, de la peinture et des couleurs, des fous et une médecine qui fait des progrès fabuleux. C’est beaucoup. C’est ambitieux. C’est finalement casse-gueule ! À trop vouloir faire coexister le monde médical, le monde artistique et l’univers des filles de joie, l’intrigue disparaît sous des dizaines de références et de concepts. Zola, Manet, Charcot et autres composent un tableau beaucoup trop chargé.

Autre point négatif : j’ai trouvé le style lourd, empêtré dans des clichés et des portraits caricaturaux. Nous avons donc un jeune médecin idéaliste, une prostituée mystérieuse, une actrice légèrement écervelée, un ami solide et fidèle en dépit des crasses qu’on lui fait, un flic borné, un gamin aux faux airs de Gavroche, etc. L’intrigue policière est honnêtement menée, complexe même si elle est un brin convenue. Le coupable ne se laisse pas longtemps désirer : dès sa première apparition, il a la tête de l’emploi.

Je reprends une phrase d’un personnage : « En mettant en scène un cadavre, c’est l’aspect scandaleux de l’œuvre qu’il vise. Ne pouvant égaler son génie, il recherche à dépasser son scandale. » (p. 210) C’est un peu ce qu’a fait Régis Descott en décrivant à l’envi les différentes phases de la décomposition d’un cadavre ou les lésions causées par la syphilis. Un étudiant en médecine n’y trouvera probablement rien à redire. Pour ma part, si de telles descriptions m’intéressaient en l’état, j’ouvrirais un précis d’anatomie. Avec sa charogne, un certain Baudelaire a fait un travail comparable, mais autrement réussi et intéressant.

Toutefois, je ne peux ne pas reconnaître à l’auteur un talent certain pour la description des couleurs et la précision dans la mention des nuances de la palette. Par ailleurs, il aime la peinture et il connaît son sujet. Quiconque aura vu une fois Olympia et le Déjeuner sur l’herbe reconnaîtra les œuvres au travers des descriptions. Hélas, tout cela ne fait pas un roman.

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Billevesée du dimanche #10

Je suis coutumière des rhumes. Pour moi, pas de saison, ça me tombe dessus dès que je suis un peu fatiguée, à peu près 8 fois par an. Je suis donc une grande consommatrice de mouchoirs en papier.

La matière de ces derniers était initialement utilisée comme filtre dans les masques à gaz, mais les soldats se servaient de cette protection pour se moucher. Apprenant cela, la société Kimberly-Clark qui produisait le filtre a décider de réorienter sa production, ce qui fera sa fortune.

Alors, billevesée ?

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La curée

Roman d’Émile Zola.

Les grands travaux d’Haussmann mettent Paris sens dessus-dessous. Partout, ce n’est que percée de grandes avenues et démolition de vieux immeubles. Dans cette atmosphère où tout est à construire, Aristide Saccard, anciennement Rougon, travaille à se bâtir une fortune colossale. « Aristide Rougon s’abattit sur Paris au lendemain du 2 Décembre, avec ce flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille. » (p. 67) Spéculateur de génie, opportuniste et très intelligent, Aristide Saccard travaille méthodiquement et méticuleusement à sa richesse. L’or est son vice : pour l’assouvir, il contracte un mariage comme il aurait signé une affaire commerciale. Au fait de tous les secrets immobiliers de Paris, informé de tous les dossiers de l’Hôtel de Ville, il est le champion des magouilles immobilières. Ménageant des relations influentes et se réservant les meilleurs tuyaux, Aristide Saccard crée des « machines à pièces de cent sous ».La pièce de 20 francs devient alors le symbole de son existence, l’unité de tous ses calculs. Ce qu’Aristide Saccard aime également, c’est savoir qu’il a trompé son monde : « Duper les gens, leur en donner moins que pour leur argent était un régal. » (p. 161)

Son épouse, la très belle Renée, est une grande mondaine qui lance des modes. Avec sa folie des toilettes et des parures, Renée est une coquette qui dépense sans compter l’argent de son mari et de sa dot. Mais cela ne lui suffit pas. Renée s’ennuie et veut « quelque chose qui n’arrivât à personne, qu’on ne rencontrât pas tous les jours, qui fut une jouissance rare, inconnue. » (p. 20) Son premier cri est déchirant : « Oh ! je m’ennuie, je m’ennuie à mourir. » (p. 14) Ce à quoi son beau-fils, le jeune Maxime, répond ironiquement : « Je te conseille de te plaindre […] : tu dépenses plus de cent mille francs par an pour ta toilette, tu habites un hôtel splendide, tu as des chevaux superbes, tes caprices font loi, et les journaux parlent de chacune de tes robes nouvelles comme d’un évènement de la dernière gravité ; les femmes te jalousent, les hommes donneraient dix ans de leur vie pour te baiser le bout des doigts. » (p. 15) Mais ce constat n’est pas apaisant pour Renée qui cherche des plaisirs plus puissants, des jouissances plus toniques, quitte à plonger dans le péché. Toutefois, Renée veut jouir en commettant une faute d’excellence, elle ne se contente pas des transgressions tièdes et des erreurs sans panache. « Le mal, ce devrait être quelque chose d’exquis. » (p. 209)

C’est auprès de Maxime, fils du premier mariage d’Aristide, qu’elle consommera la faute la plus immonde qui soit, s’élevant ainsi à la hauteur de Phèdre. Maxime est un homme aux allures de fille, un étrange produit d’une société dont la morale s’appauvrit à mesure que les hommes s’enrichissent. Compère inséparable de sa belle-mère, il est l’objet de toutes ses attentions. Les deux jeunes gens glissent insensiblement sur la pente de la faute, mais aucun ne s’en défend. Après tout, il y a du sang de Rougon chez l’un et la dégénérescence d’une société débile chez l’autre : Émile Zola ne nous épargne rien, chez lui point de salut pour personne ! L’alcool et la pauvreté ne sont pas les seuls terreaux du vice. Chez Renée, « le mal devenait un luxe, une fleur piquée dans les cheveux, un diamant attaché sur le front. » (p. 297)

Le tour de force de ce roman, c’est le glissement insensible vers la déroute, qu’elle soit personnelle ou publique. Bien qu’il brasse des millions, Aristide Saccard est presque aussi pauvre qu’à ses débuts. L’opulence qu’il affiche n’est qu’une image. « D’aventure en aventure, il n’avait plus que la façade dorée d’un capital absent. » (p. 225) Dénonçant ainsi le jeu abject des spéculations, Émile Zola décrit à merveille les rouages pervers de cette pratique dangereuse. « Il vivait sur la dette, parmi un peuple de créanciers qui engloutissaient au jour le jour les bénéfices scandaleux qu’il réalisait dans certaines affaires. Pendant ce temps, au même moment, des sociétés s’écroulaient sous lui, de nouveaux trous se creusaient plus profonds, par-dessus lesquels il sautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrain miné dans la crise continuelle, soldant des notes de cinquante mille francs et ne payant pas les gages de son cocher, marchant toujours avec un aplomb de plus en plus royal, vidant avec plus de rage sur Paris sa caisse vide, d’où le fleuve d’or aux sources légendaires continuait à sortir. » (p. 224) On ne sait pas comment finit Aristide Rougon, mais on voit que Paris, suppliciée entre les mains des spéculateurs et des puissants, n’a pas fini de gémir.

Encore un Zola qui file tout seul, plus de 400 pages en moins de deux jours. Après L’assommoir, Germinal et quelques autres, c’est le premier roman du cycle des Rougon que je lis qui se déroule dans les sphères riches et influentes. Loin de la crasse de la mine et de la sueur des ateliers laborieux, l’atavisme trace tout de même sa voie. Qu’il s’agisse de boue ou de soie, les Rougon-Macquart trouvent toujours une fange où se vautrer.

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Un petit bol de lait dans le ciel

Album de Kevin Henkes.

Minou pense que la lune est un petit bol de lait dans le ciel. Elle veut absolument y goûter ! « Dans le ciel, le petit bol de lait n’attend qu’elle. » Mais plus Minou avance, plus le petit bol de lait s’éloigne. « Alors elle cherche l’arbre le plus grand, grimpe le long de son tronc et grimpe et grimpe jusqu’au sommet. » Hélas ! toujours pas de petit bol de lait !

