Le sculpteur

Roman graphique de Scott McCloud.

David Smith, sculpteur en mal d’inspiration, approche de la trentaine avec le sentiment aigre et découragé d’être un artiste raté. Son vieux rêve de gosse lui semble bien loin désormais. « Et moi, je suis ‘supersculpteur ». Je modèle ce que je veux avec mes mains. » (p. 15) Le rêve va devenir réalité quand David rencontre un personnage à la fois familier et inconnu qui lui propose un marché singulier : il sera capable de créer ce qu’il veut avec ses mains, mais il n’aura que 200 jours pour en profiter avant de mourir. Hélas, il est bien connu qu’un marché faustien est par définition et par nature un marché de dupe : alors qu’il pense n’abandonner que sa vie, David va aussi devoir renoncer à son grand amour, Meg, qu’il rencontre juste après avoir conclu le pacte fatal. Alors qu’il court après la reconnaissance et la célébrité, il laisse échapper l’essentiel. « Je peux le faire. Je ne serai ni perdu ni oublié. » (p. 188)

Le personnage principal est défini par son art, à tel point que le titre du livre n’est pas son nom, mais son métier. Il est obsédé par la réussite et voit le succès comme l’achèvement de son existence. Nombreux sont les points qui l’opposent à Meg. Alors que la jeune femme n’est que vie et mouvement, David est l’attente minée par l’obsession de l’échéance. Il n’a que 200 jours, alors il crée et il aime dans l’urgence, avant le glas, avant le clap de fin. Mais à vivre sans prendre son temps, David ne vit qu’à moitié. À la fois réflexion sur la création et l’art, Le sculpteur est aussi un regard doux-amer porté sur l’existence et la fragilité des choses. « Tu as l’impression de livrer une bataille vouée à l’échec – et c’est le cas. » (p. 478) Ars longis, vita brevis, disaient les Antiques.

New York, ville de verre et d’acier, est un gigantesque piège à loups dont les mâchoires de bitume ne demandent qu’à se refermer sur le pauvre fou qui a bradé sa vie pour l’art. Plus qu’un décor, la ville est un théâtre et devient même la matière première de la folle créativité du sculpteur. « Je peux modeler n’importe quel matériau simplement en le touchant. Même les parties avec lesquelles je ne suis pas en contact direct. » (p. 320) On voit alors David s’élancer dans la nuit, tel un justicier masqué de l’art, mais il est un superhéros sombre dont les élans créateurs se troublent de pulsions destructrices.

Scott McCloud a un talent particulier pour dessiner la foule et sa cacophonique solitude. David est souvent perdu dans la page, mais il en reste le point de mire, comme si la multitude ne s’amassait que pour mieux l’encadrer. Toute en camaïeux de bleu, blanc et noir et portée par un trait affirmé et précis, l’image reste simple tout en étant incroyablement précise. L’économie de couleurs permet de sublimer les détails et fait planer sur la lecture un petit air glacé, un peu inquiétant, comme un avant-goût de l’étreinte macabre qui attend le protagoniste. Les pleines pages sont superbes, dynamiques et rayonnantes, même les plus sombres. Je me suis perdue dans certaines d’entre elles qui, agrandies, feraient de magnifiques tableaux. Un dernier mot sur la beauté et la finesse des visages : il suffit parfois à Scott McCloud d’une ombre à peine déposée pour exprimer un sentiment. Visuellement, Le sculpteur emprunte au comics, au cinéma et aux peintres flamands classiques. Le résultat est spectaculaire et émouvant à plus d’un titre.

J’aime les mythes littéraires et leurs différentes réécritures. À propos de Faust, je vous conseille notamment la lecture de Marguerite de la nuit de Pierre Mac Orlan. Ici, Scott McCloud revisite le mythe avec élégance, perspicacité et modernité. Il s’est attaqué à un monument et a produit un livre superbe, massif comme un bloc de marbre, mais ciselé comme un chef-d’œuvre.

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