Habibi

Roman graphique de Craig Thompson.

Dodola et Zam sont deux enfants qui ont trouvé refuge dans un navire échoué dans les sables « Le désert est un cimetière pour les hommes et les bêtes et les déchets des hommes. Habibi avait trouvé ce bateau échoué et nous en avions fait notre maison. (p. 25) Habibi, c’est le bien-aimé : la jeune fille aime le garçon comme un frère, comme un fils. « Es-tu ma maman ? Non. On est orphelin. On est comme frère et sœur. » (p. 97) Dodola et Zam se sont trouvés sur un marché aux esclaves. Loin des hommes, cachés dans les dunes, ils veulent se soustraire à l’avidité des puissants. Pour calmer le petit garçon noir, la jeune fille arabe lui raconte le Coran et lui apprend la force des mots. Tenaillés par la peur d’être séparés, Dodola et Zam grandissent en prenant lentement conscience de leur différence de sexe. L’innocente fraternité devient plus trouble. Dans leur Éden de sable, l’éveil ne vient pas de la faute, mais du temps qui passe. Quand les deux enfants sont arrachés l’un à l’autre, le récit commence : même favorite du sultan de Wanatolie, Dodola n’oublie pas Zam, et Zam n’oublie pas Dodola.

Ce troublant récit, très sensuel et parfois violent, n’est pas linéaire. Le temps fait des boucles, le passé s’impose au présent et interroge l’avenir. Difficile de savoir si l’on est aux pays des Mille et une nuits, dans un Orient mythologique, ou dans un monde moderne où les anciens esclavages ont été remplacés par les tours d’acier. Les prophètes vivent dans des cloaques et les djinns sont prêts à frapper l’innocent qui s’égare. Et le plus grand prédateur, c’est encore l’humain. On en viendrait à accuser Allah, à le maudire de la vie qu’il a répandue sur le monde. « Mais qu’est-ce qui T’a pris de créer l’homme ? L’homme abandonne son créateur. L’homme profane la Création. » (p. 597) Dodola et Zam sont deux innocences profanées : leur candeur a laissé la place à l’instinct de survie. Ils sont les deux parties d’un même être, mais à force de se perdre et de marcher éloignés, ils perdent des morceaux d’eux-mêmes et ne peuvent plus se compléter comme à l’origine. Dodola était trop belle pour éviter la souillure et Zam court sans après une pureté qu’il voudrait déposer aux pieds de sa belle. Entre eux, « habibi » est plus qu’un mot tendre, c’est une identité, une incantation.

Quelle merveille que ce roman graphique ! Tout n’est que noir et blanc, mais les enluminures sont éclatantes et l’Orient chatoie en monochrome, jusqu’à l’éblouissement. La calligraphie se fait trésor et merveille : son dessin célèbre les beautés du Coran et des textes sacrés. Dans le pouvoir incarné des mots et des lettres, comment ignorer qu’Allah – et tous ses pairs ! – est amour avant toute autre chose ? Dodola et Zam sont comme les enfants dont le dieu exigeait le sacrifice : après mille tourments, leur salut vient de Celui qui jamais ne les aurait abandonnés. Ce sublime roman graphique n’est pas un ouvrage de propagande ou d’endoctrinement. Il remet simplement à leur juste place les notions d’amour et de respect. À lire, ne serait-ce que pour l’esthétique du livre !

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