La piste du crime

Roman de Wilkie Collins.

« Ils en ont fini avec les objections. Ils se sont souvenus enfin que j’étais majeure, et que je pouvais choisir mon mari moi-même. Mais ils ont insisté pour me faire renoncer à vous, Eustache. » (p. 15) Après des fiançailles très rapides, Valéria a tenu tête à son entourage et a épousé Eustache Woodville, l’élu de son cœur. Mais après quelques jours de mariage, elle découvre que le passé de son époux est chargé d’un terrible secret. Mais personne, et Eustache le premier, n’accepte de lui révéler ce sinistre événement. Torturée par les doutes et les questions, Valéria veut faire la lumière sur l’histoire d’Eustache. « Tout ce que mon mari fait et que je ne comprends pas me paraît suspect. » (p. 47) Quand enfin elle découvre la tâche qui salit le nom et l’honneur de son mari, Valéria est déterminée à faire innocenter Eustache. « L’homme qui vous a trompée et abandonnée, vous l’aimez encore ? / Je l’aime plus tendrement que jamais. » (p. 123) Le jeune couple surmontera-t-il l’accusation et la honte ?

Entre Londres et l’Écosse, au gré de révélations, de comptes-rendus de procès et d’aveux, l’intrigue s’amuse à nouer des fils trompeurs, puis à les dénouer avec finesse. Ce roman se déroule avec fluidité, comme tout bon texte publié en feuilletons, avec un suspense accru par le découpage des chapitres. La piste du crime est une histoire efficace et plaisante, qui se lit sans déplaisir, mais dont je doute de garder un souvenir très marqué.

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Pierre de Lune

Roman de Wilkie Collins.

En Inde, il existe un diamant jaune d’une grande valeur. À la fois sacrée et maudite, cette Pierre de Lune est gardée par des prêtres de Vishnou depuis des siècles. En 1799, John Herncastle dérobe le joyau et le rapporte en Angleterre. Cinquante ans plus tard, il l’offre à sa nièce, Rachel Verinder, pour son anniversaire. Mais à peine offert, le trésor disparaît mystérieusement. S’ensuit une longue enquête pleine de rebondissements, d’aveux et de scandales. Qui a volé le diamant ? Rosanna, la servante aux nerfs fragiles ? Franklin Blake, le cousin aventurier de Rachel ? Godfroy Ablewhite, âme un peu trop charitable ? Les trois Indiens qui rôdent à proximité de la propriété ? La recherche du diamant et l’enquête menée par le sergent Cuff, homme lucide et un rien cynique, font émerger certains secrets et inimitiés au sein de la famille. « Milady a fort habilement étouffé l’affaire pour le moment. […] Mais un scandale de famille comme celui-ci est de ceux qui éclatent de nouveau, alors qu’on s’y attend le moins. » (p. 217)

Wilkie Collins sait monter les énigmes, ici en donnant la parole à différents narrateurs et en différant les révélations. Le roman a été publié en feuilleton, donc divisé en chapitres qui s’achèvent sur un effet d’annonce. Toute l’attention du lecteur est captive de cette narration qui, si elle digresse, ne s’égare jamais. Le narrateur principal, Gabriel Betteredge, intendant de Lady Verinder, est un homme convaincu de sa supériorité sur ses semblables, notamment les femmes et les autres domestiques de la maison. Ne jurant que par Robinson Crusoe dont il tire des préceptes guidant son existence, il est à la fois agaçant et hilarant. « Une goutte de thé est pour la langue d’une femme ce qu’est une goutte d’huile pour une lampe qui s’éteint. » (p. 145) Par sa voix, Wilkie Collins dénonce les vices de la société victorienne : sexualité trouble, hypocrisie, mépris des étrangers, etc. Le seul bémol de cette lecture est sa longueur, mais c’est le propre des romans feuilletons de s’étirer parfois au-delà du raisonnable. Pierre de Lune est un roman policier avant l’heure, agréable dans sa forme et par son histoire.

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Billevesée #293

Saviez-vous que certains arbres sont des grands timides ?

C’est pour cela qu’en forêt leurs cimes ne se touchent pas et qu’il reste un espace entre elles.

Je vous laisse lire cet article pour plus d’informations sérieuses. Un extrait pour vous mettre en appétit.

« Quelques espèces d’arbres souffrent de timidité pour des raisons encore incomprises et laissent quelques dizaines de centimètres de vide appelés fentes de timidité pour se séparer de leurs voisins et ne pas laisser leurs branches se mélanger. »

Alors, billevesée ?

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Pour qui sonne le glas

Roman d’Ernest Hemingway.

Venu d’Amérique, Robert Jordan s’est engagé par conviction dans la guérilla contre Franco et son armée et par amour de la République. « Tu es communiste ? / Non, je suis antifasciste. / Depuis longtemps ? / Depuis que j’ai compris le fascisme. » (p. 80) Dans le maquis, près de Ségovie, il a pour mission de dynamiter un pont pour stopper l’avancée des franquistes lors d’une attaque qui sera décisive. Pendant trois jours, il prépare son action parmi les guérilleros. Si leur chef, Pablo, semble plein de désillusions, sa femme, Pilar, fait montre d’un courage et d’une détermination inébranlables. « Elle a une langue qui brûle et mord comme un fouet à taureaux. Elle a une langue à écorcher n’importe qui, à vous mettre la peau en lanières. Elle est d’une violence incroyable. » (p. 40) Robert s’éprend immédiatement de Maria, violée par les franquistes et longtemps emprisonnée à Valladolid. Entre eux, la passion est d’autant plus violente qu’elle ne peut pas durer. Robert sait qu’au-delà des trois jours qui précèdent l’attaque, rien n’est certain, rien n’est sécurisé. Il sait surtout que s’il veut se concentrer sur la destruction du pont, son amour pour la jeune fille peut être une distraction mortelle. « Dis que tu m’aimes. / Non, pas maintenant. / Tu ne m’aimes pas maintenant ? / […] Va-t’en. On ne peut pas faire ce que je fais et aimer en même temps. » (p. 298)

Dans la longue attente qui précède l’attaque, alors que la tension monte, Robert observe avec admiration la résignation digne des Espagnols face à la destinée. « Tu penses qu’il y aura un ‘après’ au pont ? As-tu seulement idée de ce qui va se passer ? / Ce qui devra se passer. […] Ce qui devra se passer se passera. / Et ça ne te fait rien d’être chassée comme une bête après cette affaire qui ne nous rapporte rien ? Ou même d’y mourir ? / Rien. » (p. 68) Le pressentiment du malheur est partout et la parenthèse d’amour et d’espoir fou que vivent Robert et Maria ne suffit pas à faire taire les peurs. Les amants savent qu’ils ont trois jours pleins pour vivre l’entièreté de leur amour, pas un de plus. « J’aime tellement Maria que, lorsque je suis avec elle, je me sens littéralement mourir. Je n’avais jamais cru que ça pût arriver. » (p. 189) Il y a des scènes d’amour fabuleuses dans ce roman, qui font frissonner tout le corps. À cela s’oppose la guerre pour la liberté qui vaut tous les sacrifices d’amour. « J’ai foi dans le peuple et je crois qu’il a le droit de se gouverner à son gré. Mais on ne doit pas croire au droit de tuer. […] il faut tuer parce que c’est nécessaire, mais il ne faut pas croire que c’est un droit. Si on le croit, tout se corrompt. » (p. 331 & 332)

Alors que le courant passe mal entre Ernest Hemingway et moi, j’ai été totalement happée par ce roman d’amour et de guerre. Par instant, j’avais le sentiment de lire du John Steinbeck : j’ai retrouvé dans ces pages la puissance lyrique brute que j’aime tant chez Steinbeck. Il me reste à voir le film avec Ingrid Bergman – bien trop blonde à mon goût pour le rôle – et Gary Cooper. Je suis vraiment heureuse d’avoir laissé une autre chance à Hemingway avec ce roman incontournable.

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Prodigieuses créatures

Roman de Tracy Chevalier.