Voilà que la lune se reflète dans l’étang : serait-ce un bol de lait encore plus grand ? Peut-être pas… « Pauvre Minou ! Elle est mouillée et triste et fatiguée, et elle a faim. » De retour à la maison, que trouve-t-elle sur le perron ? Un petit bol de lait, un vrai ! Minou peut enfin se régaler et aller se coucher.

Voici un très bel album carré aux pages douces et épaisses. Le camaïeu de noir, blanc et gris rend parfaitement l’atmosphère de pleine lune et de nuit profonde. Entre deux ombres, Minou, toute blanche, se faufile. Cet album, c’est un peu l’histoire du drôle de rêve de ce petit chat gourmand. Heureusement, tout est bien qui finit bien et la nuit est douce.

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The Tale of Peter Rabbit

Conte de Beatrix Potter.

Flopsy, Mopsy, Cottontail et Peter sont quatre petits lapins. Un matin que leur maman part au marché, ils ont le droit de se promener dans la forêt, mais ils doivent respecter une consigne : « Don’t go into Mr. McGregor’s garden ; your father had a acccident there ; he was put in a pie by Mrs McGregor. » Contrairement à ses sœurs, Peter fait la sourde oreille (qu’il a longue) et se faufile sous la barrière. Quel festin il fait dans le potager de Mr. MacGregor ! Le voilà repu et même un peu malade, il est temps de rentrer. Mais voilà que Mr. McGregor l’aperçoit entre deux rangs de laitues : le bonhomme est furieux et court après le désobéissant Peter. Le lapin, éperdu, perd ses souliers et sa belle veste. « It was a blue jacket with a brass button, quite new. » Peter se moque bien de sa veste : il veut quitter le jardin de Mr. McGregor, mais il ne retrouve pas la sortie. L’appétissant potager perd rapidement ses attraits et devient un lieu bien dangereux. Voilà enfin le trou sous la barrière : Peter retrouve la forêt avec délice. Mais sa punition n’est pas finie : pour avoir été si glouton, le voilà vraiment malade et ses sœurs se régalent sans lui des baies qu’elles ont cueillies dans les buissons.

Ce que j’aime dans les histoires d’enfants pas sages à la sauce britannique, c’est la morale bien pensante : bien que profondément effrayé, Peter n’est suffisamment puni que quand il est privé d’un délicieux repas. Voilà ce qui arrive aux désobéissants petits gloutons. Bon, je l’avoue, j’aurais bien fait un gros câlin de réconfort à ce petit lapin coquin. Et je continue doucement à découvrir les jolis contes animaliers de Beatrix Potter.

J’ai lu ce texte en anglais. Mieux, je l’ai entendu en anglais. La vidéo ci-dessous est proposée par CCPROSE qui met en ligne des livres vidéo : le texte défile et une voix synchrone le lit en même temps que vous. Parfait pour réviser sa prononciation ! La chaîne Youtube de CCPROSE est une mine d’or qui propose de nombreux classiques anglais, des sœurs Brontë à Jane Austen, en passant par Joseph Conrad, Jack London, Rudyard Kipling ou encore H.G. Wells. J’en oublie beaucoup ! Voilà une manière particulièrement ludique et efficace de lire en anglais et de découvrir des classiques en langue originale mis à disposition gratuitement.

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Dans mes yeux

Roman graphique de Bastien Vivès.

Le narrateur – ou appelons-le plutôt le spectateur – rencontre une jeune et jolie étudiante à la BU. Son regard reste posé sur elle pendant toute l’histoire, il se gorge de son image autant qu’il le peut. Venu là pour lire, il ne savait pas qu’il tomberait amoureux de cette rouquine un peu mutine. « À ta place, j’irais lire autre part, c’est chiant la bibliothèque. » (p. 24) Elle, c’est une étudiante en Lettres Modernes qui ne lit pas beaucoup, mais qui a gardé de son enfance le souvenir d’un album qu’elle feuillète souvent.

Elle est un peu timide, mais elle irradie. Son assurance fragile se brise souvent dans un éclat de rire. Le spectateur veut la séduire, mais doucement, sans l’effaroucher. Il l’écoute parler d’elle, il l’accompagne au cinéma, au zoo et dans des soirées. Délicatement, il se rapproche d’elle sans la brusquer. Il a compris dès le début qu’elle était un peu fébrile, pas toujours à l’aise. Quand il la rejoint chez elle, on suit d’abord son trajet parisien jusqu’au studio qu’elle habite : ce voyage amoureux est propice à l’impatience et la rêverie. « Depuis le moment où tu es venu me chercher devant la fac, j’avais envie de t’embrasser. On parlait, on parlait, mais tu ne m’embrassais pas. » (p. 60) Impatience de sa part à elle, prudence de son côté à lui. Entre eux, les baisers sont toujours aveugles et ils lui ferment les yeux. Image noire quand elle est proche de lui.

Le narrateur n’en est donc pas un, pas vraiment. Il se contente de regarder et d’écouter. Dans la disposition de la page, les cases vont par deux, comme deux yeux qui suivent tous les gestes de la jeune fille. Il y a un dialogue, des questions et des réponses, mais les seules répliques que nous avons sont celles de la jeune fille. Quoi que dise le garçon, finalement, cela a peu d’importance. Ce qu’il voit est plus puissant que tout ce qu’il peut dire, voire entendre. Parfois les paroles se brouillent et s’estompent pour former un brouhaha : quand il doit subir les autres qui ne sont pas elle, il n’entend plus rien et seul son regard compte, toujours posé sur cette fille si particulière, celle fille dont il est amoureux.

Servi par un très joli crayonné et une réelle maîtrise du mouvement, cet album m’a bouleversée. Dès le début, les premières pages qui sont comme les planches-contact d’un souvenir. Car cette histoire est un souvenir, comme en témoigne la fin. L’émotion file dans tout l’album : on sent que cette jeune fille est sur le fil, qu’elle hésite et qu’elle doute d’elle-même et de ses désirs. La tension émotive qui s’accumule explose dans la dernière partie, et elle a explosé chez moi aussi. Cette histoire, je l’ai vécue (l’auteur aussi, mais nous ne nous connaissons pas) ou du moins j’ai vécu cette situation d’errance et de déséquilibre. Voir ce souvenir en images et en couleurs, c’est stupéfiant, d’autant plus que Bastien Vivès maîtrise d’un bout à l’autre toute la puissance émotive de son propos : pas de débordement dégoulinant, pas de voyeurisme et pas d’hyperbole. Cette histoire fait mal, mais les douleurs ne sont toujours que personnelles, donc minuscules pour les autres, et c’est ce tour de force auquel parvient l’auteur : partager la puissance intime d’une douleur qui n’est pas la nôtre.

Polina m’a replongé dans mes années de danseuse, Amitié étroite rassemblait déjà de nombreux échos personnels : Dans mes yeux est une porte ouverte sur mes souvenirs. À chaque fois, Bastien Vivès vise juste. Précision : je ne prétends pas que l’auteur écrit sur mon histoire, je dis qu’il écrit pour le moi dans le sens où chacun de ses ouvrages me touche et interroge ma propre histoire. Ils sont rares les auteurs capables d’une telle prouesse. Ainsi, j’affirme que le dessinateur est aussi doué que l’écrivain : l’auteur, qu’il use de la plume ou du pinceau, mérite ce titre quand il emmène son lecteur au-delà de l’histoire qu’il raconte et qu’il lui ouvre les portes de sa propre réalité.

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La servante écarlate

Roman de Margaret Atwood.

