La reine des lectrices

Roman d’Alan Bennett.

Il suffit parfois d’un simple bibliobus pour changer toute une existence. Tous les lecteurs qui attendent le passage du merveilleux véhicule comprennent cela. Mais il est des lecteurs qui s’ignorent et à qui il faut une franche rencontre avec les livres. C’est ce qui arrive à Elizabeth II quand elle croise le bibliobus de Westminster. « Lire n’était pas agir. Et elle était une femme d’action. » (p. 12) Mais on peut être reine et aimer lire, même si cela s’apprend, et tant pis pour le protocole et les obligations royales ! Conseillée par Norman, son tabellion personnel qu’elle a débauché des cuisines de Buckingham, la reine lit avec avidité et bonheur. Hélas, cette passion tardive n’est pas du goût de Sir Kevin, son secrétaire particulier, ni de celui du premier ministre ou de son époux. « Lire, c’est se retirer. […] Se rendre indisponible. […] / On lit pour son plaisir, dit la reine. Il ne s’agit pas d’un devoir public. / Peut-être cela serait-il préférable, rétorqua Sir Kevin. » (p. 49) Et si l’ivresse de lecture de la reine menaçait le royaume et le pays tout entier ? Pauvre Elizabeth II, elle connaît les affres de tout lecteur dérangé et arraché aux pages délicieuses qu’il voudrait continuer de tourner.

En quelque cent pages, Alan Bennett propose une satire absolutely fabulous de la monarchie et des obligations qu’elle impose à ses représentants. Mince, à la fin, laissez la reine lire tout son saoul ! L’humour fait mouche à chaque fois et j’ai pouffé à de nombreuses reprises devant les dialogues savoureux concoctés par l’auteur. « Ce n’est pas une romancière très populaire, Madame. / Je me demande bien pourquoi. Je l’ai pourtant anoblie. » (p. 14) Même si j’ai passé un excellent moment avec ce texte, je m’interroge : la lecture demande une disponibilité certaine de la part de ceux qui la pratiquent, mais je doute qu’elle soit incompatible avec le quotidien. Certes, la routine de sa gracieuse majesté est un tantinet plus formelle que mon métro-boulot-dodo, mais il faut savoir raison garder. Quand la lecture happe son sujet au point de le soustraire à la réalité, elle ne met plus cette dernière en perspective, mais prétend prendre sa place, ce qui est au mieux contre-productif, au pire très dangereux.

Mais oubliez mes tentatives de réflexion et ouvrez sans attendre le petit roman d’Alan Bennett !

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Là où vont nos pères

Roman graphique de Shaun Tan.

Petit matin. Une valise. Un homme qui part pour un long voyage, laissant sa famille dans une ville dévorée par un monstre. Comme lui, des milliers de migrants débarquant de paquebots sur des terres étrangères, les poches pleines d’espoir. Peut-être trouver un travail. Un logement. Faire venir la famille. Tout recommencer. Être heureux. Enfin.

Pas un mot dans cette œuvre, rien que l’image sépia qui se décline en pleines pages et en miniatures, voire en planches contacts. J’ai particulièrement été touchée par la double page qui présente ce qui me semble être un abécédaire des nuages

Shaun Tan a choisi de ne pas représenter de mondes connus. Son choix est payant et bien plus fort que l’aurait été la véracité. Inutile de coller à la réalité pour comprendre le sort des réfugiés. De l’ancien monde et ses cauchemars au nouveau monde et ses rêves fervents, c’est une époque qui se dessine, tout un siècle d’exilés et d’émigrés qui tentent de reprendre racine sur des terres inconnues, de recommencer à vivre loin de l’indicible horreur qui fut leur passé.

Le nouveau monde imaginé par Shaun Tan est donc bizarre, peuplé d’animaux bizarres, couvert de signes étranges. C’est au travers de ses inconnus et de ses mystères qu’il représente la terre d’espoir, parce qu’avant de reprendre vie, il faut s’organiser, s’adapter et accepter de laisser définitivement derrière soi ce qui était connu.

Chef-d’œuvre que le travail de Shaun Tan ! Économie de mots, mais pas d’émotions. Intelligence du dessin. Maîtrise du sujet. Réussite complète.

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Billevesée #122

En journalisme, un marronnier est un sujet qui revient chaque année à la même époque. Il est souvent d’un intérêt très limité et son contenu varie rarement d’une année sur l’autre. Quels exemples qui vont parler à tout le monde : le panier moyen des Français pour les fêtes de fin d’année, le poids des cartables à la rentrée des classes, l’ouverture des soldes, le chassé-croisé des juillettistes et aoutiens.

Alors, billevesée ?

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Dolores Claiborne

Roman de Stephen King.