Quand Elizabeth Philpot quitte Londres en 1804, avec ses sœurs Louise et Margaret, pour s’installer à Lyme Regis, elle craint l’ennui lié à la vie dans une petite ville côtière et à sa situation de vieille fille. Mais au gré de ses promenades sur la plage et le long des falaises, elle se prend de passion pour la chasse aux fossiles. Elle rencontre Mary Anning qui, du haut de son jeune âge, est déjà experte sur le sujet. Chez les Anning, la chasse aux fossiles n’est pas un passe-temps, mais un gagne-pain avec la revente des « curios » aux touristes. Mais cela ne suffit pas à Mary qui est convaincue qu’il y a plus grand que les petites pierres : elle sait qu’il y a des créatures gigantesques prises dans les pierres. Son intuition est confirmée par la découverte d’un « crocodile » dans la falaise. En Angleterre et à l’étranger, tout le monde se prend de passion pour les fossiles et tous les gentlemen veulent leur propre collection. Ces nombreuses découvertes soulèvent des questions fondamentales sur l’ordre du monde. « Comment des squelettes d’animaux ont-ils fait pour entrer dans les rochers et devenir des fossiles ? Si les rochers avaient déjà été créés par Dieu avant les animaux, comment se fait-il qu’il y ait des corps d’animaux à l’intérieur des rochers ? » (p. 88) Création du monde, extinction d’espèces, évolution, tant de théories qui émergent et qui suscitent à la fois la fascination des curieux et des scientifiques et le rejet de l’Église. « La géologie doit toujours être utilisée pour servir la religion, étudier les prodiges de la création divine et s’émerveiller du génie de Dieu. » (p. 121)

« Pourquoi est-ce que Dieu ferait des créatures qui n’existent plus ? » (p. 121) Si le sujet principal porte sur des créatures disparues, il est aussi grandement question de créatures bien vivantes et peu ou mal considérées, à savoir les femmes. Mary Anning et Elizabeth Philpot ont existé et se sont heurtées aux conventions et limites de leur temps. Difficile d’être une femme dans une société où la science est l’apanage des hommes et où il est mal vu qu’une femme gratte des pierres, seules sur la plage ou en compagnie d’hommes. « Le nom de Mary ne sera jamais consigné dans les revues ou les ouvrages scientifiques ; il sera oublié. C’est ainsi. Une vie de femme est toujours un compromis. » (p. 241) La narration alterne entre la voix de Mary et celle d’Elizabeth. La première est issue du monde ouvrier, laborieux et souvent miséreux. La seconde a connu l’aisance à Londres et vit encore confortablement avec sa pension. L’amitié entre elles n’est jamais simple : différence de classe, rivalité sentimentale et autres mettent à mal une relation qui est pourtant transcendée par une même passion pour les fossiles.

Simple et efficace, comme le sont souvent les romans de Tracy Chevalier, Prodigieuses créatures est un texte touchant qui n’a pas volé son succès. Parce que oui, en effet, je le lis 100 ans après tout le monde…

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Billevesée #292

Aujourd’hui, je vous présente un mot dont le sens actuel a un sens totalement opposé à son sens originel.

Voici le verbe « tuer ». Pas sympa sympa, au premier coup d’œil, mais il n’a pas toujours été comme ça.

Le verbe latin « tutari » signifie « protéger » ou « garantir de ». Un sens plutôt positif, donc.

En bas latin, « tutari » devient « tutare » et prend le sens de « éteindre (un feu) » ou « étouffer ». On perd déjà un peu en positif, mais ça reste acceptable tant que l’action, plutôt violente, a une portée/conséquence salvatrice.

En ancien français, « tuer » a le sens de « frapper » ou « assommer ». On n’est pas encore dans la mort, mais on a tout à fait perdu le sens protecteur et positif.

Au fil des siècles, le terme a gagné en violence et en négatif.

On est donc passé de « protéger » à « zigouiller ».

L’étymologie me procure toujours de grandes joies devant de telles découvertes ! (Oui, je suis bizarre.)

Alors, billevesée ?

Merci à ma petite sœur qui m’a soufflé cette idée de billevesée. (Non, ce n’est pas elle sur la photo.) (Quoi que.)

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Revenir de loin

Roman de Marie Laberge.

Yolande Mailloux se réveille d’un profond coma de plusieurs jours, après un grave accident de voiture. Elle ne se souvient de rien : sa mémoire est une page blanche qu’elle n’a pas envie de noircir. « Est-ce qu’on peut profiter d’un coma pour vider un cerveau de sa substance, vider une vie de son essence et remplacer le tout part… par quoi ? Comment ça s’appelle, cette envie de rien ? » (p. 24) Mais autour de Yolande, on s’agite : médecins, famille, amis, tous veulent la voir revenir. Sur son lit, simulant le sommeil, Yolande sait qu’elle ne veut pas renouer avec Gaston et Annie, son mari et sa fille. Le seul qui pourrait vraiment la ramener du côté des vivants, c’est Steve, jeune homme amputé dans une autre chambre de l’hôpital. À mesure qu’elle écoute ses proches et qu’elle reprend pied, elle réapprend son histoire et son identité dans les récits des autres, mais elle ne s’y reconnaît pas. « Que saurait-elle de plus, si la mémoire lui était rendue ? Probablement comment se perdre un peu mieux dans le dédale des insignifiances qui l’occuperaient et la préoccuperaient. » (p. 96) Libérée de son passé, Yolande se sent plus légère : elle ne veut pas se souvenir d’une vie plate et sacrifiée aux conventions. Mais la mémoire, entité capricieuse, lui fait sentir qu’il est plus douloureux d’avoir tout oublié que de se rappeler, parce que parmi les souvenirs, les plus douloureux ne sont pas forcément les moins précieux.

Encore un immense roman de Marie Laberge avec un personnage féminin puissant, attachant parce qu’imparfait et touchant parce que très humain. Yolande est une femme complexe et forte, mais longtemps alourdie par des obligations et des chagrins : elle trouve dans l’oubli la capacité de devenir celle qu’elle cherchait avant l’accident. « Quand je te regarde, Gaston, je vois l’incarnation de la médiocrité. Il y a une distance immédiate qui se crée entre toi et moi. Et plus tu t’approches, et plus la focale recule. » (p. 101) L’amnésie est ambivalente : à la fois liberté et pouvoir, elle est aussi un handicap intérieur qui empêche de progresser et d’achever des deuils qui durent depuis des années. « Il se demande combien de fois on doit dire adieu avant de quitter vraiment. Avant d’accepter de quitter ce qui nous a quittés. » (p. 148) Yolande cherche la femme qu’elle est derrière l’amnésie et se demande quelle histoire projeter sur la toile blanche de son passé. Il y a des tâches sur sa vie d’avant, des comportements qu’elle ne reconnaît pas. « Elle ira et tant pis si elle se découvre aussi horrible qu’elle se soupçonne. » (p. 223)

La relation amicale entre Yolande et Steve, jeune homme à fleur de peau, est fabuleuse et je l’ai de loin préférée à la relation amoureuse entre Yolande et Jean-Louis, assez classique dans sa forme. Magnifiques également les nombreux poèmes égrenés au fil des pages. Les maîtres sont présents : Nerval, Neruda, Aragon, Apollinaire et bien d’autres ! Leurs textes parlent de mémoire et d’amour. « Même les plus grands poètes ne savent pas le fond de son cœur, ne savent pas comme c’est horrible de ne pas savoir. » (p. 223) Marie Laberge écrit avec talent et sensibilité sur le deuil, le suicide, le rapport mère/enfant. Ce roman est beau, tout simplement. On assiste, page après page à un miracle : la construction d’un personnage, comme s’il naissant devant nous de la plume de l’écrivain.

De cette auteure, je vous conseille aussi Ceux qui restent, Quelques adieux et la fabuleuse trilogie Le goût du bonheur.

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Han d’Islande

Roman de Victor Hugo.

Résumé trouvé sur Babelio – L’action se passe au XVIIe siècle dans un royaume scandinave que terrorise un être bestial, Han, qui vit seul avec un ours et ne se nourrit que de sang humain. Un monstre, une révolte populaire, des amours contrariées qui évoquent celles de Hugo et d’Adèle Foucher, et une prison où est enfermé un ministre innocent que délivrera un chevalier à la Dürer. Han, c’est à la fois Frankenstein et la préfiguration de Quasimodo, et le roman témoigne de la fascination qu’ont exercé sur le premier romantisme les cultures nordiques, qui vivent de sang et de nuit mais qui ont aussi inventé la liberté.