Dans un futur proche, les États-Unis ont basculé dans un régime policier et ultra-contrôlé : le pays est devenu la république de Giléad. Des accidents nucléaires ont pollué l’atmosphère et les corps. Nombreux sont ceux frappés de stérilité, mais selon la loi est claire à ce sujet : « Un homme stérile, ça n’existe plus, du moins officiellement. Il y a seulement des femmes qui sont fertiles et des femmes improductives, c’est la loi. » (p. 69) Ce nouvel ordre social est dominé par les hommes, mais il fait la part belle aux femmes capables de procréer. Elles sont les servantes, toutes vêtues de rouge et affectées au service d’un foyer influant pour lui donner un enfant. Jalousées et extrêmement surveillées, les servantes ont le privilège de la maternité et elles assument un rôle sacré, presque religieux, comme en témoignent leur robe aux allures moniales. « Maintenant elle sont protégées, elles peuvent accomplir leur destin biologique en paix. » (p. 246)

Objet de tous les désirs, ces femmes ne se livrent pas à tous les hommes. Strictement offertes à des hommes méritants, souvent puissants, rien ne doit souiller leur corps ou leur fonction. « Notre fonction est la reproduction : nous ne sommes pas des concubines, des geishas ni des courtisanes. Au contraire : tout a été fait pour nous éliminer de ces catégories. Rien en nous ne doit séduire, aucune latitude n’est autorisée pour que fleurissent des désirs secrets, nulle faveur particulière ne doit être extorquée par des cajoleries, ni de part ni d’autre ; l’amour ne doit trouver aucune prise. Nous sommes des utérus à deux pattes, un point c’est tout : vases sacrés, calices ambulants. » (p. 152) Elles forment un corps unique, une hydre au ventre aussi prodigieux que monstrueux : nul ne sait si l’enfant qui naîtra sera viable, mais chaque grossesse est une promesse qui fait de la servante le réceptacle temporaire d’un miracle.

Parmi elles, Defred, « une sœur, trempée dans le sang » (p. 11), ne cesse de penser aux temps d’avant, pas si lointains, à l’époque où la liberté était une chose insouciante et à laquelle personne ne faisait vraiment attention. « Nous vivions comme d’habitude, en ignorant. Ignorer n’est pas la même chose que l’ignorance, il faut se donner la peine d’y arriver. » (p. 65) Defred pense à son époux et à sa fille, des êtres chers qui se dissolvent dans l’incertitude. Sont-ils morts ? Où sont-ils ? Vaut-il mieux ne pas savoir ? À ces souvenirs de bonheur perdu se mêlent ceux de la formation dans le centre rouge, là où elle a appris à devenir une servante. « Je suis devenue une ressource nationale » (p. 74), dit-elle : le nombre des naissances est en chute libre et la démographie est au cœur des enjeux belligérants de la nouvelle république.

Le souvenir de son amie Moira la poursuit parfois : la jeune femme, même avant la république de Giléad, était un esprit libre et rebelle, jamais soumis. Mais on défend aux femmes de trop réfléchir. « Penser peut nuire à nos chances, et j’ai l’intention de durer. » (p. 10) Globalement docile, Defred a parfois des accès insurrectionnels : la seule liberté serait mourir. Mais le régime le sait et il prévient toutes les tentatives. Interdites de divertissements et avant tout de lecture, les servantes vivent dans la menace constante de la déportation dans les Colonies, auprès des Antifemmes, dans ces terres brûlées et toxiques où la mort est un châtiment avant d’être une délivrance. Impossible de savoir à qui faire confiance, il y a des espions partout. Avec une phrase qui fait rengaine dans son esprit, « Nolite te salopardes exterminorum », Defred essaie de grappiller quelques libertés, de minuscules espaces de rébellion.

À mesure que se déroule le récit de Defred, et en dépit de certaines réticences, on comprend qu’elle se livre à un aveu honteux, presqu’un confiteor. « Je regrette qu’il y ait tant de souffrance dans cette histoire. Je regrette qu’elle soit en fragments, comme un corps pris sous un feu croisé ou écartelé de force. Mais je ne peux rien faire pour la changer. » (p. 297) Soumise malgré elle à la nouvelle religion austère qui domine la république, Defred sait ne pas pouvoir échapper à son rôle, ou alors au prix d’une inconcevable témérité.

Ce roman rappelle sans aucun doute 1984 d’Orwell ou Brave New World d’Huxley. Rien d’étonnant à cela : la société se répartit entre Commandants, Épouses, Gardiens, Yeux, Servantes, Marthas, Anges, etc. Chacun a une fonction et une couleur. La transgression est interdite, traquée et impitoyablement châtiée. La science-fiction se fait discrète : quelques allusions à un système général de reconnaissance et de contrôle qui régit tout et chacun. Mais pas d’insémination : la reproduction se fait à l’ancienne, avec les méthodes naturelles, même si la cérémonie de l’accouplement revêt des dehors pour le moins étranges.

Lisez avec attention les notes historiques qui concluent le récit de Defred. Oui, toute civilisation se passe et ce qui fait horreur aujourd’hui sera objet d’étude demain. Pour ma part, je ne peux que vous recommander cet excellent roman d’anticipation : son volet profondément social et féminin en fait un texte de mise en garde. Des femmes-incubateurs ? On peut en rire, mais faisons attention…

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Commissaire Garon – La jeune chair

Roman de Saint-Luc.

Le directeur d’une grande banque lyonnaise est retrouvé assassiné dans son bureau. La signature du tueur est particulière : un triangle de balles au niveau du plexus. Le commissaire Garon, responsable d’un service policier qui gère les affaires sensibles, en est persuadé : la victime a été exécutée. Reste à trouver le commanditaire et le mobile. Flanqué de ses adjoints, Dancour et Arnand, Garon fouille dans le passé du mort et ouvre des portes qui libèrent des relents nauséabonds. Mais l’enquête progresse trop lentement au goût du bouillant commissaire. « Pour l’instant, l’affaire lui semblait se résumer ainsi : un tueur chevronné,  après s’être introduit dans une banque, en abat avec une grande précision le directeur général qu’il savait trouver à son bureau ce jour-là, en sort facilement sans doute grâce à un plan que lui a donné un complice, ledit directeur général ayant, soit une double vie, soit quelque chose à dissimuler. » (p. 57)

Et voilà que tout s’accélère. Garon identifie une potentielle complice et la suit jusqu’à Hong-Kong, puis Macao. Mais les eaux sont troubles dans ces villes asiatiques et Garon trouve des adversaires retors et dangereux. Toutefois, bien décidé à identifier les trafics clandestins qu’il a découverts, Garon poursuit son enquête. Finalement, justice se fera, même si son visage n’est pas celui des tribunaux.

En commençant ma lecture, j’ai craint de rencontrer un énième personnage de flic désabusé et marginal. Garon fait montre d’une impatience et d’une insolence qui auraient pu faire de lui une caricature du genre policier. Heureusement, il n’en fut rien. Il incarne une incorrection bonhomme finalement sympathique : de fait, Garon est une gueule et son comportement colle à son portrait. « Garon se fichait pas mal de la loi. Il l’appliquait et la faisait respecter scrupuleusement, mais il s’en fichait. Par contre, il aimait l’ordre, et il serait encore plus exact de dire qu’il détestait le désordre. […] Il détestait encore plus ce qui pouvait miner l’autorité de l’État : celle-ci était indispensable à son confort intellectuel. » (p. 13) Détail qui me l’a rendu attachant, Garon aime sa ville. Quand il parle de Lyon ou qu’il s’y promène, on sent l’homme chez lui : suffisamment à l’aise pour la connaître vraiment, il la respecte et l’honore dès qu’il peut. Derrière Garon, il faut évidemment voir Saint-Luc qui distille à bon escient des informations sur l’ancienne capitale des Gaules.

Ce premier roman démonte quelques rouages policiers, judiciaires et politiques. La conclusion est en demi-teinte : les puissants sont rarement tout blancs et les intérêts de quelques illustres particuliers sont bien trop souvent privilégiés au bien commun. Mais on s’en doutait déjà. Hormis une petite tendance agaçante au name dropping qui n’est pas propre à cet auteur, ce premier roman est de bonne facture. L’intrigue policière est bien menée. En dépit de quelques lourdeurs de style, l’écriture est prometteuse. Pour une fois qu’un roman policier me plaît, c’est à marquer d’une pierre blanche !

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Billevesée du dimanche #9

2012 est une année bissextile. Pour les Martiens ne connaissant pas le principe, il s’agit d’ajuster au mieux le calendrier grégorien sur l’année tropique.

