Muse

Roman de Joseph O’Connor.

Londres, 1952. Dans une chambre sordide, on découvre une vieille femme rongée d’alcool et de souvenirs. Une voix s’adresse à elle et la replonge dans le passé. Pendant toute une journée, nous suivons les errances d’une actrice oubliée, d’une amante méprisée et d’une femme ruinée. Molly Allgood, dite Maire O’Neill, a connu le succès sur les planches au tournant du siècle. Son talent servait les pièces que son amant, le dramaturge irlandais John Millington Synge, écrivait pour elle. Molly était belle, libre, irlandaise et exigeante. Et tellement plus jeune que Synge. « Parce que c’est vrai, les commères, les curieuses, les fouineuses en ont toujours fait toute une histoire de votre différence d’âge. » (p. 14) Qu’importait les cancans, elle était son « Enchanteresse », il était son « Vagabond ».

Mais la belle histoire d’amour prend l’eau de toute part. Les fiançailles resteront inabouties. D’abord sourde aux mises en garde, Molly ouvre les yeux et voit son rêve s’étioler. Elle sera la muse de Synge, son amante passionnée, « une maîtresse perpétuelle, une doublure » (p. 189), mais son épouse jamais. Synge s’emploie à dégrossir la jeune Irlandaise pour en faire une femme du monde, avec des manières et de la tenue. Mais on n’enchaîne pas un poulain sauvage. Et la relation amoureuse se teinte d’amertume : « Il est l’exemple type que bien des femmes ont connu : l’amant qui se meurt d’amour, mais qui en secret rêve d’être éconduit. » (p. 113) Le couple se déchire et exprime dans son art une passion délétère. « Elle le trouve bizarre. Il est nerveux, l’informe-t-il. Comme tous les écrivains. C’est le prix de l’art. Or elle sait le prix de l’art, elle le paie depuis un moment. Certains des poèmes d’amour qu’elle lui a inspirés sont des hurlements de douleur. » (p. 106)

Molly avait tout pour déplaire à la bourgeoisie bien-pensante et presbytérienne d’Irlande : elle était femme et des plus libres, elle était catholique, elle était une actrice. Les différences d’âge, de religion, de milieu social et d’éducation signaient l’arrêt de mort du couple. À la mort de Synge, elle n’a droit à rien. Elle vit un moment sur la vague de leurs deux succès, elle se grise de la reconnaissance d’un public qui célèbre l’auteur et l’actrice. Mais l’oubli s’approche d’autant plus vite que Molly plonge dans le réconfort mensonger de l’alcool. Les décennies ont filé et Molly n’a pas oublié l’amour de sa vie. Mais il y a si peu à en dire désormais. « Mais que dire ? Il a vécu. Il est mort. Nous nous désirions l’un l’autre. Il avait peur. Quelle mauvaise pièce cela ferait sans héros ni héroïne, les meilleures répliques restant en coulisses. » (p. 31) Entre passé et présent, les remous d’hier font les souvenirs d’aujourd’hui.

Joseph O’Connor distille subtilement des références au fil des pages. On croise Daphné du Maurier et Manderley, Horace Mc Coy et un certain linceul, Oscar Wilde et Dorian Gray, etc. Entrecoupant le récit comme une voix à part entière, les ballades irlandaises donnent au roman une profondeur nostalgique aussi insondable que la solitude dans laquelle se replie la vieille Molly. La voix qui s’adresse à l’actrice déchue quelle est-elle ? Est-ce Molly qui s’admoneste une dernière fois ? Est-ce Synge, d’outre-tombe, qui parle encore à son bel amour ? Est-ce Sara, la sœur également actrice, qui contemple la triste fin d’une artiste qui n’a pas su s’envoler vers l’Amérique ? Peu importe, cette voix devient celle du lecteur et nous accompagnons Molly tout au long de sa journée, comme on accompagne un pèlerin sur le chemin de ses souvenirs.

L’auteur fait revivre avec brio et finesse un couple d’amants maudits. Il place avec justesse Molly sur le devant d’une scène qu’elle n’aurait pas du quitter. Et Synge reprend ses droits d’auteur et d’homme sur le cœur de la jeune fille. Pygmalion d’un nouveau genre, Joseph O’Connor rend à Molly Allgood sa place sur un piédestal éternel. Ce roman, habilement construit et superbement écrit, soulève le rideau d’un théâtre immuable, celui des passions humaines.

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