Tishka, quatre ans, a disparu. Sa mère, Sahar, est convaincue qu’elle est morte. Pour Lorca, son père, il y a une autre explication, liée aux furtifs, ces êtres quasiment indétectables et qui meurent dès qu’ils sont vus. « D’une telle intelligence sensible sont ces animaux, en fusion viscérale avec leur environnement ! Ils se déplacent si vite et si bien, en pleine perception de chaque son et de chaque matière alentour qu’il y a quelque chose de dérisoire à vouloir les capturer. » (p. 107) Pour trouver des réponses, Lorca se tourne vers l’armée et intègre un groupe de chasseurs d’élite dans l’espoir de retrouver sa fille. Parmi ses camarades, certains sont persuadés qu’il est possible de communiquer avec les furtifs. Au lieu de les attraper pour les disséquer, il faudrait les comprendre et les apprivoiser. D’autant que les furtifs semblent avoir la capacité de muter, d’assimiler leur environnement, et pourraient être la prochaine étape de l’évolution du vivant. Hélas, cette potentialité extraordinaire n’émerveille pas tout le monde et certains préfèrent encore et toujours se réfugier derrière la peur pour justifier l’éradication. « Je trouvais la crainte qui cerne, accule. L’effroi sobre d’être en face non plus d’animaux, mais d’une conscience qui nous assimile. D’une intelligence qui nous observerait vivre, tapie en araignée à l’angle mort d’un double plafond, goguenarde. » (p. 324)
Dans ce nouvel univers créé par Alain Damasio, les villes sont gérées comme des entreprises et les citoyens/consommateurs sont ultraconnectés (Lisez Novak et son Ai-Phone sur le même sujet…). Au premier abord, il s’agit surtout de leur offrir la meilleure expérience possible de leur environnement. « Une Intelligence Avenante logée comme une araignée de lumière au fond d’une base de données pense à eux, amoureusement, à chaque instant. Elle accueille sans se lasser le plus infime, le plus intime, le plus insignifiant de leur comportement, l’interprète comme un désir secret, pour un pouvoir y répondre, au bon endroit et au bon moment. » (p. 48) Sous couvert de personnalisation ultime, la manne des datas fait évidemment la fortune des consortiums. Et, évidemment, des marginaux refusent le traçage systématique et prônent des révolutions plus ou moins douces pour se réapproprier l’espace public. « Ils partent du principe que la ville doit être redonnée, réofferte. D’abord aux sans-abris, aux migrants, à tous ceux qui ne peuvent même pas se payer le forfait standard. » (p. 222)
La dédicace liminaire est des plus touchantes, et le reste du roman est à l’avenant : c’est une déclaration d’amour à la famille, d’un père à son enfant et à la mère de cet enfant. La déclaration sincère et viscérale d’un papa. « C’est fou la force de ce mot. C’est un coup de feu à bout portant avec une balle d’amour dans la bouche. Ça te dit que tu existes comme tu n’as jamais existé pour personne. » (p. 129)
Comme dans La horde du contrevent, Alain Damasio fait preuve d’une inventivité lexicale, syntaxique et typographique, entre jeux de mots et création d’un nouveau langage adapté à de nouvelles réalités. Mais même quand il glisse des néologismes ou des mots en langue étrangère, sans les traduire en bas de page, son discours reste fluide, sous réserve que le lecteur accepte de se laisser porter et de laisser le sens venir à lui. En se faisant furtive, en échappant au carcan de la langue, l’expression devient instinctive et follement dynamique. Ludique également, et c’est avec bonheur qu’on rebondit de paragraphes en dialogues, au gré des changements de narrateurs.
Les furtifs est au croisement parfait des deux premiers grands romans d’Alain Damasio. La horde du contrevent est une expression virevoltante de fantasy et La zone du dehors est une puissante et terrifiante démonstration de politique (science)-fiction. Ce nouveau roman a pris le meilleur des deux précédents – déjà excellents – et ouvre la voie d’une nouvelle littérature de genre : fluide, mouvante, bigarrée, hybride. « Le furtif ne tue jamais : il fait vivre. Il métamorphose, oui, mais toujours pour y créer quelque chose de vivant… » (p. 16) Alain Damasio propose une philosophie sociale très riche et pertinente, de celles qui ne doivent pas être prises comme des manuels pour le futur, mais comme des mises en garde, tant qu’il est encore temps. « On ne peut plus faire un pas sans être tracé. Il y a comme un Parlement des machines qui décide dans notre dos. Nous sommes gouvernés par des algorithmes. Mais on ne décide jamais de leurs critères ! On ne discute pas du programme, ni des arbitrages qu’ils vont faire pour nous. Ce sont des boites noires. Ça nous rend dépendants. Le système nous gère. » (p. 275) Les furtifs est pour moi l’aboutissement de ce que la culture populaire a produit de plus intelligent, et donc de plus terrifiant du fait de sa clairvoyance. Ce roman me rappelle l’excellent film de Denis Villeneuve, Premier contact, même si ses heptapodes ne sont pas vraiment furtifs, mais aussi l’incontournable série Black Mirror qui tire des sonnettes d’alarme qu’il serait temps que tout le monde entende.