Tous les 29 févriers paraît un journal intitulé La Bougie du Sapeur. Un journal tous les 4 ans, pas sûr que les nouvelles soient toujours très fraîches, mais on a tout le temps qu’il faut pour le lire. C’est donc un journal quadri-annuel, si ça se dit… Irez-vous acheter votre exemplaire mercredi ?

Alors, billevesée ?

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Le sillage de l’oubli

Premier roman de Bruce Machart.

1895, au Texas. Klara Skala meurt en mettant au monde son quatrième fils, Karel. Inconsolable veuf, Vaclav Skala enferme sa peine dans le travail et fait de ses fils des bêtes de somme. « À compter de ce jour, les gens du coin diraient que la mort de Klara avait transformé cet homme d’un naturel gentil en une personne amère et dure, mais en vérité, Vaclav le savait, l’absence de sa femme avait seulement fait ressurgir celui qu’il était avant de la connaître, celui que seule cette compagnie féminine avait su adoucir. » (p. 17) La seule marque d’attention que Vaclav accorde à son dernier-né, c’est de lui laisser monter ses chevaux de course. Devenu adolescent, Karel court pour son père : les enjeux sont toujours des terres et l’appétit de Vaclav le pousse à en vouloir toujours plus.

Jusqu’au jour où Gillermo Villasenor traverse la frontière mexicaine et offre ses trois filles en mariage aux aînés de la famille Skala. Cela doit encore se conclure par une course : que Karel gagne et le domaine de son père s’étendra. Qu’il perde et ses frères auront de jeunes et belles épouses. Mais Karel ne sait s’il doit gagner la course pour satisfaire son père ou la gagner pour ne pas que la belle Graciela n’épouse son frère aîné. Et puisque les désirs ne sont pas toujours satisfaits ou qu’ils ne le sont que partiellement, le seul recours possible est l’imagination. « Karel allait désormais adopter cette façon de déformer la réalité pour instiller un peu de merveilleux dans le quotidien, en particulier dans les histoires qu’il raconterait à sa progéniture. » (p. 68) Le cou rendu difforme par des années sous le double joug paternel, Karel tord la réalité à son goût, l’adapte à sa vue et à sa vision du monde.

Une quinzaine d’années plus tard, Sophie, l’épouse de Karel, est sur le point d’accoucher et c’est toute une vie de souvenirs, réels ou fantasmés qui fait surface et s’empare du jeune fils d’émigrés tchèques. Karel est aujourd’hui un homme séparé de ses frères par une querelle qui sourd et perce quand le ciel gronde. Et quand les jumeaux Knedlik entreprennent de le rouler et de rouler les autres frères Skala, il est temps de savoir ce qui définit une famille et ce qu’il est bon de laisser au passé.

Un personnage est omniprésent dans ce roman alors qu’il n’apparaît qu’au début, Klara Skala, la mère de Karel. Conscient de l’avoir entraînée dans la tombe en poussant son premier cri, Karel manque de sa mère, même à l’âge adulte. Il ne cesse de la rêver et de l’imaginer, superbe cavalière blonde. À cette image surgie du néant se superpose celle de Graciela : cavalière émérite et belle à se damner, elle hante les rêves du jeune Karel et reste son fruit défendu. Cette obsession de la femme inaccessible est nourrie de ressentiment et de frustration. « Quelle sorte de femme, se demande-t-il, se donnerait à un homme pour ensuite le renvoyer et épouser son frère le jour suivant après une bonne nuit de sommeil ? Quel genre de femme met un garçon au monde pour l’y abandonner sans la chaleur de sa poitrine, sans le doux tourbillon de ses jupes ni la caresse apaisante de ses mains et de ses lèvres, et surtout sans les mots qui pourraient dissiper les peurs qui le réveillent au milieu de la nuit et le laissent seul, les yeux écarquillés dans l’obscurité ? » (p. 249) Chez les Skala, on ne met pas de mots sur les sentiments mais, comme est immuable la chasse du hibou grand duc, jamais Karel ne cessera de chercher la tendresse originelle.

Le récit se compose d’allers et retours entre les années 1895, 1910 et 1924, soit celle de la naissance de Karel, celle de la mort de son père et celle de la naissance de troisième enfant. Ces trois éléments fondateurs s’enchevêtrent dans le présent. L’intrigue se tisse lentement et inexorablement : la navette du temps ne revient en arrière que pour mieux dessiner le motif à venir.

Pour un premier roman, Bruce Machart entre d’un bond dans la cour des grands. Son texte a l’âpreté et la rugosité des romans de Steinbeck et la superbe des romans de Faulkner. Ouvrir Le sillage de l’oubli, c’est fouler le sol sec et poussiéreux d’un comté texan oublié du monde, c’est remonter le temps pour rejoindre l’époque où la vie se jouait à pile ou face sur le comptoir d’un débit de boisson. Si vous voulez savoir qui, de l’enfant ou du cheval, a le plus de valeur, lisez ce roman. Si vous pensez que les liens du sang parlent plus fort que les liens du cœur, lisez ce roman. Si vous êtes prêt à tout parier sur la course d’un cheval, lisez ce roman. Mais ne regardez pas de quel côté tombe la pièce : vous risquez d’être déçu dans les deux cas. Mais par le roman de Bruce Machart, non, vous ne serez pas déçu.

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Juliette fête son anniversaire

Album de Doris Lauer.

Juliette organise une fête pour son anniversaire. « Maman prépare un gros gâteau au chocolat décoré de fraises et de bonbons. » On accroche des ballons et des lampions. Et tous les amis doivent se déguiser. La fête est vraiment réussie et tout le monde se régale au moment du goûter.

La belle écriture cursive permet aux lecteurs en herbe de suivre l’histoire et, pourquoi pas, de reconnaître les lettres. La petite Juliette est adorable avec ses boucles ébouriffées et son sourire coquin. Les couleurs sont pétillantes et tout est propice à la fête. Pari tenu que tous les petits lecteurs voudront une fête aussi colorée !

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Et rester vivant

Roman de Jean-Philippe Blondel.

À 22 ans, le narrateur (? probablement, et puis ?) est orphelin : sa mère, son frère et son père sont successivement morts en voiture. Orphelin donc, désemparé, privé des couleurs, mais riche de l’héritage familial, il entraîne Laure et Samuel vers Morro Bay, coin perdu d’Amérique, avec pour seule boussole une chanson de Llyod Cole. Un seul objectif : continuer à vivre. Mais c’est un pari difficile quand tout ce qui le retenait a disparu et ne subsiste qu’en lui. « J’ai vingt-deux ans et je suis le dépositaire de leurs histoires inachevées. J’ai vingt-deux ans et je suis un reliquat de récits. Une survivance. Un putain de séquoia. » (p. 95)

Ce voyage en Amérique voudrait ressemble aux road-trips mythiques de la légende de l’Ouest. Mais cette errance dans le désert américain, au volant d’une Thunderbird, est avant tout une quête. « Je fais ce voyage pour trouver mon itinéraire singulier, alors, en marge, je trace mon sentier. » (p. 114) Le narrateur pourrait tout se permettre, tout essayer. Mais seul au monde, il cherche également qui il est. Dernier vivant d’une famille décimée, quel est son talent ? « Moi, je ne sais pas en quoi je suis doué. En capacité de survivre au décès de mes proches, peut-être. » (p. 214) Ce cynisme est de mauvais aloi, mais la pulsion de vie reprend le dessus, douloureusement. Même si la tentation de la mort est grande, le narrateur vivra. Et même s’il portera toujours ses morts, il n’est plus tenu de leur rendre un constat hommage.

Le trio d’amis est bancal. Laure est l’ex petite amie et Samuel l’ex meilleur ami. Laure et Samuel sont ensemble. Ou presque. Ou pas vraiment puisque le narrateur est là et qu’il a besoin d’eux. « Insensiblement, nous formons un trio. Un vrai. Contrairement aux apparences, cela n’est venu que petit à petit. À force de route et de Thunderbird. Nous étions partis, trois éléments morcelés, prêts à prendre des envols différents. Le voyage nous colle ensemble. » (p. 163) Au-delà de la donne amoureuse, c’est une amitié qui se crée. Même ambiguë et imparfaite, cette relation est de celles qui sauvent.