Ce roman avait tout pour me plaire. Et puis non, en fait. Mystérieuse alchimie entre livre et lecteur. C’est du Hugo pourtant. Hélas, je n’y ai pas retrouvé les trésors des Travailleurs de la mer, de L’homme qui rit, de Notre-Dame de Paris ou de Quatrevingt-treize. J’ai peiné sur les cent premières pages, m’ennuyant ferme. Et j’ai déclaré forfait. Il faudra que je retente, plus tard, dans longtemps parce qu’il n’est pas qu’un roman de Victor Hugo aura trouvé si peu de grâce à mes yeux.

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L’histoire de Lapin Tur

Texte de Niele Toroni.

Lapin Tur est un petit lapin accommodant : il cherche toujours à plaire à tout le monde. Mais à force d’être consensuel, il finit par perdre en identité et en substance, ce qui n’est pas un gage de longévité. « Personne n’osant y toucher, depuis ce jour, Lapin Tur pend tristement au salon. Cela ne dérange pas Monsieur, mais Madame pense, vraiment, que Lapin Tur serait mieux dans l’entrée ou, à la rigueur, dans la salle à manger. » (p. 13)

Tout cela vous paraît très bizarre ? Si je vous dis que Lapin Tur coule, que Lapin Tur sent mauvais, que Lapin Tur à l’eau, c’est mieux que Lapin Tur à l’huile ou que Lapin Tur n’est pas sèche, c’est plus clair ? Avec ce texte fulgurant et d’une brièveté étonnante, Niele Toroni nous parle d’art. Ici, le lapin n’est pas une nature morte, mais plutôt l’accessoire d’un magicien des mots et de la théorie esthétique.

Suivi par L’histoire de la couleur. Texte de Georg Simmel.

Le Grülp est une couleur indéterminée, pas vraiment appréciée du reste du spectre et des palettes. Il se sent un peu seul, ce pauvre Grülp. « Quand il fut en âge de courir le monde, le Grülp vagabonda à la recherche de sa complémentaire. » (p. 18) Il rencontre le magicien Colorum et le peintre Clixorin. Chaque fois qu’il pense trouver sa place, il est confronté à sa propre inexistence. Pas de chance, Grülp, pas de place pour toi dans l’arc-en-ciel.

Absurde et loufoque, ce texte très court répond intelligemment au précédent en évoquant la vanité de l’art, mais surtout la vanité d’y chercher un sens ou de vouloir coller des étiquettes sur toutes les expressions artistiques.

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Juvenilia

Nouvelles de Jane Austen.

Dans Amour et amitié, on suit les rocambolesques aventures de Laura : son mariage, son veuvage, la perte de ses parents, de ses amis, de sa fortune. « Je peux, sans être interrompue par des visites inopportunes, me complaire dans la solitude mélancolique de mes incessantes lamentations après la mort de mon père, de ma mère, de mon mari et de mon amie. » (p. 58) Tout cela vous semble tragique ? Ça le serait sous une autre plume que celle de Jane Austen. Ici, Laura et ses amies ne font que s’évanouir à la moindre émotion, positive ou négative. Et c’est absolument hilarant. « Méfiez-vous des malaises… même si sur le moment, ils semblent rafraîchissants et plaisants, à la fin, croyez-moi, si trop souvent répétés à des saisons inappropriées, ils s’avéreront destructeurs pour votre constitution. » (p. 49)

Dans Les trois sœurs, Mary ne sait si elle doit répondre favorable à la demande en mariage de Mr Watts. « C’est un homme d’un âge avancé, environ trente-deux ans, et très laid, tant et si bien que je ne peux souffrir de poser mon regard sur lui. Il est extrêmement désagréable et je le déteste plus que quiconque. Sa fortune est immense et j’hériterais ainsi d’une rente considérable ; mais il faut savoir qu’il est en excellente santé. » (p. 65 & 66) Ce serait pourtant tellement délicieux d’être la première mariée, avant ses sœurs et les filles Dutton. Alors, s’il faut s’accommoder d’un époux détestable, soit. Mais à l’unique condition qu’il accepte de changer la couleur de sa voiture !

Dans Jack et Alice, il y a un jeune homme trop imbu de ses qualités, une femme qui s’adonne trop à la boisson, une veuve contradictoire, une ambitieuse, une coquette et une innocente amoureuse. « Je n’attends rien de plus de mon épouse que ce qu’elle trouvera en moi – la perfection. » (p. 117 & 118) À l’occasion d’un séjour à Bath, les tensions accumulées explosent : les innocents trinquent, mais les vilains n’obtiennent que ce qu’ils méritent.

Il y a dans ces textes de jeunesse tout le potentiel des autres œuvres de l’auteure. Elle y aiguisait déjà son talent pour les portraits courts et incisifs de personnages que l’on adore mépriser. Et elle savait déjà dépeindre la campagne et la société anglaise comme personne. Je pense qu’il n’est pas faux de prétendre que Jane Austen a inventé le concept de drama queen : d’évanouissements en égos démesurés, ses personnages féminins sont des modèles du genre, et c’est tout à fait délicieux !

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Billevesée #291

Selon la liste des codes internationaux des plaques minéralogiques, la Suisse s’abrège en CH. Et sur Internet, un site suisse se termine en .ch (.fr pour la France, .uk pour l’Angleterre, vous voyez le truc).

Eh ben pendant longtemps, j’ai cru qu’on désignait la Suisse par les lettres CH parce que les Suisses francophones ont un accent (pour les non Suisses qui les écoutent, évidemment !) et qu’ils prononcent Chuiche au lieu de Suisse.

Voilà, j’ai un peu honte de vous avouer mes raisonnements d’enfant…

Alors, billevesée ?

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Revival

Roman de Stephen King.

Jamie Morton a 6 ans quand il rencontre le révérend Charles Jacobs. Trois ans plus tard, le pasteur quitte la ville après une terrible tragédie. Jamie le retrouve bien plus tard : alors qu’il est drogué et en très mauvaise posture, il est sauvé par l’ancien révérend reconverti en bateleur de foire. Charles Jacobs est toujours autant fasciné par l’électricité et en a fait son fonds de commerce. « L’électricité est l’une des portes que Dieu a ouvert vers l’infini. » (p. 31) Des années après, Charles Jacobs est devenu faiseur de miracles et soigne par l’électricité lors de grands rassemblements où se mêlent foi délirante et mystification. « Charles Jacobs était un Bon Samaritain. C’était aussi un savant à moitié fou. » (p. 146) Pour avoir été témoin du pouvoir de Jacobs, Jamie sait que manipuler l’électricité comme le fait le révérend est dangereux : chaque miracle vient avec un prix à payer, bien trop élevé. « L’enfer est pavé de bonnes intentions. […] Et de lumières électriques. » (p. 34)

L’hommage à Mary Shelley et à Lovecraf est évident. « Il existe vraiment une électricité secrète, et ses usages sont multiples. Je ne les ai simplement pas encore tous découverts, y compris celui qui m’intéresse le plus. » (p. 137) Sans être déplaisante, cette histoire aurait sans aucun doute été mieux traitée dans une nouvelle, format où Stephen King excelle. Ici, tout est trop long et la grande révélation horrifique du roman est mal amenée, presque bâclée et insérée au forceps dans une histoire qui aurait gagné à être plus subtile. Stephen King n’a pourtant pas besoin d’ajouter du gore et de l’hémoglobine pour conserver son titre de roi de l’horreur : souvent, ce qui terrifie le plus, c’est ce que l’on ne montre pas. Heureusement, il y a des phrases qui sauvent un peu l’ensemble, car elles sont du pur Stephen King. « Quand ça va pas fort et que vous voulez vous sentir mieux, traitez quelque chose de vieux tas de merde. En général, ça marche. » (p. 10) Revival n’est pas une totale déception, mais il n’entre clairement pas dans mon Top5 des livres de Stephen King. Étrangement, il a les défauts d’un premier roman ou d’un roman de jeunesse. Mais comme toujours, quand il s’agit de terrifier ou de faire sursauter, Stephen King n’a pas son pareil. Ici, à grand renfort de foudre et d’éclairs, il va vous faire détester l’électricité ! Ah, le bon vieux temps de l’éclairage à la bougie…

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Bellefleur

Roman de Joyce Carol Oates.

