Roman de Martin Amis.
Tod Friendly se réveille d’une douloureuse agonie. Et voilà que tout recule: sa vie, le temps, le monde. L’univers a enclenché la marche arrière. Tod rajeunit, retrouve l’usage et la maîtrise de son corps, il retourne sur les pas de sa jeunesse avec tous ses souvenirs de vieillesse. Mais étrangement, le personnage change. Le vieil homme débonnaire qui offrait des jouets aux enfants devient un homme avide de conquêtes féminines. Il devient surtout un homme aux multiples visages et multiples noms. Tod Friendly cache un secret et il en prend connaissance en même temps que le lecteur.
La narration prend aux tripes! Et ce n’est pas qu’une image… Le narrateur est une voix qui semble intérieure voire supérieure à Tod, tout en étant la sienne. Du « je » qu’utilise la voix narratrice, on passe au « nous » qui inclut le narrateur et Tod, et au « il » qui n’est que Tod. Pas de règle dans les changements. D’un paragraphe à l’autre, la voix se fait polyphonique ou désincarnée. La voix narratrice est Tod, mais le phénomène de distanciation est tel qu’on croit entendre la voix d’un frère siamois qui ne lâcherait pas Tod d’une semelle. « Parasite ou passager, je voyage avec lui. » (p.96)
Le narrateur s’adresse au lecteur, il livre un témoignage crédule sur la marche du temps et la vie de Tod. Il est intimement lié à Tod, mais impossible d’en savoir davantage sur lui. Il est là, et il semble se demander, autant que nous, pourquoi et comment. Tod ignore son existence. « Nous sommes ensemble dans cette histoire, absolument, mais il est trop seul, ce n’est pas bien. Son isolement est total. Parce qu’il ne sait pas que je suis ici. » (p. 26) « C’est sûrement le hasard qui m’a accroché comme ça à Tod mais il ne doit pas savoir que je suis ici. Et je me sens seul… » (p. 47)
La voix narratrice se fait juge, amie, philosophe, moralisatrice. Elle exprime tous les sentiments que Tod n’exprime pas. Tod agit: c’est un homme à femmes, un médecin, un aventurier. Tod est dans l’action mais les émotions et l’introspection sont l’oeuvre de la voix narratrice.
Tod Friendly est un homme au passé trouble qui se cache derrière des identités diverses: John Young, Hamilton de Souza ou Odilo Unverdorben, il est insaisissable. À mesure qu’on découvre son passé et sa jeunesse, il semble se redessiner. Ce que l’on a lu devient autre. Et Tod Friendly, dont le nom dispose si aisément à la sympathie devient peu à peu moins amène.
Le secret du personnage principal se dévoile par bribes. Tod, à mesure qu’il remonte vers sa jeunesse, est assailli de rêves troubles et horrifiques. On se doute qu’il y a de l’horreur et de l’innommable dans son passé, mais lui même ne le sait pas. « Il voyage vers son secret. […] Ce sera mauvais. Ce sera mauvais et incompréhensible. Mais j’apprendrai une chose (et cette certitude me réconforte), je saurai à quel point son secret est mauvais. Je connaîtrai la nature de l’offense. Je sais déjà ceci. Je sais que c’est lié aux ordures et à la merde et que ça tombe à un mauvais moment. » (p. 96) Ce secret, quel est-il ? Je n’en dirai pas davantage ici, d’abord parce qu’un secret ne se révèle pas et surtout parce que j’en ai déjà trop dit…
« J’ai juste l’impression que le film est en train de passer à l’envers. » (p. 18) Voilà à quoi ressemble la vie de Tod et la course du temps. Tod se réveille à l’hôpital, c’est-à-dire qu’il revient sur les pas de sa propre mort. Il ne semble pas exister d’évènement déclencheur. Le monde tourne ainsi, à l’envers. Mais pour avoir conscience de la marche arrière, il faut bien avoir conscience de la marche avant. Et voilà qui est si étrange et si réussi dans ce texte. Le narrateur raconte en toute innocence tous les processus d’une vie, mais à l’envers, et sans que ça le choque, ou si peu. Les rares prises de conscience dont il bénéficie sont des anomalies. « J’ai déjà remarqué bien sûr que la plupart des conversations seraient beaucoup plus compréhensibles si on les repassait à l’envers. » (p. 80) Dans le monde de Tod, une rencontre se termine avant de s’être produite, on passe aux toilettes avant d’avoir mangé, on roule en marche arrière, les bébés remontent dans le sein de leur mère et les conversations commencent par « au revoir ». Le lecteur doit se livrer à une gymnastique particulière. Mais lire les dialogues tels qu’ils sont imprimés est surprenant: il ont un sens !
Alors, on pourrait croire que tout va mal. Mais si les bonnes choses vont à l’envers et s’annulent, les mauvaises font de même. Ainsi les blessures guérissent puisqu’elles n’ont pas lieu, les lettres brûlées surgissent du feu et les miroirs brisés reprennent leur place sur le mur. De même, l’horreur la plus terrible n’épouvante plus puisqu’elle n’a plus lieu et que tout concourt à l’annuler.
La flèche du temps est une notion liée à la thermodynamique. L’auteur joue avec les notions fondamentales de la physique en proposant un récit qui met en scène l’histoire et l’Histoire. C’est comme à l’école quand il fallait tracer une frise chronologique, mais dans l’autre sens. Ce qui compte, ce n’est pas plus le résultat, mais les causes. Au début du livre, Tod se plaît sous le gouvernement de Reagan. Puis il trouve sa place au sein des militants qui protestent contre la guerre du Viet-Nam. L’assassinat de JFK et les premiers pas sur la Lune sont des évènements majeurs, mais bien peu considérés par le narrateur qui constate plutôt que la sécurité obtenue par les surveillances ultra-développées des nouvelles technologies fait défaut. Avec lucidité, il déplore le recul du progrès et des avancées technologiques.
À proprement parler, il n’y a pas de voyage dans le temps puisqu’il n’y a pas d’aller-retour, ni même projet d’aller quelque part. Le temps se contente de suivre un chemin qui, s’il n’est pas celui de la physique, est pourtant celui qu’il ne peut pas se résoudre à ne pas emprunter. Le récit ne relève pas de la science-fiction. Au contraire, le narrateur nous raconte tout avec un bon sens et une sincérité déconcertants: à aucun moment il n’envisage avoir pris la mauvaise voie.
Ce livre se lit facilement et avec curiosité. L’histoire m’a rappelé celle de Benjamin Button, écrite par Francis Scott Fitzgerald (Oubliez le film, il est trop cul-cul !) Voilà un texte qui fait réfléchir sur la responsabilité humaine. L’Histoire relue à l’envers, annulée par les bons soins d’une horloge temporelle farfelue, devient moins laide. Les grandes horreurs de ce siècle tombent dans l’oubli d’une conscience qui ne les a jamais formées. Enfin, l’auteur décompose avec brio les petites habitudes de notre quotidien, et l’humour se fait féroce dans la description des scènes les plus intimes de la vie privée. Bref, un texte à lire absolument !