Au début du texte, le narrateur ne voit plus les couleurs. Tout est noir ou tout est blanc, atrocement blanc. Cette surexposition douloureuse, c’est la pellicule de sa vie qui crame. Ce sont les regrets et les chagrins qui explosent enfin, c’est la rancœur contre le père qui trouve sa voie, c’est la tendresse pour la mère qui n’a plus peur de se montrer. Ce trop-plein d’émotion fait disjoncter. Et le fusible, ce sont les couleurs. Parce que les couleurs sont la vie, elles disparaissent le temps que le deuil ait fait son œuvre, le temps qu’il ait tout ravagé. On reconstruit mieux sur une table rase que sur des ruines branlantes. Et, même si c’est hésitant, les couleurs reviennent quand le narrateur reprend pied.

Pudique et bouleversant, ce roman prend au cœur. Ceux qui ont perdu un être cher comprendront. Les autres aussi, parce que la mort n’est jamais une abstraction. Elle rôde sans malice, elle remplit son office. Tout ce que nous pouvons faire, en l’attendant, c’est rester vivant.

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La fille de Paname – L’homme aux couteaux

Roman graphique de Laurent Galandon. Couleurs de Kas et Graza.

Entre 1898 et 1901, on suit les pas de la belle Amélie Elie. La belle blonde rêve d’une autre vie que celle, laborieuse et monotone, de ses parents. « L’amour, c’est beau, c’est splendide, mais si l’habitude s’en mêle, ça devient une petite image à deux sous qu’on connaît par cœur. L’amour qui n’est pas fouetté ne sert à rien. » (p. 19) Elle quitte son fiancé, le gentil Matelot et elle rejoint le trottoir, attirée par les froufrous des filles de joie. Parmi les poules et les Apaches, elle apprend vite à se méfier de la police. « Tous unis contre la poulaille !! » (p. 11)

Elle passe des bras de La Belle-Hélène à ceux de Bouchon pour finir dans ceux de Manda des Orteaux. Pour la protéger des difficultés du trottoir, il lui trouve une place dans une maison close. Pendant un temps, Amélie croit toucher au bonheur et chante les louanges du métier de fille publique. « Mon métier me plaît ! Je n’ai pas envie d’avoir les mains calleuses d’une blanchisseuse, moi ! Et puis, je prends service à la société, tu sais ! Je fournis du rêve aux hommes qui en ont un urgent besoin ! Je soulage bien des épouses et sauve ainsi des couples mariés de la banqueroute ! J’évite à de belles concierges de se faire culbuter dans les escaliers ! Je console le veuf de son veuvage ! » (p. 55) Mais la belle poule va déchanter : son homme n’est pas un saint et les amants jaloux ne manquent pas.

Alors qu’Aristide Bruant tient le haut de l’affiche au Chat-Noir, Le Petit Journal affiche à la une les méfaits des Apaches qui font la loi la nuit et au-delà des fortifications. Leur argot sonne haut et clair dans les rues et les tripots. La Belle-Époque en ses superbes tenues n’est jamais si belle que quand elle se frotte à la racaille des boulevards !

Le personnage d’Amélie est inspiré de la célèbre Casque d’Or et le dessin rend hommage à la beauté solaire de cette fille de ruisseau. L’image est ciselée, les corps des filles sont insolents et superbes. Les couleurs vibrent et une tâche de jus de cerise au coin d’une lèvre gourmande donne envie de sucer et de mordre. Pas de mollesse ou d’indolence dans ces pages : à Paname, on vit, on tue et on rit avec éclat.

J’attends avec impatience le deuxième tome de ce très beau roman graphique pour retrouver le charmeur et coquin Manda et revoir l’éclatante splendeur d’Amélie.

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Armadale

Roman de William Wilkie Collins.

Tout commence en 1832, dans une station de bain allemande. Un homme agonisant souffle son histoire dans une lettre, lettre qui devra être remise à son fils quand il aura atteint sa majorité. La missive dissimule un secret terrible aux conséquences fâcheuses et multiples. Le mourant s’appelait Allan Armadale. Mais il existait un autre Allan Armadale. L’homonymie n’est point le fruit du hasard et le destin funeste des pères se poursuit en la personne de leurs fils qui portent le même et unique nom. Ainsi, il y a deux Allan Armadale dans la génération suivante. Ce nom en héritage a tout d’une odieuse malédiction. « Je vois les vices qui ont souillé les pères se transmettre à ses fils et les contaminer ; je vois la honte qui a déshonoré le nom du père retomber sur sa descendance et la flétrir. » (p. 62)

Il est à craindre que les deux Allan Armadale se rencontrent et n’achèvent l’infâme querelle de leurs pères. Mais les deux jeunes gens nouent de solides liens d’amitié. L’un d’eux, qui sait tout de l’inavouable secret, dissimule son identité et se fait appeler Ozias Midwinter. Gentleman en dépit des avanies que l’existence lui a fait connaître, Midwinter veut racheter les fautes de son père, mais il ne peut se départir d’un esprit fiévreux soumis aux rêves. « Mon père m’a laissé en héritage sa croyance superstitieuse en la destinée. » (p. 123) Même s’il lutte contre cette crainte chimérique, Midwinter sent peser sur lui l’ombre du crime de son père. « Ainsi, comme une exhalaison malsaine sortie de la tombe du père, l’influence paternelle venait troubler l’esprit du fils. » (p. 156)

La vengeance des pères s’incarne en la personne d’une femme à la robe de soie noire et au châle de Paisley rouge. Cette perfide créature, agent du malheur des premiers Allan Armadale, déploie désormais son ombre et ses pièges sur la route des fils Armadale. Les deux jeunes hommes vont succomber à ses charmes et à ses manigances, peut-être jusqu’à l’inconcevable. Le domaine de Thorpe-Ambrose, héritage du jeune Allan Armadale, est au cœur des convoitises. Et le jeune propriétaire, impulsif et quelque peu niais, ne devine pas la moitié des embûches qu’on lui évite. « Le côté faible de tous les hommes, c’est le côté féminin. » (p. 701) Dans le cas d’Armadale, cette sentence s’applique à plusieurs reprises et les ressources de la perverse imagination de l’aventurière manquent de bien peu de triompher de l’insolente chance et de la bonhomie balourde du jeune squire.

Le récit s’articule autour de confidences, de récits rapportés, d’intrusions dans un journal intime et d’échanges de lettres dans lesquelles éclatent les vraies personnalités. La multiplicité des points de vue n’est pas pour rien dans la confusion qu’entretient l’auteur. L’homonymie noue les premiers fils d’une trame compliquée et les machinations odieuses de l’aventurière complètent le travail délicat d’un ouvrage complexe. « Ici encore, comme dans toutes les autres aventures humaines, les éléments discordants du grotesque et du terrible se trouvèrent mêlés par cette inévitable loi des contrastes qui régit tout ici-bas. » (p. 527)

Une galerie de personnages secondaires très fournie permet à l’auteur de disposer toujours du ressort nécessaire pour relancer ou entraver l’action. Qu’il s’agisse des notaires Pedgift et fils, du régisseur Bashwood, de la famille Milroy ou de la mère Oldershaw, il y en a toujours qui, pensant faire le bien, ouvre les portes du mal et d’autres qui, persuadés de commettre le dernier des forfaits, ménagent des issues favorables. Tous ces personnages se croisent et se manquent dans un superbe ballet réglé avec minutie. Que le train parte à l’heure ou qu’un rideau tombe au moment opportun et voilà que l’action aurait pu être tout autre. Mais tout concourt à nouer le plus solidement possible une intrigue tortueuse. La destinée apparaît toujours fermement résolue à suivre son cours et elle se moque des tentatives des hommes pour la contrer. Ici n’existent ni les coïncidences, ni le hasard : tout est soumis à une fatalité qui marche à grands pas vers sa réalisation.

