Chroniques d’une station-service

Roman d’Alexandre Labruffe.

« Je suis au sommet de la pyramide de la mobilité en quelque sorte : le rouage essentiel de la mondialisation. (Sans moi, la mondialisation n’est rien.) » (p. 7) Beauvoire est pompiste dans une station-service de la région parisienne. En courtes phrases, il raconte son quotidien. Les automobiles qui s’arrêtent le temps d’un plein, d’un café, d’un sandwiche ou d’une miction. Les habitués qui viennent partager une partie de dames ou un verre. « Rares sont les clients qui me voient ou me parlent. Je suis transparent pour la plupart des gens. Certains se demandent sans doute pourquoi j’existe encore, pourquoi je n’ai pas été remplacé par un automate. Des fois, je me le demande aussi. » (p. 6 & 7)  Beauvoire est un observateur essentiellement passif, mais qui parfois, de bon gré ou à contrecœur, se retrouve acteur. Sans savoir pour qui ni dans quel but, il fait passer des messages. Il ose aussi aborder la sublime cliente japonaise qui passe une fois par semaine. Il se rebelle contre son patron en organisant des expositions sauvages sur les murs de la station. Quant au temps qui coule, poisseux comme l’essence, le pompiste le trompe en lisant, en regardant des films ou en pensant à Jean Baudrillard, philosophe qui semble donner à toute chose un sens plus profond, pour peu qu’on accepte de renoncer aux évidences. Avec la lueur vacillante des néons et des enseignes pour seules étoiles, Beauvoire rêve à plus grand, plus loin, mais pour quitter sa station-service, il faudrait un éclat, un coup de tonnerre qui peut-être jamais ne viendra.

Non-lieu par excellence, la station-service est un espace étrange : on ne s’y arrête que pour mieux repartir, regonflé, rempli, reposé. Ce lieu de passage où l’on ne laisse rien porte un nom trompeur. Une station, c’est là où l’on s’arrête, mais la finalité de la station-service n’est pas l’arrêt, c’est le renouvellement du mouvement. De fait, produire des chroniques sur l’impermanence, c’est paradoxal, c’est un pari pris sur l’éphémère. C’est vouloir écrire la répétition là où rien ne revient ni ne perdure. C’est parfaitement vain. Et donc tout à fait sublime. À l’image du premier roman d’Alexandre Labruffe.

Lu dans le cadre du prix Au coin de la Place Ronde 2019.

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