
Ouvrage poétique illustré de Jérôme Conilleau et Cécilia Chopin, édition bilingue franco-vietnamienne.
Un livreur à vélo, venu de la province, transporte des boîtes en carton. Après les chemins et la poussière, voilà le trafic urbain. « La ville rampe / À la surface / Fuit l’homme / Puis l’entortille / Dans son corps / Soudain ! / L’avale / L’engloutit / C’est une bouche vivante / Sans dents… » (p. 45) C’est donc une journée banale d’un travailleur ? Non, car la guerre s’invite dans le quotidien. Elle était déjà là, partout, mais un peu loin… À cet instant précis, elle ravage la ville et les rues. Les murs tombent, les gens hurlent, séparés des leurs et arrachés à leur sécurité. « Êtes-vous là ? / Viêt ! / Êtes-vous ? / Et qu’il n’en reste pas un qui ne soit pas nous ! /Le Viêt mine… / Mine de rien… » (p. 107) Le jeune livreur est désemparé : que doit-il faire des cartons empilés à l’arrière de son vélo ? Dans une mondialisation d’un genre nouveau, les emballages se font coffres au trésor, emportant des bébés déracinés, comme autant de graines à essaimer dans des terres inconnues.
Du Babylift, je ne connaissais que ce que mes cours de classe préparatoire m’avaient appris. L’événement est ici incarné, et dédié à une enfant que l’on suppose très vite être du nombre des nourrissons emportés. Hommage douloureux et fervent, le texte inscrit dans la petite histoire cette parenthèse terrible de la grande histoire. La poésie en prose des auteur·ices français·es est traduite en vietnamien, un chapitre après l’autre. Et je formule ici mon unique reproche à cet ouvrage : j’aurais apprécié un QR Code pour entendre les mots vietnamiens au lieu de les survoler sans les lire. Au-delà de cette modeste critique, j’ai été emportée par la beauté du livre. Chaque page est colorée et/ou illustrée et se fait paravent sur laquelle se déploie l’histoire, comme un théâtre d’ombres. L’ouvrage est follement sensoriel, déjà par les images mentales que les mots convoquent dans l’esprit des lecteur·ices, mais aussi par l’appel aux autres perceptions. « Quand on est dans le noir… / Dans l’instant présent… / On n’y voit que les autres sens ! » (p. 90) Un mot, et nous voilà dans la brume douce d’un thé réconfortant ou dans l’effluve rond du phô. Une phrase, et c’est la frénésie de l’atelier ou de la rue qui résonne, contrebalancée par le silence tiède du sommeil réparateur. Plus loin, on jugerait sentir sous nos doigts la rugosité du carton d’emballage ou la saveur complexe d’un bol de nouilles brûlantes.
Avec ce texte, je redécouvre un événement traumatisant de l’histoire vietnamienne et je découvre une nouvelle maison d’édition pleine de promesses.