Ce volumineux roman ne souffre d’aucun temps mort. Le lecteur est entraîné d’un personnage à un autre, il pressent tous les malheurs et assiste impuissant à leur inexorable réalisation. William Wilkie Collins signe une œuvre tortueuse et aux ressorts pervers : le lecteur devient complice des vilenies de Miss Gwilt, il est l’œil indiscret qui parcourt les missives néfastes et il est le témoin silencieux des agissements coupables des uns et des autres. Ainsi poussé dans la foule des coquins, le lecteur ne peut se départir d’un certain cynisme et d’un goût accru pour le malheur.

Ce roman est un pavé dans la mare de la littérature du 19° siècle. Nous sommes loin des simples affaires de cœur des sœurs Brontë. Wilkie Collins convoque tout ce que la femme a de mauvais pour le concentrer en un seul personnage qui devient digne des plus grands méchants de la littérature. J’ai dévoré ce roman et je ne peux que vous conseiller de ne pas vous laisser effrayer par son nombre de pages : vous ne les verrez pas défiler !

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Billevesée du dimanche #8

Depuis toujours, je suis folle de caramel. Le Carambar est pour cela très tôt devenu un de mes bonbons préférés. Mon orthodontiste l’appréciait moins puisqu’il devait recoller les bagues de mon instrument de torture appareil dentaire après chacune de mes incursions dans le paquet familial.

Mais la crise est partout et j’ai vu le prix de cette gourmandise augmenter à mesure que ma jeunesse diminuait. Saviez-vous que depuis sa création, le prix du Carambar a augmenté de 2000 % ? Foutue inflation !

Alors, billevesée ?

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Le vent dans les saules

Roman de Kenneth Grahame.

C’est le printemps dans la campagne anglaise. Mr Taupe abandonne le grand ménage de son terrier et part en promenade à la surface. Voilà qu’il rencontre Mr Rat qui s’adonne au plaisir du canotage. Les deux amis décident de partir sur la rivière et de faire un pique-nique. « Il n’y a rien de plus délicieux au monde, mais absolument rien, vous m’entendez, que de traînasser de cette façon, […] simplement de traînasser dans une barque… de traînasser. » (p. 23) Mr Taupe et Mr Rat décident de ne plus se quitter et habitent tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre.

C’est ainsi que Mr Taupe abandonne les profondeurs obscures de son terrier pour découvrir enfin le monde. Avec Mr Rat et Mr Crapaud, il va plus loin qu’il n’aurait jamais pensé aller. « La vie d’aventure était une chose si nouvelle et si excitante pour lui que chaque facette inconnue lui en paraissait désirable. » (p. 41) C’est surtout Mr Crapaud qui crée l’aventure : fou d’automobiles et de bolides, le riche propriétaire est un danger public qui sillonne la région et cause bien des inquiétudes au petit cercle d’amis. Et c’est auprès de Mr Blaireau que Mr Taupe trouve la reconnaissance de ses talents.

Mr Taupe est un ingénu mal dégrossi, mais plein de courage et de bonnes intentions. Mr Rat est plus débrouillard, plus sensé, mais il se pique parfois de poésie et de mélancolie. Le richissime Mr Crapaud est un vantard toqué qui change de lubie dès que le vent tourne, mais il a le cœur sur la main. Mr Blaireau est un solitaire bourru qui n’abandonne jamais ses amis. Au fil des pages, les personnages s’affinent et une certaine noblesse se fait jour dans leurs comportements. En dépit de leurs défauts et de leurs marottes parfois excessives, les quatre amis gardent à l’esprit des valeurs telles que la fraternité et l’honneur. « L’indépendance, c’est bien beau, mais nous autres, animaux, nous ne tolérons pas que les l’un des nôtres dépasse les limites permises quand il se tourne en ridicule. » (p. 101) Le garant de cette noblesse, c’est Mr Blaireau. Il est la voix de la sagesse, une sorte de patriarche à l’autorité incontestée.

Ce roman présente une balance constante entre un ici douillet et rassurant et de glorieux ailleurs trépidants. Ainsi, la rivière et la Forêt sauvage sont des limites rassurantes, mais le vaste monde a parfois une voix de sirène. Vient alors le désir de tout quitter, d’abandonner séance tenante le foyer et de partir sur les routes. Mais l’exaltation retombe bien vite après quelques aventures rocambolesques et l’amour du petit logis reprend toujours ses droits. « Le monde d’en haut exerçait sur lui, l’habitant des souterrains, une trop forte attirance pour qu’il renoncât à retrouver ce vaste théâtre. Mais comme c’était bon d’avoir un coin qui l’attendait, un coin rien qu’à lui, rempli de choses qui seraient toujours heureuses de le revoir et de lui faire bon accueil. » (p. 97)

Kenneth Grahame peint un petit monde enchanté où il est parfaitement normal que les animaux parlent, conduisent des voitures et portent des robes de chambre. L’homme n’est pas absent, mais il est un élément du décor et il remplit des fonctions proprement humaines : juge, policier, geôlier, etc. De fait, les animaux ne travaillent pas, mais loin d’être oisive, leur existence est pleine de menus travaux et d’activités gratifiantes. Selon Kenneth Grahame, il fait bon être un petit animal et retrouver chaque soir sa petite maison. Ce roman est une parenthèse merveilleuse, un tableau magique à partager avec de jeunes lecteurs.

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Claustria

Roman de Régis Jauffret.

Vous avez tous entendu parler de l’affaire Fritzl ? Oui ? Très bien. Maintenant oubliez-la. Ceci est une œuvre de fiction. Et même si elle s’appuie et se nourrit de ce fait divers, cette histoire est un roman. Prenez Flaubert, il a assez répété que Madame Bovary n’était pas une simple transcription de l’affaire Delamare. Ces choses dites, voici le roman.

Autriche, ville d’Amstetten. Pendant 24 ans, Josef Fritzl a séquestré sa fille Angelika dans la cave de la maison familiale. Il lui a fait dix enfants, trois qu’il a élevés avec son épouse Anneliese dans la maison et les autres qui sont morts ou restés cloîtrés avec leur mère. C’est l’histoire du « petit peuple de la cave » qui nous est racontée. Mais c’est aussi les années qui ont précédé l’enfermement : l’adolescence violée d’Angelika, ses tentatives pour échapper à son père, l’enfance et la jeunesse de Josef et ce qui a forgé son goût pour la brutalité et le viol. Apparaît également une histoire qui n’existe que pour l’auteur, celle d’un des rescapés, Roman, plus de 45 ans après la sortie de la cave. Puisque je vous dis que ce texte est un roman – ou un Roman – croyez-moi ! Pas question de refaire le procès des voisins et des proches qui n’ont pas entendus les bruits venus du sous-sol.

La majeure partie du texte relate l’existence dans la cave, le quotidien rythmé par une absence de repères – ou ceux, évanescents, venus de la télévision – l’angoisse perpétuelle de manquer de nourriture ou d’être privé d’eau et d’électricité. Fritzl, seigneur capricieux, apparaît quand bon lui semble, approvisionne quand ça lui chante et reprend pour punir et mater. Selon le modèle et l’habitude autrichiens, il n’est qu’un tyran ordinaire qui bat femme et enfants. Mais sa volonté de dominer rappelle quelque peu l’hybris des Grecs antiques : Fritzl aime la terreur et la soumission qu’il provoque et il se moque de la folie qu’il cause. Brutal et jouisseur, il tire aussi son plaisir des affaires immobilières qu’il mène. Il rêve de s’annexer des morceaux d’Autriche et de bâtir un empire à sa mesure.