Ce soir, à presque soixante-six ans, Dolores Claiborne est au poste de police de Little Tall Island et elle fait une déposition des plus surprenantes. Non, elle n’a pas tué sa patronne, mais oui, elle a tué son mari. Et ce soir, elle va tout dire, balayer les rumeurs et présenter sa vérité.

Toute sa vie, Dolores Claiborne a travaillé dur. Elle a élevé ses trois enfants, supporté un mari brutal et alcoolique et enduré les humeurs de sa patronne, Vera Donovan, une femme de plus en plus acariâtre au fil des années. « Elle était garce parce qu’elle était qu’une triste vieille dame qui avait rien d’autre à faire que mourir dans une chambre à l’étage sur une île loin des lieux et des gens qu’elle avait connus dans sa vie. » (p. 54) Mais Dolores reste au service de Vera : les deux femmes s’affrontent sans cesse, mais finalement elles se comprennent et elles se sont habituées l’une à l’autre. « Parfois, […], il faut être une garce prétentieuse pour survivre. Parfois, il reste plus à une femme que son côté garce. » (p. 182) Avec sa grande gueule et ses manières rudes, Dolores n’a jamais accepté qu’on lui manque de respect et ce qui s’est passé le jour de l’éclipse du 20 juillet 1963 le prouve sans détour.

Lecteur, assieds-toi et écoute la longue confession d’une vieille femme sans remords qui s’est défendue du mal comme elle a pu. Ne t’attends pas aux monstres et à l’angoisse que Stephen King aime placer dans ses romans. Ici, tu n’auras que l’horreur domestique, celle que l’on cache derrière les portes closes, mais dont il sourd toujours quelque chose au grand air. Forge ton propre avis : Dolores est-elle coupable ou victime ? Mais est-ce si simple de ranger les gens dans des cases ? Pauvre Dolores, tu m’as émue. Bravo à Stephen King qui sait si bien manipuler l’esprit de ses lecteurs.

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Le mal noir

Roman de Nina Berberova.

Evguéni Petrovitch est veuf et il traîne sa brutale solitude comme un boulet. « Rien ne m’aide à surmonter ma perte, à accepter mon malheur, à m’accommoder avec talent de la catastrophe. » (p. 101) À Paris et à New-York, il rencontre Alia et Lioudmila, deux femmes phares prêtes à l’aimer. Mais rongé par sa peine, il est sourd à leurs appels d’amour. Plus que tout, il est convaincu que sa vie est marquée depuis toujours d’un mal noir, à l’instar de la pierre qu’il avait offert à son épouse. « Dès le début […], le mal était en elle. L’homme n’existait pas encore, mais la contagion avait déjà fait son œuvre. » (p. 19) En mettant un océan entre sa perte et lui, saura-t-il s’inventer un avenir ?

Ce très court roman de Nina Berberova, à l’instar de L’accompagnatrice, est un texte d’une très grande puissance où l’ellipse est toujours plus éloquente que la description. En peu de mots, l’auteure écrit un superbe portrait en creux de l’épouse disparue. Elle ne dessine que la silhouette, laissant au lecteur le soin et la liberté de remplir les volumes. Quel dommage – quel grand dommage ! – que la quatrième de couverture, dès la première phrase, explique le veuvage d’Evguéni Petrovitch, révélation que le livre ne donne que dans ses dernières pages. Si ce livre vous tente, fuyez la quatrième !

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La grâce des brigands

Roman de Véronique Ovaldé.

Que se passe-t-il le 17 janvier 1994 qui nécessite qu’on reprenne depuis le début l’histoire de Maria Cristina Väätonen ? Nous ne le saurons qu’à la toute fin du roman. Maria Cristina a grandi à Lapérouse, entre un père taciturne et une mère trop religieuse. Dès qu’elle a pu, elle a fui ce Grand Nord aride pour Los Angeles, après l’avoir fui si souvent dans ses lectures. « Il ne faut pas que tu restes, tu n’auras jamais rien ici, tu ne seras rien, il faut quitter Lapérouse et aller vers le Nouveau monde, n’écoute rien de ce qui te sera dit pour te retenir, file droit dans tes bottes et n’obéis jamais. » (p. 97) Grâce à son premier roman, très largement autobiographique, la jeune femme acquiert un succès qui ne se dément pas. Dans la cité angelena, elle commence enfin à vivre et rencontre Rafael Claramunt, auteur qui attend le prix Nobel et qui lui ouvre bien des portes. « La présence de Claramunt légitime Maria Cristina partout où elle va. Cela fait très longtemps qu’il n’a rien publié lui-même, mais étrangement la main qu’il a posée sur son épaule fait d’elle un écrivain. » (p. 209) Mais Claramunt est-il un menton bienveillant ou un pygmalion envahissant ? Libérée de sa famille, Maria Cristina ne s’est-elle pas trouvé une autre chaîne ?