Tout commence quand Mahalaleel, superbe chat mystérieux, pénètre chez les Bellefleur par un terrible soir d’orage et est immédiatement adopté par la grande et superbe Leah. À moins que tout commence quand Jedediah Bellefleur, des générations plus tôt, s’est retiré sur la montagne pour ne plus assister au bonheur de son frère et de sa belle épouse. Ou peut-être que tout a commencé encore quelques générations avant, quand Louis XV a exilé un Bellefleur vers la toute nouvelle Amérique. « Les Belleleur ne se trouvaient pas sur cette terre pour être aimés, mais pour accomplir leur destinée. » (p. 569)

Dans ce roman foisonnant et dense, il y a une chambre qui rend fou et conduit à la mort, une fille mariée à un ours, des morts brutales, des disparitions inexpliquées, des démons dans les montagnes, des mariages tardifs et/ou scandaleux, un clavicorde au son hostile, des rats plein les murs et des parents qui se disputent l’affection de leur enfant. Dans le manoir des Bellefleur, grande maison en décrépitude, où plusieurs générations se côtoient sans cesse, des gamins galopent dans les couloirs et les chambres fermées. Les animaux prennent une importance démesurée dans les affections humaines : le chat Mahalaleel, le cheval Jupiter ou l’araignée Love sont des membres à part entière de la famille – adorés ou détestés –, et autant d’émissaires de mort ou de malheur.

Dans cette longue chronique familiale qui présente une généalogie chahutée au fil des chapitres, on assiste à la lente déchéance d’une lignée, avec parfois quelques sursauts de volonté pour racheter les terres perdues, restaurer la grande fortune passée et rétablir la puissance du clan. Mais tout semble déjà trop tard pour les Bellefleur : il y a des secrets terribles qui entachent l’héritage familial et seule la disparition, si possible dans un grand fracas, semble acceptable. Chez les Bellefleur, les hasards de la vie et de la mort ont quelque chose de la malédiction familiale, héréditaire et inéluctable. « Cette malédiction, disait-on, était très simple : les Bellefleur étaient destinés à être des Bellefleur, depuis le ventre de leur mère jusqu’au tombeau et au-delà. » (p. 47)

Les Bellefleur ont des caractères hors norme. « Selon la croyance générale, le ‘sang’ des Bellefleurs était porteur d’une certaine mélancolie fantasque, d’une tendance à l’énergie et à la passion qui pouvait être contrariée à tout moment par une terrible désolation, par une carence étrange de l’imagination. » (p. 6) Sans être monstrueux ou difformes, ils ont quelque chose en trop ou en moins qui les distingue inexorablement du commun des mortels. Et, inévitablement, les familles alentour les haïssent autant qu’elles les craignent et les respectent. « Elle n’avait accepté de se marier avec un Bellefleur qu’à la condition que (car des bruits insensés courraient dans le nord du pays !) certaines pièces du château ne fussent jamais ouvertes, et qu’on ne s’étendit jamais sur certains malheurs. » (p. 273)

Follement gothique, flirtant avec le fantastique, Bellefleur est une merveille littéraire qui m’a rappelé Mon cœur mis à nu de la même auteure, mais aussi Les Buddenbrook de Thomas Mann.

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Billevesée #286

La raniculture est l’élevage des grenouilles.

(Oui, on élève des grenouilles.)

Pour vous en souvenir, pensez à la rainette. Rainette/Raniculture, c’est kif-kif.

Ça vient de rana, la grenouille en latin.

Alors, billevesée ?

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Les hommes ne lisent pas de romance

Roman de Nico Bally.

Roméo Galli est en galère : il ne peut plus payer son loyer et il n’a plus de boulot. Le temps de retomber sur ses pattes, il décide de revenir, vingt ans après, dans le village de son enfance et de revoir son père. Rien n’a vraiment changé à Croquignole-les Pins, si ce n’est que Lady Myrtille, la célèbre auteure de romances, vient de passer l’arme à gauche. Le petit village organise des funérailles officielles, mais sous les guirlandes de fleurs de la Fête du Printemps, Roméo trouve que cette histoire sent mauvais : et si Lady Myrtille n’était pas morte naturellement ? Le jeune journaliste mène l’enquête en se plongeant dans les livres de l’auteure, décidé à percer le mystère et à retrouver l’agitation salutaire de la ville rapidement. Mais Croquignole-les-Pins, sous ses airs immuables et lents, lui réserve des surprises, dont certaines ont un rapport avec l’amour !

Je commence par une mise au point : Nico Bally utilise autrice en tant que féminin d’auteur. Désolée, mais je ne peux pas : pour moi, c’est auteure, même si l’Académie ne veut pas ! Parlons du roman : il est frais et sympathique, mais je préfère ses aventures loufoques à base de chat masqué et de lapin pirate ! D’ailleurs, les personnages que j’ai préférés dans ce texte sont Lizzy et Mister Darcy, à savoir un chat et un lapin très câlin. Cela dit, j’ai apprécié la description de Croquignole-les-Pins, panier de crabes où l’on est maire et docteur de père en fils/fille, où tout le monde connaît tout le monde et où beaucoup de Croquignolais ont plusieurs métiers, comme notaire/avocat/maître-nageur.

J’ai lu beaucoup de romances étant jeune, mais on ne m’y reprendra plus, en dépit des qualités que leur trouve l’auteur. « C’est un peu un manuel pour apprendre à aimer. Tout le monde devrait le lire ! Tout le monde devrait lire des romances. Ça aide à gérer les crises, à comprendre ses émotions. » (p. 69) Quant à savoir si les hommes devraient en lire, je laisse le mot de la fin à Nico Bally. « Les hommes ne lisent pas assez de romances, à mon avis. Alors qu’ils se plaignent de ne pas comprendre les femmes ! Il suffit de lire, voilà tout ! » (p. 86)

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Billevesée #290

Le benchmark est un point de référence servant à effectuer une mesure. Le terme vient du vocabulaire professionnel des géomètres et désigne à l’origine un repère de nivellement. (Merci Wikipedia)

En gestion et en économie, le benchmarking (mon dieu que c’est laid !!!) est la confection d’un étalonnage pour mesurer diverses performances. (Remerci Wikipedia).

En gros, on compare l’objet qui nous intéresse avec d’autres dans son domaine.

Si vous lisez entre les lignes les parenthèses, vous avez dû comprendre mon aversion pour ce mot et ses dérivés.

Et dire qu’il en existe en français, tellement plus charmants à l’oreille. Comme étalonnage ou parangonnage.

Parangonnage… Que j’aime ce mot !

Un rapport avec « parangon » ? Évidemment !

Alors, billevesée ?

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Et ça ! Ça se met où ?

Texte de Marie Dampoigne.

Marie, étudiante en histoire de l’art, avait besoin d’un petit boulot pour payer ses études et son loyer. Dans le sex-shop pas loin de chez elle, elle trouve un emploi de nuit. La voilà vendeuse au royaume des accessoires en tout genre, du lubrifiant, des DVD érotico-pornographiques. Vendeuse seulement ? Oh non, elle est aussi baby-sitter, pet-sitter, secouriste, psychologue, guerrier jedi, conseillère hors pair. « Les vendeurs sont là pour examiner vos symptômes, faire un diagnostic et vous donner une ordonnance. La visite au sex-shop est un peu un suppositoire : au début, c’est désagréable, mais on se sent mieux après. » (p. 21)

Les histoires de Marie sont vraies et hilarantes, mais avant tout humaines et souvent touchantes. Face au désir et au plaisir, il n’est pas toujours facile d’assumer des pulsions qui sont pourtant très naturelles. Dans de courts récits de ses diverses expériences avec la clientèle noctambule/gênée/décomplexée/incognito (rayez la mention inutile), elle s’attaque, à grand renfort d’eau chaude et d’huile de coude, aux clichés qui entourent encore les sex-shops pour les décrasser et les faire voler en éclats. Le sex-shop se renomme love store et on est loin des boutiques sombres tenus par des patrons bedonnants et libidineux. Le sexe est un commerce, et comme on sait, le plus vieux du monde. Dans la société de consommation qui nous entoure, il était inévitable qu’il se pare de néons et s’installe dans des gigastores. Les vendeurs/vendeuses, en revanche, n’y sont pas consommables. On peut regarder, mais on ne touche pas. « C’est un métier noble, semblable en tout point à celui d’un psychiatre et d’un sexologue, le remboursement de la Sécu en moins ! » (p. 51)

Marie Dampoigne est de mes très chères amies et je l’ai toute entière retrouvée dans ces pages, surtout son ton qui oscille entre érudition, humour fin et gouaillerie, titi parisien avec un master en histoire de l’art et un diplôme ès sex-shop ! Ne me reste plus qu’à pousser la porte d’un de ces magasins puisqu’après tout, là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir ! Je vous laisse sur la phrase qui m’a fait cracher ma citronnade (et non pas ma purée, bande de dégoutants !) sur ma liseuse ! Et la citronnade, c’est un peu poisseux… « Vous avez du lubrifiant issu du commerce équitable ? » (p. 41) Mais comme dit l’un de mes amis : le sexe, ce n’est pas sale, sauf quand c’est bien fait.

