Hiver

Roman de Christopher Nicholson.

Thomas Hardy a 84 ans. Il mène des journées sans surprise auprès de sa seconde épouse, Florence, suivant une routine salutaire. « Lorsqu’il était assis à son bureau, la plume à la main, il ne se sentait pas vieux. » (p. 15) Ses chefs-d’œuvre sont derrière lui et sa renommée n’est plus à faire. Pour autant, le vieil écrivain ne conçoit pas de passer une journée sans écrire, même quelques mots, quelques idées volées à l’inspiration. « Quand il prenait en considération les manières possibles de conclure son séjour terrestre, l’idée d’être à son bureau, alors que séchait l’encre des derniers pots d’un ultime poème, lui paraissait somme toute agréable. » (p. 16) La paix de ses journées est ébranlée par Gertrude Bugler, une jeune habitante du village : actrice dans la troupe locale de théâtre amateur, elle reprend le rôle de Tess d’Urberville, l’héroïne dont Thomas Hardy est le plus proche. Et c’est à s’y méprendre que Gertrude ressemble à Tess. Peut-être parce que Thomas s’est inspiré de la mère de Gertrude pour écrire son personnage. Peut-être parce que, comme le poète Shelly, Hardy n’a jamais cessé de chercher son idéal féminin. « Soupirant en lui-même, il se demandait s’il aurait jamais d’occasion de lui montrer à quel point elle était proche de son cœur. Leur différence d’âge semblait rendre cette révélation impossible ; il n’en restait pas moins qu’il y avait entre eux une parfaite réciprocité de pensée et de sentiment. Telle était du moins l’impression du vieil homme. » (p. 39)

Gertrude est pleine de talent et elle incarne une Tess d’Urberville convaincante, à tel point qu’un projet de pièce à Londres voit le jour. Cette agitation et l’admiration non dissimulée que son mari porte à l’actrice sont loin de plaire à Florence. Déjà épuisée de lutter contre le spectre de la première épouse et d’attendre sans cesse des preuves d’affections à son époux, Florence glisse dans une tristesse et une aigreur grandissantes. « Pourquoi ne penses-tu jamais à moi, toi qui est censé si bien connaître la psychologie féminine ? J’existe, moi aussi, tu pourrais avoir quelques égards pour moi ! » (p. 61) Thomas considère qu’elle est toujours malade et fragile alors qu’elle ne voulait qu’écrire, comme lui, et fonder une famille. Persuadée d’avoir sacrifiée sa jeunesse à un homme égoïste, Florence va demander le plus grand sacrifice à Gertrude qui n’a aucunement conscience du brasier qu’elle a allumé.

Thomas Hardy est présenté comme un vieil idéaliste réfractaire au progrès : pas de téléphone ou d’automobile chez lui alors que les années 1920 sont déjà là. On retrouve ici la vision romantique et idyllique que cet auteur avait de la campagne, présentée comme un havre loin de l’agitation des villes. La nature seule semble être en mesure d’être le théâtre des sentiments et des vérités. Mais à l’image des arbres trop épais et trop grands qui entourent la maison et font rempart à la lumière, la nature peut aussi un piège où les esprits fragiles s’étiolent. J’ai souvent pensé à l’œuvre magnifique d’Henri Purcell, Ô solitude, en lisant ce roman. Thomas, pris dans les feux de sa dernière passion, et Florence, étranglée de jalousie et de regrets, sont des personnages très solitaires à qui il manque une chose : la capacité de jouir de cette solitude.

Comme dans les romans de Thomas Hardy, le texte de Christopher Nicholson révèle une violence intérieure, une brutalité intime que les personnages s’infligent : leurs tourments, en n’étant pas exposés, prennent des dimensions dantesques, destructrices. Et les monologues silencieux sont autant de sentences définitives sur soi et les autres. Ces prises de conscience intimes sont des séismes qui renversent les personnages et auxquelles le lecteur assiste, muet et saisi comme devant un drame antique.

Avec des chapitres qui alternent entre les différents narrateurs, ce roman offre un portrait facetté de Thomas Hardy, tel un diamant très travaillé : l’homme n’est beau que parce qu’il est pluriel et complexe. Avec quelle compassion le lecteur accompagne le vieil homme lorsque celui-ci comprend qu’il est trop âgé pour la passion, que la passion même n’a que faire des sycophantes amoureux.

Faut-il que j’en dise beaucoup plus pour que vous compreniez que j’ai été profondément émue par ce roman ? Un dernier mot : lisez les romans de Thomas Hardy, ce seront des moments de grâce.

Mes avis sur Tess d’Urberville, Jude l’obscur, Loin de la foule déchaînée, Le maire de Casterbridge

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