Roman-feuilleton d’Eugène Sue.
Il est impossible de résumer cette histoire ! Les personnages sont innombrables et tous entretiennent des liens connus ou inconnus les uns avec les autres. Les enfants perdus sont retrouvés, les amours malheureuses ont des dénouements charmants et la justice, toujours, abat son glaive aveugle sur la population. Le récit nous transporte des ruelles les plus sordides de Paris aux salons des plus beaux immeubles particuliers, en passant par les riantes campagnes de province et les sinistres cours des prisons de la capitale. « Le lecteur, prévenu de l’excursion que nous lui proposons d’entreprendre parmi les naturels de cette race infernale qui peuple les prisons, les bagnes, et dont le sang rougit les échafauds… le lecteur voudra peut-être bien nous suivre. Sans doute cette investigation sera nouvelle pour lui ; hâtons-nous de l’avertir d’abord que, s’il passe d’abord le pied sur le dernier échelon de l’échelle sociale, à mesure que le récit marchera, l’atmosphère s’épurera de plus en plus. » (p. 37) Je ne cite qu’un lieu en particulier, Le Lapin-Blanc, bouge infâme où commencent les aventures rocambolesques de Rodolphe, Fleur-de-Marie, Chourineur, La Chouette, Rigolette, le couple Pipelet et de tant d’autres figures mémorables.
Eugène Sue, en plus de mille pages, a écrit un roman d’édification morale où il défend ses positions en faveur de l’éducation du peuple et contre la peine de mort. Les bons et les repentants sont récompensés et les méchants et les récidivistes sont châtiés : le manichéisme est simple. « J’ai presque toujours eu le bonheur de voir punir, oh ! cruellement punir les méchants que je connaissais. » (p. 386) Il faut évidemment lire cette œuvre dans son contexte : le paternalisme du riche envers le pauvre méritant est assez indigeste vu de notre époque, tout comme la notion de pureté sans cesse attachée ou arrachée aux pas des jeunes filles. L’auteur montre avec force détails que les manigances de la haute société n’ont rien à envier aux vilaines mœurs des bas-fonds. La vertu existe chez les miséreux, tout autant que l’abjection dans la société noble. Être bien né ne suffit pas si cette supériorité sociale n’est pas également une supériorité morale. Là encore, rendons à Eugène ce qui appartient au 19e siècle bourgeois, à savoir une certaine idée que la pauvreté est choisie et qu’il ne tient qu’à l’indigent d’en sortir, à force de travail et de sacrifice. C’est étrange, le discours me semble très actuel dans certains rangs de la droite rance…
La figure centrale est évidemment celle de Rodolphe, altesse richissime qui prodigue ses largesses aux pauvres qu’il juge dignes de son intérêt et de sa miséricorde. « Rodolphe sentait qu’il y avait quelque chose de solennel, d’auguste, dans cette espèce de rédemption d’une âme arrachée au vice. » (p. 114) Avec son goût du travestissement, de la dissimulation et des intrigues, ce personnage préfigure un peu les super-héros des comics. Rodolphe, c’est un peu Bruce Wayne/Batman, aussi à l’aise en société que dans les vapeurs morbides de Gotham/Paname.
Eugène Sue maîtrise à merveille les codes du roman-feuilleton : les péripéties ne manquent pas, chacune plus improbable que la précédente ! Et il faut admettre que Paris est bien petit, et pas uniquement pour ceux qui s’aiment d’un si grand amour : c’est à croire qu’il n’y a qu’un notaire à qui toute la bonne société se réfère et que le 17 rue du Temple est the place to be. Lisez et vous comprendrez ! Évidemment, pour ménager ses effets et combler/frustrer l’attente avide de ses lecteur·ices, Eugène Sue se plaît à laisser en fâcheuse posture un personnage pour aller suivre les déboires d’un autre. « Les exigences de ce récit multiple, malheureusement trop varié dans son unité, nous forcent de passer incessamment d’un personnage à un autre, afin de faire, autant qu’il est en nous, marcher et progresser l’intérêt général de l’œuvre. » (p. 362 & 363) Aujourd’hui, nous attendons fébrilement l’épisode suivant de la série télévisée du moment : j’imagine que l’impatience était la même quand il fallait attendre la parution du prochain numéro du journal pour avoir sa dose d’aventures !
J’avais lu cet énorme roman quand j’étais très jeune adolescente et j’en gardais un souvenir puissant et enchanteur. Ma relecture est à la hauteur de ma première découverte : j’ai évidemment anticipé certains retournements de situation, pas tant parce que je me les rappelais, mais parce que les ficelles sont assez grosses pour comprendre ce qui va suivre. Pour autant, cela n’a pas diminué mon plaisir. Pendant 12 jours, j’ai replongé dans cette histoire ébouriffante et j’en sors un peu triste de devoir revenir au monde réel. Une certitude : dans 20 ou 30 ans, je relirai à nouveau Les mystères de Paris.
Avec ses 1312 pages, cette relecture me fait inscrire une nouvelle participation au Défi des 1000 de Daniel Fattore.