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Frères et sœurs – Histoire d’un lien

Essai de Didier Lett.

Quatrième de couverture – La relation fraternelle est au centre des systèmes de parenté en Occident. Brassant toutes les sources disponibles – mythes, contes, romans, journaux intimes, codes de lois, chroniques, récits de miracles, fabliaux, testaments, images -, ce livre est le premier à proposer une synthèse sur l’histoire du lien très particulier qui unit frères et sœurs, depuis les fondements mythologiques jusqu’au début du XXIe siècle, à travers certains thèmes cruciaux qui se retrouvent à toutes les périodes : gémellité, affection, inceste, fratricide, querelles d’héritage…

Un frère jumeau et deux petites sœurs également jumelles, voilà avec qui j’ai grandi, avec bonheur, mais pas toujours. Les disputes, voire les rivalités ont été le lot quotidien de ma fratrie (et de mes parents, ne les oublions pas !), mais j’ai des souvenirs indélébiles avec ces trois personnes qui, en plus de mes parents, ont fait de moi qui je suis. En tant qu’individu, je suis sœur de L., N. et ML. Et ce n’est pas prêt de changer : (BEST) BIG SISTER FOREVER !

C’est avec plaisir et attention que j’ai lu ce court essai très documenté et bourré de références. J’y ai trouvé un tas de futures lectures et je suis ravie d’y avoir retrouvé Les météores, superbe roman de Michel Tournier mettant en scène des jumeaux (comme c’est bizarre…)

Didier Lett m’a aidée à faire le point sur certains qualificatifs souvent mésusés ou intervertis. Sont germains les enfants issus des mêmes parents. Sont utérins les enfants issus de la même mère (ça, c’était facile !). Et sont consanguins les enfants issus du même père.

Je ne suis pas très versée, ni vraiment friande de psychanalyse, mais avec des mots et des concepts simples, Didier Lett montre comment la relation (ou la non-relation) adelphique est importante dans la construction de la personnalité et de l’identité des individus.

Sans jamais être pontifiant, l’auteur balaie près d’un millénaire de relations adelphiques et c’est tout à fait passionnant ! Quelques extraits pour vous en convaincre.

« Dans la relation adelphique, comme dans tous les liens de parenté, il convient toujours de maintenir la bonne distance. Une haine farouche ou un amour trop grand provoque deux terribles menaces, familiale et sociale : le fratricide et l’inceste. » (p. 13)

« La fratrie est le creuset où se développe le jeu entre semblable et différent, où chaque membre tente de se différencier, d’acquérir sa propre identité, de s’individualiser. » (p. 122)

« Si la notion de fraternité, hier et aujourd’hui, a servi de modèle à d’autres relations de personnes liées par une affection forte ou par des devoirs réciproques, si elle est devenue une vertu cardinale de notre société contemporaine, c’est bien parce qu’il s’agit d’une relation perçue par la société comme l’une des plus affectives, faite de complicités, de jeux, d’engagements inébranlables. » (p. 148)

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L’œil le plus bleu

Roman de Toni Morrison.

Si elle avait de jolis yeux bleus, Pecola est persuadée que ses parents ne se battraient plus et qu’elle serait plus heureuse. « Une petite fille noire qui brûle d’avoir les yeux bleus d’une petite fille blanche, et l’horreur au cœur de son destin n’a d’égal que le mal de son accomplissement. » (p. 141) Pauvre Pecola, son rêve reste inaccompli et sa jeune existence est marquée par l’indicible. Claudia, dont les parents ont un temps hébergé la gamine, raconte cette histoire où violence et résignation se mêlent étroitement, tristement, inévitablement. « Les insultes faisaient partie des ennuis de l’existence. » (p. 108) Dans la rue et à l’école, les petites filles noires admirent les jolies métisses à la peau claire et aux cheveux souples, comme si la beauté donnait la seule place valable dans l’échelle sociale. Et pourtant, elles sont encore si jeunes, toutes ces mômes. Elles comprennent si peu les jeux plus ou moins sages des adultes. Mais elles pressentent que quand elles comprendront, l’innocence sera perdue. « Que nous manquait-il ? Pourquoi était-ce si important ? Et alors ? Franches et dépourvues de vanité, nous nous aimions encore. Nous nous sentions bien dans notre peau, ce que nos sens nous faisaient découvrir nous réjouissait, nous admirions notre crasse, nous cultivions nos cicatrices, et nous ne pouvions comprendre cette indignité. » (p. 52 & 53)

Différentes voix et différentes histoires constituent le premier roman de Toni Morrison qui, en substance, contient tous les thèmes et toute la force de ses futurs écrits. « De nouveau la haine mêlée à la tendresse. La haine l’empêchée de la relever, la tendresse l’a obligée à la couvrir. » (p. 115) Entre sordide et sublime, on trouve le viol, l’inceste, la pédophilie, l’identité, la solitude et les mille façons de souffrir que connaissent les pauvres et les oubliés. Pecola est une figure sacrificielle bouleversante, agneau noir et boiteux immolé en vain. « Nous étions si beaux quand nous avions chevauché sa laideur. Sa simplicité nous décorait, ses remords nous sanctifiait, grâce à sa douleur nous rayonnions de santé, grâce à sa maladresse nous pensions avoir le sens de l’humour. Son défaut de prononciation nous faisait croire à notre éloquence. Sa pauvreté nous rendait généreux. Nous utilisions même ses rêves éveillés pour imposer le silence à nos cauchemars. » (p. 142) L’œil le plus bleu est une élégie troublante, presque l’éloge funèbre des rêves perdus de toutes les petites filles.

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Billevesée #289

L’infirmité, étymologiquement, c’est le contraire de la fermeté.

Ça vous paraît évident ? Eh ben, je viens juste de le comprendre.

C’est tout pour moi, bonne journée.

Alors, billevesée ?

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Billevesée #288

Un fiasco, c’est un échec complet, un ratage absolu, un zéro pointé sur l’échelle de la réussite.

Ce mot a la même origine étymologique que les mots « flasque » et « flacon ».

Ça se comprend !

Quand on a tout raté, on est souvent au fond du trou, tout mou (flasque, donc).

Et il est tentant de se réfugier dans les bras consolants des paradis artificiels, comme ceux qu’offre l’alcool et que l’on peut conserver dans différents récipients (une flasque ou un flacon, voyons !).

Alors, billevesée ?

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Ça

Roman de Stephen King.

À Derry, dans le Maine, il y a tous les 27 ou 28 ans une vague de disparitions et de mutilations d’enfants. « Qu’est-ce qui vient se nourrir à Derry ? Qu’est-ce qui se nourrit de Derry ? » (p. 148) En 1958, tout commence avec l’atroce assassinat du petit George. Le coupable est Grippe-Sou, clown terrifiant tapi dans les égouts. Suivent d’autres morts tout aussi révoltantes et sanglantes. Jusqu’à ce qu’une bande de gamins décident de combattre le monstre qui a fait de Derry son garde-manger et son terrain de chasse. Bill, Mike, Rick, Stanley, Edie, Ben et Beverly, cibles d’un groupe de gosses qui les martyrisent, font preuve d’un courage exceptionnel et repoussent le monstre dans sa tanière. Et ils font une promesse sacrée, un serment indestructible. « Nous avons tous promis que nous reviendrions si ça recommençait. Je crois que c’est qui se passe. » (p. 69) 27 ans plus tard, en 1985, ils reviennent tous à Derry pour tenter de détruire Ça une bonne fois pour toutes, sachant qu’ils risquent leur vie.