En arrière-plan se tient Anneliese, toute entière soumise au démon domestique qu’elle a épousé. Elle aligne son comportement sur le sien et bat sa fille avec autant de hargne. Elle ne s’interroge pas sur sa disparition, refuse d’y penser, oublie les possibles. « Anneliese passait son temps à renier ses oreilles, à se dire qu’elles perdaient parfois la raison. Ils étaient rares les instants où elles leur accordaient le bénéfice du doute. Plus rares encore ceux où elle se permettait d’évoquer timidement la bande-son de la cave à Fritzl. » (p. 307)

La libération, traitée sur quelques chapitres, n’apparaît pas comme un bienfait. « L’air libre les avait tués lentement comme une émanation délétère. » (p. 11) Sans cesse, les victimes et le bourreau répètent qu’il y a eu du bonheur. « Roman est allé respirer à la fenêtre. L’air lui manquait en se souvenant. Il regardait au loin. Il se sentait coupable d’avoir été si heureux dans la cave. D’aimer son père, aussi. » (p. 40) C’est là que surgit le plus insoutenable : de l’horreur est née une certaine forme de contentement et d’épanouissement. Les spectateurs et les étrangers ne peuvent le comprendre, eux qui n’ont que répulsion fascinée pour cette « poche de cauchemar sous la terre autrichienne » (p. 12 & 13). Il faudrait que les enfants aveugles crient leur reconnaissance d’avoir été sauvés, mais ils se terrent et cherchent sans cesse à retrouver le confort rassurant de la cave exigüe. « Il avait gardé la nostalgie du sous-sol. Cette conque, cette coquille qu’ils remplissaient toute entière comme jaune et blanc d’un œuf. » (p. 27)

L’auteur, qui se met en scène dans son enquête, imagine les suites de cette affaire, ses retombées médiatiques et ses exploitations par le cinéma ou l’édition. Il interroge l’horreur par le prisme du consommable. Il constate que, comme souvent, tout est bon pour vendre, même si la recette est mauvaise. « Les victimes sont décevantes, parfois les martyrs ne sont pas des héros. » (p. 32) Dans son enquête – réelle ou non – il visite la trop fameuse cave et c’est la que se déroule une des scènes les plus terribles du roman : son guide et lui sont assaillis par une foule de rats à laquelle ils n’échappent qu’en fuyant à toutes jambes. Voilà que l’horreur a tenté de s’emparer d’eux, de les recouvrir. En quittant ainsi les lieux, des questions sont restées sans réponse, mais c’est sûrement mieux ainsi. « Si comme dans l’Enfer de Dante il y avait des cercles dans la cave, tout le monde a préféré s’abstenir de les visiter tous. » (p. 83) Enfin, création ou vérité, une phrase lancée à l’auteur témoigne de l’ambivalence de son travail : « Au revoir, écrivain. D’après le site que j’ai regardé tout à l’heure, on vous prend pour un cinglé. Alors personne ne vous croira. » (p. 184) Est-ce vraiment de cela qu’il s’agit, savoir s’il faut croire ou non ce qu’écrit Régis Jauffret ? Mais puisqu’on vous dit que c’est un roman, c’est écrit sur la couverture.

Ce sur quoi il vaut mieux s’interroger, c’est sur notre capacité à nous enfermer nous-mêmes. Fritzl a poussé l’expérience à l’extrême. Mais bien fous serions-nous si nos pensions que nous sommes libres. « On habite toujours un espace clos, on ne court jamais bien loin, les voitures suivent des routes, les trains des rails, les avions, les fusées ne rejoindront jamais l’infini. On se cogne toujours quelque part. » (p. 321)

Ouvrir ce livre, c’est ouvrir la porte de la cave et suivre Fritzl dans le souterrain. C’est faire ce que chacun a fait après la révélation de cette funeste histoire : imaginer le spectacle de cette famille captive. S’il est bien impossible de partager et de ressentir ce que cela fut, il suffit de soulever la trappe pour respirer les relents du rêve étrange d’un homme ivre de domination. Mais tout cela, on le doit à l’imagination de l’auteur. Bien que très probable, la ronde des psychiatres, des journalistes et des enquêteurs est inventée. Inventée aussi l’étrange relation entre Fritzl et son avocat. Fantasmées les années obscures du petit peuple de la cave. « Leur histoire devenue bientôt un conte de sorcière, un mythe dont on doutera des origines. Angelika et les ombres sur l’écran de la caverne dont Socrate ne dira jamais rien. Les phrases inhabitées des médias, des causeurs, des fabricants de romans. La cohorte des apprentis Platon, des jongleurs, bateleurs de la syntaxe, la poudre aux yeux du style. » (p. 535)

Claustria enferme le lecteur. Ne riez pas, ce n’est pas qu’une formule. Véritablement, j’ai été prise et captive de cette histoire. Elle s’est accrochée, ne m’a pas lâchée. Plus approchait le terme du roman et moins je savais si je devais être soulagée ou déçue. Claustria est un roman de l’ambivalence : j’ai aimé être captive, j’en ai redemandé quitte, pour cela, à devoir encore assister à l’horreur. De la pitié pour Angelika et les enfants, oui j’en ai eu. Mais j’ai aimé ce roman, encore plus.

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Billevesée du dimanche #7

Certains se gaveront de chocolats, de champagne et de roses mardi. Oui, je sais, dites-le : je suis célibataire donc aigrie, c’est tellement logique. Mais savez-vous qui est ce saint dont vous galvaudez le nom à coup de mousseux et de bougies parfumées ? Surtout, savez pourquoi il est devenu le patron des amoureux ? Non ? Alors, recrachez cette praline et écoutez. Les tourtereaux dans le fond, vous vous bécoterez à la récré !

Valentin de Terni était moine au III° siècle et il est mort martyr. Il était réputé pour conseiller les jeunes hommes dans leurs entreprises amoureuses. La légende veut que le moine donnait à ces timides jeunes gens une fleur de son jardin, fleur qu’ils offraient alors à l’objet de leur tendresse. Cette charmante attention a donné ce que l’on sait, la débauche de présents un jour par an pour la personne que l’on est censé aimer par-dessus tout.

Alors, billevesée ?

(Ceci dit, j’accepte les bouquets, boîtes de chocolat et toutes autres joyeusetés…)

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Lettres d’engueulade

Guide littéraire de Jean-Luc Coudray.

Quatrième de couverture – Que n’avons-nous eu ce mot définitif qui cloue le bec des plus insupportables de nos contemporains quand nous en avons croisé un ? Condamnés à ressasser notre échec face à une situation qui nous a échappée, nous ruminons en vain ces phrases percutantes qui terrassent les imbéciles et qui nous ont manquées. Avec ces soixante-deux lettres cogitées par le cerveau vengeur de Jean-Luc Coudray, voici de quoi désamorcer le souvenir de ces situations humiliantes. Leur lecture permettra de calmer nos amères ruminations et, si nous retrouvons notre bourreau, d’espérer crucifier sa basse conscience, réveillant chez nous cette sérénité que procure le rééquilibrage du monde.

Alléchant, n’est-ce pas ? De cet auteur, il est dit qu’ « il tente d’élever les imbéciles en les rabaissant à coup de 40 missives. » Très poli, même dans la vacherie, et toujours didactique, Jean-Luc Coudray revient sur des situations blessantes avec un raisonnement ferme et implacable. Au terme de ses épîtres, voilà le reproche initial retourné et l’opportun indélicat fustigé. Tel est pris qui croyait prendre. « Je ne puis vous reprocher votre bêtise puisqu’il ne s’agit chez vous d’une faute morale mais d’un inachèvement cérébral. » (p. 175)

Tout le monde y passe : le conducteur malappris et malpoli, la bourgeoise bêtement pédante, l’intellectuel condescendant, le feu rouge mal placé, le jeune indolent et la sylphide stupidement gracieuse. Même Dieu et ses sbires en prennent pour leur grade : « Cependant, votre vision de Dieu, personnage barbu et vengeur, qui précipite dans les flammes ceux qui n’ont pas la chance de posséder une porte pour qu’un représentant vienne lui parler de la Bible, me paraît aussi étriqué que votre visage sans ride. » (p. 39) (Question grammaticale : n’auriez-vous pas plutôt écrit « pour qu’un représentant vienne leur parler de la Bible » puisque le sujet est « ceux qui n’ont pas la chance » ?)

Ces lettres font gentiment et/ou férocement sourire, les premières à tout le moins. Parce qu’on finit par se lasser. Grosso modo, notre auteur en pétard suppose que les autres homo sapiens que des malotrus imbéciles. Ok, c’est le présupposé nécessaire à ce déversement de verve vengeresse. Mais les mêmes arguments reviennent trop souvent : ainsi les hommes sont lâches et gras, les femmes bradent leur féminité sous des atours exagérément féminins et les jeunes sont mous et sans envergure. Même si la langue est vive et que le verbe se déploie avec panache, l’ensemble manque légèrement d’originalité ou, au moins, de renouvellement.

