De quelques lignes tirées du seul évangile qui les mentionne, l’auteur invente l’histoire des rois mages. Avant d’arriver devant la crèche et de participer à l’épiphanie, à l’apparition du dieu vivant et incarné, ces trois souverains ont dû partir, prendre la route à la suite d’une comète à la traîne d’or. Chacun poursuivait un but différent sans savoir que le petit enfant couché dans une mangeoire aurait le pouvoir de combler toutes les quêtes.
Gaspard est noir. Son amour pour la blonde Biltine, esclave trop belle, est un constant rappel de sa couleur de peau. « Je ne voulais rien reconnaître encore, mais j’en savais déjà assez pour comprendre que la blondeur était entrée dans ma vie par effraction, et qu’elle menaçait de la dévaster. » (p. 18) Dévasté par la trahison de son amante, empli de sanglots et de rage, Gaspard quitte Méroé pour oublier sa peine, son amour et fuir la blondeur. Sa caravane croise celle de Balthazar : le roi de Nippur est un esthète et un collectionneur d’art. Il cherche les plus belles images confectionnées par l’homme. Et puisqu’il est dit que Dieu a créé Adam à son image et à sa ressemblance, pourquoi est-il donc interdit d’aimer les images ? En les aimant, n’aime-t-on pas Dieu ? Hélas, l’idolâtrie est punie dans la religion de Yahvé. « Je sais maintenant que je ne retrouverai la lumière et le repos que le jour où je verrai se fondre dans la même image l’éphémère et bouleversante vérité humaine et la divine grandeur de l’éternité. » (p. 73) À la recherche de cette image et pour fuir l’étouffante rigueur de son royaume, Balthazar parcourt les rives de la Méditerranée pour collecter les beautés du monde.
C’est dans le palais d’Hérode que Melchior rencontre Gaspard et Balthazar. Prince de Palmyrène, Melchior a été dépouillé de son royaume par son oncle. Pour fuir la mort, il a pris la route avec un vieux domestique. Rêvant vaguement de retrouver son trône et les richesses de son pays, il pense se dissimuler dans la foule qui habite au palais d’Hérode à Jérusalem. Ce roi-là, le roi des Juifs, est majestueux et immensément puissant. « Je suis le roi d’Orient le plus ancien, le plus riche, le plus bénéfique à son peuple. Et en même temps, je suis l’homme le plus malheureux du monde, l’ami le plus trahi, le mari le plus bafoué, le père le plus défié, le despote le plus haï de l’histoire. » (p. 126) Hérode a tué tous ses fils : avançant en âge, il doute d’avoir un héritier. Et voilà qu’un astre chevelu annonce la naissance du nouveau roi des Juifs. Le roi de Jérusalem envoie Gaspard, Melchior et Balthazar à la rencontre de cet héritier miraculeux, avec l’ordre impératif de venir lui rendre compte sous peine de représailles terribles. « Ils marchent vers l’étoile qui se hérisse d’aiguilles de lumière dans l’air glacé. » (p. 149) Et le voilà, l’enfant nu couché dans la mangeoire entre l’âne et le bœuf. Les trois souverains se recueillent humblement devant le futur sauveur des hommes, ce nouveau-né qui n’a rien de commun avec l’odieux Hérode. À genoux dans la paille, ils sont frappés par une profonde révélation d’amour. « Si tu attends d’un autre qu’il te donne du plaisir ou de la joie, l’aimes-tu ? Non. Tu n’aimes que toi-même. Tu lui demandes de se mettre au service de ton amour pour toi-même. L’amour vrai, c’est le plaisir que nous donne le plaisir de l’autre, la joie qui naît en moi du spectacle de sa joie, le bonheur que j’éprouve à le savoir heureux. Plaisir du plaisir, joie de la joie, bonheur du bonheur, c’est cela l’amour, rien de plus. » (p. 215)
Sur le chemin du retour, les rois mages rencontrent Taor, prince de Mangalore venu des confins de l’Inde à la recherche de la recette du rahat loukoum à la pistache. Taor est le quatrième roi mage, celui qui est parti trop tard et qui a manqué la rencontre avec l’enfant Jésus, mais celui qui préfigurera le sacrifice christique et qui, transfiguré par la première eucharistie, fera le premier l’expérience de la vie éternelle à ses côtés.
Si j’aime tant les textes de Michel Tournier, c’est parce qu’ils extrapolent à partir de textes fondateurs, religieux, païens ou historiques pour devenir de nouveaux textes fondateurs, ceux d’une mythologie littéraire complexe et sublime. Lisez Le roi des Aulnes et Gilles et Jeanne. Lisez Vendredi ou les limbes du Pacifique. Et pour rester dans le champ biblique, lisez Eleazar ou la source et le buisson. En s’attaquant à des figures monumentales de la littérature, de l’histoire, de la culture populaire ou des religions, Michel Tournier forme des créatures en les ramenant à un niveau très humain : c’est au travers de leur destin qu’elles accèdent à nouveau au sublime, dépoussiérées et redorées, prêtes à défier une nouvelle fois l’éternité. « Les légendes vivent de notre substance. Elles ne tiennent leur vérité que la complicité de nos cœurs. Dès lors que nous n’y reconnaissons pas notre histoire, elles ne sont que bois mort et paille sèche. » (p. 44) Grâce à Michel Tournier, la légende des rois mages vivra longtemps.
Bonheur de lectrice : il semblerait que les éditions Gallimard prévoient de publier les œuvres romanesques complètes de Michel Tournier dans la collection de la Pléiade. Il faudra attendre 2016, mais je saurai être patiente !