Tant de choses brillantes dans ce roman ! La construction avec les allers-retours entre passé et présent, la façon de différer l’action présente par le récit d’actions passées, le jeu sur les souvenirs et la mémoire qui revient progressivement et qui apporte les éléments nécessaires à la survie et à la victoire, la profondeur de tous les personnages, le récit des précédents drames qui ont ensanglanté la ville, etc. « Je sens les souvenirs qui ne demandent qu’à émerger. Comme des nuages remplis de pluie. Sauf qu’il s’agirait d’une pluie immonde. Les plantes qui pousseraient après seraient monstrueuses. » (p. 145) Il y aussi la multiplicité des représentations de l’horreur : une voix sinistre dans les canalisations, du sang qui gicle, des photos vivantes, des momies, des loups-garous, une maison hantée, etc. « Il y avait d’autres choses, des choses auxquelles il était resté des années sans penser, frissonnant juste en dessous de la surface. Des choses sanglantes. Une obscurité. Une certaine obscurité. » (p. 72) De toute façon, quand on ouvre un roman de Stephen King, on sait qu’on part pour une bonne histoire, dense, riche et émouvante. 

Ça, c’est la peur terrible tapie dans le noir, dans la cave, dans le placard. C’est la main griffue, la main puissante, la main gluante qui vous attrape le bras. Ça, c’est la terreur primitive qui ne disparaît pas quand on allume la lumière ou quand on cesse d’être un enfant. Ça, c’est la source et l’aboutissement de tous les cauchemars. « Il ne fait aucun doute que tous nous savons depuis l’enfance ce que nous fait le monstre lorsqu’il nous attrape au fond des bois : il nous dévore. C’est peut-être la chose la plus épouvantable que nous sommes capables de concevoir. Mais en fait, c’est de foi et de croyance que vivent les monstres, non ? […] La nourriture donne peut-être la vie, mais la source de la puissance se trouve dans la foi, non dans la nourriture. Et qui est davantage capable d’un acte absolu de foi qu’un enfant ? » (p. 870)

Mais si l’horreur est au centre de l’intrigue, elle est surtout rehaussée par la puissance de l’amitié qui lie les sept gamins devenus grands. Cette relation multiple est crédible, émouvante et fait naître la nostalgie chez le lecteur qui lit le roman aujourd’hui. On pense forcément aux Goonies et à tous les autres films présentant des bandes de gamins qui pédalent comme des dératés sur des bicyclettes et qui achètent des sodas pour quelques cents. L’amitié est un moteur et une arme, une source de puissance extraordinaire à laquelle Ça ne s’attendait pas, pas plus qu’il ne s’attendait à ce qu’on lui tienne tête. « Peut-être vaut-il toujours la peine de mourir pour eux, s’il faut en venir là. Bons amis, mauvais amis, non. Rien que des personnes avec lesquelles on a envie de se trouver ; des personnes qui bâtissent leur demeure dans votre cœur. » (p. 773)

Il ne faut jamais dire jamais. J’avais promis que je ne lirai jamais ce roman. Je n’ai pas spécialement peur des clowns, mais j’ai souvent entendu que Ça est un roman absolument horrifique. Je confirme : c’est de loin le texte de Stephen King le plus terrifiant que j’ai lu. J’ai mal dormi pendant plusieurs jours et, désormais, je me tiens loin de la bonde du lavabo quand je me brosse les dents. Si vous avez lu le roman, vous comprendrez… Mais pourquoi me suis-je donc décidée à ouvrir ce livre ? Parce qu’une adaptation sort dans les cinémas à la rentrée. Et comme j’ai prévu d’aller hurler de peur dans une salle obscure, accompagnée d’une amie, je voulais lire le texte original avant.

Et en plus, je signe une nouvelle participation au Défi des 1000 de Fattorius avec ce roman dont la version numérique compte 1122 pages.

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Seule la mer

Roman d’Amos Oz.

Albert Danon est veuf. Son fils Enrico est parti dans les montagnes du Tibet pour échapper au chagrin. Il y rencontre Maria, femme offerte et vieillissante, qui cherche encore un peu d’amour, elle qui en a tant donné. La petite amie d’Enrico, Dita, a écrit un scénario, mais s’est fait arnaquer par un producteur peu scrupuleux. Elle s’installe chez Albert qui lutte avec difficulté contre le désir que la jeune femme lui inspire. « Il ne peut échapper à son odeur. Son odeur sur la serviette son odeur sur les draps qui a-t-elle appelé à qui a-t-elle parlé. Son odeur dans la cuisine où est-elle où est-elle quand va-t-elle rentrer son parfum dans le couloir son parfum dans le salon son parfum avec qui est-elle sortie et qu’y a-t-il entre eux. Son parfum dans la salle de bain où est-elle et va-t-elle encore se faire avoir. Le parfum de son shampoing. Son odeur dans le panier à linge. Où est-elle. Quand rentrera-t-elle. Elle rentrera tard. En Himalaya, c’est déjà demain. Où puis-je fuir son odeur. » (p. 75) Bettine, amie d’Albert, également veuve, voit d’un mauvais œil cette jeunesse qui enflamme les sens émoussés du vieux bonhomme et aimerait retrouver la relation tranquille qu’elle avait avec lui. « Nous ne sommes pas un couple, deux personnes. Des connaissances ? Des amis ? Ou des collègues ? Plus ou moins ? Un pacte pour les jours de pluie ? Une affection crépusculaire ? » (p. 44 & 45) Doubi Dombrov, le producteur, est également affolé de désir pour Dita, mais il ne perd jamais de vue les chiffres, l’argent, la rentabilité. La voix de Nadia, l’épouse disparue d’Albert, s’élève dans les montagnes du Tibet : elle veille sur son fils, maintenant qu’elle ne peut plus être après de son époux. Autour d’eux et parmi eux, il y a le narrateur, partie prenante de l’histoire, à l’identité jamais révélée.

Seule la mer parle de désir hébété, de solitude hagarde, de bonheur inattendu, de deuil infini et d’amour ardent. Le changement constant de point de vue et la narration polyphonique ne sont pas confus. C’est comme si l’on suivait un travelling à plusieurs caméras. On reprend chaque personnage là où on l’avait laissé et on continue à l’accompagner sur son chemin. Alors que l’été s’achève et que la mer, toujours, fait entendre son chant répétitif, il s’élève de tous ces corps une folie de vivre, de ressentir et de jouir. Comme un Cantique des cantiques à mille voix, le texte est un hymne à la beauté de l’autre et de la nature amoureuse. Nombreuses sont les scènes bibliques, éternelles, dans ce roman qui mêle vers libres, poésie formelle et prose poétique. Inutile de chercher à rationaliser l’ensemble : on passe d’une forme à l’autre naturellement et sans à-coup. La lecture se vit comme une respiration, calée sur le souffle. Souffle que l’on retient quand certains morceaux très courts éclatent et éclaboussent la page de beauté et de sensibilité. Seule la mer est un texte qui se ressent, plein de saveurs et d’odeurs. Une merveille qu’il convient de ne pas ignorer.

Je vous laisse avec deux extraits d’une beauté affolante.

« Comme languit une biche auprès des eaux vives, ainsi languit mon âme. » (p. 149)

« Du matin au soir brille au-dehors une lumière qui n’a aucune idée qu’elle est lumière. Les grands arbres qui absorbent le silence n’ont nul besoin de découvrir ce qu’il constitue l’essence intrinsèque du bois. Des steppes incultes s’étendent indéfiniment sur le dos sans réfléchir à ce que leur vacuité a de pathétique. Les sables mouvants se déplacent sans demander jusqu’à quand et pour quoi. Toutes ces merveilles sont merveilleuses, mais ne s’émerveillent pas. » (p. 163)

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Les raisins de la colère

Roman de John Steinbeck.