Les illustrations d’Alban Caumont composent une grotesque galerie de portraits où les animaux prennent des traits humains. Ou sont-ce les hommes qui régressent au rang de phacochères aigris et d’hippopotames mous ? Mais n’est-ce pas manquer d’un élémentaire respect à ces pauvres bêtes qui ne nous ont rien fait ?

Au terme de cette lecture, et avant de vous présenter une des missives, je n’attends qu’une chose :

M. Coudray, écrivez-moi !

******

La situation – Quelqu’un se fiche de vous parce que vous n’avez pas de compte sur Facebook.

La lettre – Bonjour,

tu m’as fait hier une réflexion, fustigeant mon absence d’inscription sur un réseau social en ligne, type Facebook, et mon indifférence au sujet des nouveaux outils de communication.

J’en déduis que l’individu normal, dans un contexte mondial de circulation d’informations et de marchandises, devrait, à l’image d’une entreprise d’import-export, envoyer et recevoir quotidiennement, grâce à son adhésion à Facebook, une quantité importante de photos ou de messages. Il devrait collectionner les « amis », entités branchées sur sa page, fournisseurs ou destinataires des informations en question. Ainsi, il devra mimer le comportement de l’économie planétaire dont la croissance et la vitalité se mesurent au nombre d’échanges et non à la véritable création de richesses.

De même que la jouissance corporelle s’amplifie par l’augmentation des passages de matière au travers des frontières organiques, lorsque nous mangeons, évacuons, copulons, de même les déplacements de marchandises entre pays multiplient les taxes, prélèvements et plus-values, engraissant des parasites qui jouissent des allers-retours de l’agitation économique.

Tu soumets ton plaisir à la quantité de photos de vacances, de plaisanteries de camelots, de gags à tout faire qui traversent les orifices électroniques de ton territoire virtuel, t’offrant un bénéfice et une réparation narcissique à chaque déplacement, dans la pure logique pulsionnelle propre à la pornographie des corps ou des multinationales.

Les enflures affectives, les sagesses de bureau, les bisous de reconnaissance, les émotions touristiques, les confidences de chanson, les trouvailles alcooliques, les photomatons de belle-sœur, les anniversaires flashés comme par des radars autoroutiers, les visages cirrhosés d’enthousiasme, les bébés dépossédés du droit sur leur image, les gâteaux tristement excessifs, sont échangés comme des bonbons ou des pansements.

Diffusé en ligne, le banal devient du conforme, l’ordinaire du vulgaire, le sentiment de l’émotion, la tendresse de l’attendrissement, l’amitié de la trivialité.

La valeur relationnelle se mesure désormais au débit. La vie sentimentale se gère avec un outil professionnel. Les amis se capturent comme des clients.

Je suis au regret de te dire que je préfère fréquenter mes amis sans passer par la planète.

Cordialement.

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La forteresse des lapins

Roman jeunesse de Linda Zuckerman.

L’hiver est rude et c’est la disette chez les renards de Foxboro. Mais ne dit-on pas qu’une colonie de lapins vit dans l’ancienne forteresse ? Ce serait un garde-manger inespéré ! Isaac Fox, riche et puissant renard envoie son frère Harry en éclaireur : il faut trouver une entrée dans cette forteresse. Mais Harry découvre plus qu’une colonie : les lapins se sont constitués en état, ils sont intelligents et conscients de leur existence. La loi interdit donc de les manger.

Mais comment expliquer les disparitions de lapins ? La peur se répand dans la forteresse et la nouvelle force des lapins semble bien fragile. « Tout le monde a peur. Je suppose que c’est que font les lapins quand ils sont terrifiés. Ils essaient d’être forts. Ou de faire croire qu’ils le sont. » (p. 36) Quentin, Zack et Franck refusent de se soumettre à la dictature des lapins et décident de rejoindre les rebelles.

C’est ainsi qu’Harry le renard et Quentin le lapin, aidé d’Elton le blaireau, vont démanteler un odieux trafic qui profite à des lapins peu scrupuleux et à des renards avides. « Personne ne doit savoir que nous avons passé un accord avec l’État des lapins, ni même que les lapins ont un État. » (p. 195) Mais pour les improbables alliés, il est temps de mettre fin à l’innommable et de comprendre qui sont les vrais amis.

Ce roman jeunesse est sympathique, plutôt bien écrit et original dans le traitement qu’il fait des relations entre animaux. La morale n’est pas simpliste, ni stupidement béate. Bon, j’avoue : j’ai surtout lu ce roman pour son titre et sa couverture. Je ne suis pas un très bon public pour les œuvres jeunesse, mais celle-là vaut le détour.

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Les merveilles

Roman de Claire Castillon.

Évelyne est une enfant qui croyait à la famille. Et un jour, son père attache Lulu, son chien adoré, à l’arrière de la voiture. Et il démarre, traînant l’animal sur des centaines de mètres, pour lui apprendre à ne plus aboyer. De ce jour, Évelyne garde une rancœur envers son père et une violence qui s’exprime un jour contre sa mère, à coups de marteau. Évelyne a cédé aux cloches qui retentissent dans sa tête, elle a cédé au besoin et au plaisir de faire mal. « Quand je faisais du mal, ça me faisait du bien. » (p. 32) Et ce plaisir ne s’éteindra pas : Évelyne devient savamment et perversement sadique. « Je jouissais pour de bon dans son mal. Le plaisir, ça m’avait bien secouée, mais le plaisir à faire du mal, ça devenait mille fois meilleur et ce serait ma façon d’aimer. » (p. 80)

Désormais, son seul amour, son seul ami, c’est Lulu, chien sourd et estropié. À lui, elle dit tout et pour lui, elle accepte tout. Ce chien martyr est le dernier lien qui la rattache à la normalité. « C’est sûr que Lulu, c’est impeccable au niveau des barricades de protection, c’est la palissade devant le vide. Sans lui, je saute. Mais l’homme, ça va être un gros aspect de ma question désormais. Ce sera le balcon, je poserai les pieds dessus et des fois, ça tiendra, des fois pas. » (p. 55) Car à treize ans, Évelyne s’est découvert une passion pour les hommes et le sexe.

Adulte, même mariée au gentil Luiggi, pizzaïolo sans histoire, et mère d’une petite Ophélie, Évelyne reste dérangée. À tous, elle fait croire qu’elle est technicienne de surface. Mais en vrai, elle est escort girl et plus clairement, elle fait la pute dans tous les quartiers de Zurich. Au-delà du sexe, c’est l’argent qu’elle aime : « S’il y a quelque chose à propos de quoi je peux philosopher seule, c’est de mon plaisir respiratoire quand je tâte des billets. C’est comme un coussin brodé. » (p. 126)

Un jour, Évelyne rencontre Daniel et pour lui, elle devient Lulu. C’est d’abord l’amour fou. Il est idéaliste et très intelligent et elle s’abreuve de ses mots, encore et encore. Jusqu’au trop plein, jusqu’au ras-le-bol. Ensuite ? Que sonnent les cloches… Luiggi n’est pas si mal, finalement. « Luiggi et son terre à terre, c’est l’amarrage. Et quelquefois, la corde au cou, c’est comme une laisse, ça rassure. » (p. 188) Mais l’issue ne sera pas rassurante, ni douce, ni merveilleuse.

Je n’ai pas aimé ce roman. La vulgarité et l’obscénité écœurent à toutes les pages. La scène initiale avec le chien est insoutenable (crise de larmes pendant une heure au bout de 5 pages, c’est malin !) L’anecdote de la mère bouchée du cul (l’auteur dit « rond », mais le pléonasme répété est irritant) tourne d’abord au bouffon, puis au dégoût. Entre pornographie, sadisme, scatologie et vénalité, j’ai trouvé le style de l’auteure et le sujet trop racoleurs. Pourtant, j’aurais pu m’identifier à la douleur de cette gamine qui voit son chien martyrisé. Mais non, le personnage est trop dérangé et trop peu crédible. J’ai entendu beaucoup de bien de ce roman et je m’interroge : l’immondice est à ce point vendeuse ?

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