La sécheresse s’est abattue sur certains états américains du sud et du centre. Les pluies de sable et la poussière étouffent la terre et plus rien ne pousse. Les petits fermiers s’endettent pour faire vivre leur famille. Peu à peu, leurs terres sont rachetées par les banques et les consortiums. « Les grandes compagnies ne savaient pas que le fil est mince qui sépare la faim de la colère. » (p. 398) C’est la fin des petits domaines, la naissance des propriétés qui s’étendent à perte de vue et la toute-puissance du tracteur aveugle. Alors, des familles entières partent sur les routes, abandonnant maison et possessions pour un nouvel Eldorado. « Dans leurs petites maisons, les métayers triaient leurs affaires et les affaires de leurs pères et de leurs grands-pères. Ils choisissaient ce qu’ils emporteraient avec eux dans l’Ouest. Ces hommes étaient impitoyables parce qu’ils savaient que le passé avait été souillé, mais les femmes savaient que le passé se rappellerait à eux à grands cris dans les jours à venir. » (p. 123)

Quand Tom Joad sort de prison, il trouve sa famille sur le départ. La terre qui se transmettait de génération en génération ne produit plus et de toute façon, elle n’est plus à eux. La famille Joad se dirige vers la Californie où, paraît-il, on embauche chaque jour des milliers de personnes pour cueillir les oranges et les pêches. Tous les biens sont entassés dans une voiture bricolée en camion et tous, des plus vieux aux plus jeunes, s’entassent sur le véhicule, vers un Ouest prometteur et fantasmé. « La 66 est la route des réfugiés, de ceux qui fuient le sable et les terres réduites, le tonnerre des tracteurs, les propriétés rognées, la lente invasion du désert vers le nord, les tornades qui hurlent à travers le Texas, les inondations qui ne fertilisent pas la terre et détruisent le peu de richesses qu’on pourrait y trouver. » (p. 167) Mais avant d’atteindre la Californie, la route est longue et semée de difficultés. Des membres de la famille Joad disparaissent et l’issue du voyage semble de plus en plus incertaine au gré des rencontres. Il paraît qu’ils sont déjà des millions à avoir déferlé dans les plaines vertes de la Californie, qu’ils sont mal reçus et mal payés. La main d’œuvre est plus abondante que l’ouvrage et les exploitants diminuent les salaires chaque jour. « Alors, faut prendre ce qu’on veut vous donner, hein ? Ou crever de faim, et si on rouspète, on crève de faim ? » (p. 344) C’est une autre sorte de sécheresse qui attend les Joad, loin de chez eux, et tout ira de mal en pis.

John Steinbeck dépeint avec un talent immense la cruauté de la machine qui renverse les maisons et qui laboure les cours des fermes, mais aussi l’impensable catastrophe humaine, sociale et démographique que représente cet exode, cette ruée vers l’or sucré des vergers de Californie. « C’est pour ça que les gens se déplacent toujours. Ils se déplacent parce qu’ils veulent quelque chose de meilleur que ce qu’ils ont. Et c’est le seul moyen de l’avoir. Du moment qu’ils en veulent et qu’ils en ont besoin, ils iront le chercher. » (p. 179) Le chômage explose, les migrants s’installent dans des campements sordides qui sont régulièrement détruits par les autorités, les velléités de rébellion et toutes les manifestations plus ou moins communistes sont violemment réprimées. « Ils distribuent l’ouvrage aux enchères, c’est pas compliqué. Ils vont bientôt nous faire payer pour travailler, sacré nom de Dieu ! » (p. 471) Face à des propriétaires arrogants qui règnent sur des domaines immenses sans jamais en toucher la terre, il y a des petits fermiers qui ne demandent qu’à travailler pour nourrir leur famille. L’angoisse de la faim et la fatigue du voyage sont les ferments de la colère. « Ils tâchent à nous démolir le moral. Ils voudraient nous voir ramper et faire le chien couchant. Ils voudraient nous réduire. Sacré bon Dieu ! mais voyons, Man, il arrive un moment où la seule façon pour un homme de garder sa dignité, c’est de casser la gueule à un flic. » (p. 388)

Le personnage de la mère est admirable : cette femme prend les rênes de l’expédition et de la famille en lieu et place du père qui était tout-puissant dans la ferme, mais se trouve démuni sur la route. La mère fait tout pour garder les siens unis avec un cœur ouvert et généreux. « C’est pas de la faute des gens. […] Ça vous plairait, à vous, de vendre votre lit pour pouvoir faire votre plein d’essence ? » (p. 178) Son courage est structurant, pragmatique et sa colère n’en est que plus amère devant la faim qui tord le ventre de ses enfants. « Comment vivre sans nos vies ? Comment pourrons-nous savoir que c’est nous, sans notre passé ? Non faut le laisser. Brûle-le. » (p. 126) Celle de Tom est plus bouillonnante et cherche un moyen d’exploser. Tom qui sort de prison pour meurtre est hanté par cet acte et même s’il ne veut que rester tranquille auprès des siens, il est comme marqué par un déterminisme sinistre : il a tué, donc il tuera. Et la scène finale est une sublime image de Madone, un espoir au milieu de la fin du monde.

Cette longue odyssée vers le rien et la mort est une œuvre monumentale et magnifique, un texte qui me marquera pour longtemps. J’avais énormément apprécié À l’est d’Éden et c’est avec plaisir que j’ai retrouvé dans Les raisins de la colère la scène qui m’avait le plus touchée dans La grande vallée, celle d’un petit déjeuner offert sans contrepartie. Il me reste à voir le film de John Ford et à poursuivre ma lecture de tous les textes de John Steinbeck.

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Mon Antonia

Roman de Willa Cather.

Jim Burden a été élevé par ses grands-parents, dans leur ferme du Nebraska. Non loin, venue de Bohème, la famille Shimerda peine à prospérer face à la rigueur des hivers. Jim apprend l’anglais à la jeune Antonia qui, au fil des années, devient une très bonne amie et aussi son premier amour. « Antonia avait les yeux les plus confiants et les plus expressifs qui soient au monde ; l’amour et la crédulité semblaient vous regarder à visage découvert. » (p. 229) Antonia travaille dur pour aider son frère et sa mère à développer leur ferme, puis elle trouve une place en ville et découvre les bals et les toilettes. Jim grandit, quitte le Nebraska pour diverses universités, mais il n’oublie pas celle qui a marqué son enfance et son adolescence. Des années plus tard, il la retrouve.  « Je me suis contenté d’écrire presque tout ce que me rappelle d’elle. Ce n’est pas construit du tout et n’a même pas de titre. » (p. 11)

Nombreuses sont les familles danoises, norvégiennes ou tchèques qui ont tenté leur chance dans la nouvelle Amérique. Leurs enfants, et surtout leurs filles, étaient courageuses et travailleuses pour aider leur famille à prospérer. « Les filles de la campagne étaient considérées comme une menace pour l’ordre social. Leur beauté brillait d’un éclat trop audacieux sur le fond des conventions. » (p. 196) Ce roman simple suit un ordre chronologique qui permet de suivre l’évolution des sentiments des personnages. On y voit grandir une relation profonde et puissante. Il est des amitiés primitives qui sont fondatrices dans une existence.

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Il est de retour

Roman de Timur Vermes.

Un matin d’août 2011, dans un terrain vague, Adlof Hitler se réveille. Comment est-il arrivé là ? Comment est-il encore en vie ? Où était-il depuis 1945 ? On ne le sait pas et ce n’est pas ce qui importe puisque tout le monde le prend pour un artiste qui incarne l’ancien Führer. Mais il s’agit bien d’Adolf Hitler qui a toute sa mémoire et bien l’intention de reprendre son projet pour faire de l’Allemagne un grand pays. « Vous avez l’air d’être Adolf Hitler. / Justement, dis-je. » (p. 20) Toujours aussi mégalomane, il accepte l’offre d’une chaîne de télévision et prend la tête d’un show télévisé qui soulève à la fois l’enthousiasme et la crainte. « Faites attention, un jour quelqu’un vous prendra au sérieux. » (p. 146) Adolf Hitler prépare une autre guerre et il fait des émules. Avec la puissance de l’appareil médiatique moderne et grâce à sa propre capacité à fasciner et enflammer les foules, l’ancien dirigeant nazi a toutes les chances de remettre en marche son grand projet meurtrier. Oui, tout peut recommencer si on laisse faire, si on rit au lieu de combattre. « J’étais seul pour sauver le peuple. Seul pour sauver la terre, seul pour sauver l’humanité. » (p. 39)

Évidemment, l’intrusion d’un personnage historique dans une autre époque que la sienne fait naître des quiproquos et leur lot de réponses à côté. C’est drôle, mais point trop n’en faut dans le comique de répétition. À la longue, l’émerveillement béat du Führer devant les progrès technologiques est un peu lassant. L’idée de départ est bonne, mais le roman aurait gagné à faire 50 pages de moins. Cela dit, les propos sont généralement hilarants et grinçants. Hitler s’étonne de voir des Turcs partout et se demande quelle maladie mentale conduit des êtres humains à ramasser les déjections de leur chien dans la rue. Il est beaucoup question d’affaiblissement du peuple et des mœurs et de tout ce qu’il faudrait faire pour y remédier. Ça vous rappelle ce qui se passe en ce moment en Tchétchénie ou ailleurs ? C’est normal. Et c’est atrocement triste.

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La dernière fugitive

Roman de Tracy Chevalier.

Honor Bright quitte l’Angleterre en 1850 pour accompagner sa sœur en Amérique. Hélas, Grace décède peu après leur arrivée et Honor se retrouve seule dans un pays inconnu. « Mais elle ne devait pas comparer l’Ohio au Dorset. Cela n’était d’aucun secours. »(p. 19)Plus ou moins bien accueillie par la communauté quaker, elle sait que sa place n’est pas dans la maison de l’homme que sa sœur devait épouser. Elle accepte la demande en mariage de Jack Haymacker, lui aussi quaker. Mais elle s’oppose à son mari et sa belle-famille qui refusent d’aider les esclaves en fuite. Résolue à appliquer le principe d’égalité qui est au centre de la foi quaker, elle devient membre du chemin de fer clandestin, s’attirant les foudres de la communauté et suscitant l’agacement du troublant Donovan, chasseur d’esclaves qui prend sa fonction très à cœur. « Est-il pire de ne pas avoir de principes, ou d’avoir des principes qu’on n’est pas à même de défendre ? » (p. 160) À l’instar des quilts qu’elle confectionne avec des morceaux d’étoffe qui ont marqué sa vie, Honor sait qu’elle doit inventer son avenir et sa place dans le Nouveau Monde, tout en cherchant toujours à atteindre sa lumière intérieure. « On est moins distrait dans le silence, […] Le silence prolongé permet de vraiment écouter ce qu’il y a au fond de soi. Nous appelons ça attendre dans l’espérance. » (p. 54)

Simple et efficace, avec un récit qui oscille entre narration et correspondances personnelles, La dernière fugitive est un roman très agréable et divertissant qui mêle aventure, romance, récit d’initiation et tout un pan de l’histoire américaine. Et il m’a donné envie de me mettre à coudre des édredons en patchwork !

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Billevesée #287

Dans les expressions « rez-de-chaussée » ou « rez-de-jardin », le terme « rez » est assez singulier. On ne le trouve jamais utilisé seul et dans aucune autre expression.

C’est une forme vieillie de l’expression « à ras de ». Ainsi, comme le présente le Wiktionnaire, on pouvait autrefois dire « Des branches coupées rez tronc. »

Alors, billevesée ?

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Immensités

Roman de Sylvie Germain.

À Prague, au gré de purges, Prokop Poupa est passé d’homme de lettres à homme de ménage. Peu sociable et ravi de rester dans son tout petit appartement, Prokop est surtout heureux dans ses toilettes, minuscule réduit dont il est le dieu tutélaire. « Depuis toujours en effet, Prokop aimait user de ses toilettes comme d’un isoloir et d’un cabinet de lecture. » (p. 21) Mais il est impossible de prétendre vivre si on ne sort pas de ses limites. Tout change quand son jeune fils quitte Prague pour l’Angleterre avec sa seconde épouse. La solitude et le sentiment d’abandon croissent. Prokop évoque alors les figures féminines qui n’ont fait que passer dans sa vie, le laissant toujours plus seul et désespéré : sa mère infatigable jusqu’au bout, sa sœur morte par amour, sa première épouse délaissée et sa deuxième femme qui lui a brisé le cœur. « On ne meurt pas si souvent de ses chagrins, de ses deuils, de ses échecs ou de ses hontes. On ne meurt jamais au moment voulu. On se relève en ahanant, un peu plus vieux et plus pesant, et on perdure tant bien que mal ; on ruse comme on peut pour redresser son cœur tout de guingois. Et on se dit que ça ira à défaut de pouvoir déclarer que ça va. On conjugue le présent au futur indéfini. » (p. 30) Avant de partir, son fils lui a offert la lune et Prokop contemple l’astre nocturne, l’interrogeant et cherchant la réponse à sa solitude. Il a des révélations esthétiques et mystiques, mais se découvre finalement non croyant, privé du réconfort de la foi et de la religion. « Prokop avait le cœur étale et l’âme pétrifiée par l’absence de Dieu. Pire que l’absence – l’inexistence. La grosse calebasse prokopienne sonnait le creux, sentait le fade et le moisi. […] Il y eut même des soirs où l’acidité de sa solitude se fit si aiguë qu’il eut la sensation de mordre dans la mort, de mâcher du néant. » (p. 125 et 126)

Il y a de sublimes pages sur le supplice du Christ et la valeur des larmes. Sylvie Germain parle avec talent et tendresse des esseulés, des perdus et des tristes qui sont violemment confrontés à l’immensité du monde et de l’existence. « L’immensité est si vivement enclose en notre finitude, ses houles y sont si fortes, et si lancinants les chants montés de ses confins, qu’il nous faut bien, vaille que vaille, lui faire en nous une place, lui accorder quelque attention. Cette immensité qui gémit sous le poids de notre paresse d’esprit, de notre avarice de cœur, qui mugit à l’étroit dans notre finitude, est peut-être un appel vers plus qu’elle-même encore, une invitation pour des dérives à l’infini, du côté de l’éternité, par-delà les ténèbres. Il se peut. Quoi qu’il en soit viendra un jour où cette immensité brisera en nous ses amarres et nous emportera. Peu importe la destination, Dieu ou néant ; c’en est assez que les amarres soient vouées à se rompre. »  (p. 135)

Avec deux récits enchâssés, Immensités n’en finit pas de s’étendre et de se déployer. On croise une jeune fille adorée et un chien, fidèle compagnon de toute une vie. Du réalisme magique à l’absurde, en passant par l’essai métaphysique et le conte philosophique, Sylvie Germain offre ici un très court roman bien plus grand qu’il n’y paraît.

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Le facteur émotif

Roman de Denis Thiérault.

Bilodo est facteur. Il aime passionnément son métier, surtout parce qu’il subtilise certaines lettres personnelles pour les lire avant de les remettre à leurs destinataires. Parmi elles, il y a les missives que Ségolène envoie depuis la Guadeloupe à Gaston Granpré. Entre eux, ce ne sont qu’échange d’haïkus, ces courts et énigmatiques poèmes japonais. Bilodo est fasciné par la jeune femme. « Ayant lu quelque part que l’écriture était le reflet de l’âme, Bilodo conclurait volontiers que celle de Ségolène devait être d’une pureté sans pareille. Si les anges écrivaient, c’était assurément ainsi. » (p. 26) À la triste faveur d’un accident, le facteur indiscret reprend la correspondance avec la belle Guadeloupéenne. Il découvre les merveilles et la délicatesse de la poésie japonaise. Enveloppé dans un kimono rouge, il s’adonne à un badinage poétique, véritable escalade épistolaire et érotique. Mais que faire quand la vérité réclame ses droits ? Confronté à son mensonge, Bilodo est acculé.

Ce court roman est d’une poésie et d’une inventivité folle ! J’apprécie depuis longtemps les haïkus qui saisissent l’instantané d’un moment, la beauté d’une seconde. Ce texte en propose beaucoup et certains sont époustouflants de désir contenu et vibrant. La conclusion du roman est logique sans être téléphonée : c’est un juste retour des choses, une boucle qui ne cesse jamais de se refermer.

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