Si j’ai retrouvé dans ce roman l’élégance du style de Ce que je sais de Vera Candida, je n’y ai pas trouvé la puissance narrative. Trop de pistes sont esquissées et trop peu aboutissent. On aimerait que Claramunt soit vraiment l’ogre que l’on pressent. On aimerait que la sœur folle de Maria Cristina soit autre chose qu’une ombre. On aimerait que le viol de Maria Cristina ne soit pas seulement une péripétie de plus dans son existence déjà bien secouée. On aimerait qu’il y ait un peu plus de sens entre chaque chose et que le patchwork, à défaut d’être harmonieux, ne se détricote pas par tous les bouts.

Lecture dans le cadre du Prix Océans 2014.

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Liberté & Cie : Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises

Essai d’Isaac Getz et Brian Carney.

Dans le vaste univers des entreprises, il en est certaines qui ont adopté un mode de fonctionnement qui ne repose pas sur la hiérarchie et les contraintes/récompenses, mais qui promeut l’équité entre employés et l’autodiscipline. Dans ces entreprises dites libérées, il n’est pas question d’emploi mais d’engagement, ni de salarié mais d’associé. « Les contraintes leur donnent l’impression de n’exercer aucun contrôle sur leur vie professionnelle, ce qui, à sont tour, engendre du stress, de la fatigue et de la démotivation. » (p. 11) Il s’agit de développer les prises d’initiative et de donner confiance aux employés : en leur donnant envie d’agir pour l’entreprise, ils oeuvrent pour le bien commun et pas uniquement pour le patron.

Le management au sein des entreprises libérées ne se fonde pas sur le « comment », mais sur le « pourquoi ». « Une société qui cultive la liberté repose précisément sur l’idée qu’il ne faut pas dire aux employés ce qu’ils doivent faire – même si c’est ce qu’ils attendent de vous. » (p. 94) Les employés doivent souscrire à la vision portée par le leader libérateur et avoir envie de réussir pour le plaisir de bien faire leur métier, sans considération de primes ou autres avantages.

Attention, l’absence de hiérarchie n’est pas l’anarchie, mais l’autonomie, chaque employé se trouvant en situation de réaliser seul la tâche qui lui est confiée en usant de tous les moyens nécessaires pour y parvenir. S’agit-il surtout de grands discours et de quelques exceptions utopiques dans le maelstrom entrepreneurial ? Apparemment pas puisque les deux essayistes présentent de nombreux exemples d’entreprises libérées qui sont à la pointe de leur secteur et qui ont un poids au niveau mondial. En effet, il ne sert à rien de développer un mode de fonctionnement original si cela ne sert pas les bénéfices et ne permet pas de challenger la concurrence.

Le concept d’entreprise libérée est alléchant et j’ai retiré quelques idées intéressantes à mettre en œuvre à mon niveau dans mon emploi. Cette lecture m’ayant été conseillée par mon employeur, j’attends de voir la libération de mon entreprise. Ou plutôt, je vais voir si je peux y participer.

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Lapingouin – Les chocozœufs de Pâques

Album jeunesse de Carole-Anne Boisseau et Galaxie Vujanoc (textes) et Masami Mizusawa (illustrations.)

Lapingouin habite dans la jolie ville de Méli-Méloin. Le printemps approche et avec lui, Pâques. « Les margueroses éclosent et quand elles fanent au bout de six jours, les cloches peuvent sonner. » (p. 9) Pour préparer cette fête délicieuse, Lapingouin et son école vont visiter la coqolaterie du Chocochef et découvrir la préparation des chocozœufs. « La classe découvre le clochailler, véritable caverne à merveilles chocolatées, et tous ses secrets. » (p. 20) Mais la grande surprise de cette visite, c’est que tous les copaingouins ont le droit de créer leur propre chocozœuf. La visite terminée, il n’y a plus qu’à attendre Pâques et la grande chasse aux chocozœufs !

Cet album est une merveille ! Il s’ouvre sur un jeu de piste où le jeune lecteur doit ramener Lapingouin chez lui et se ferme sur un autre où le lecteur doit trouver le chemin vers la coqolaterie. Les illustrations sont rondes et douces, et les couleurs sont pastel, tendres et poudrées. Les auteurs font montre d’une belle créativité lexicale : les mots inventés sont parfaitement compréhensibles grâce au contexte et aux dessins. L’histoire est racontée dans une belle écriture cursive qui rappelle celle des gentilles maîtresses.

Et comment ne pas fondre devant Lapingouin et ses amis Chabeille, Chérisson et Tortuchon. Ces animaux hybrides sont mignons à croquer et Lapingouin est le personnage le plus adorable qu’il m’a été donné de voir depuis longtemps.

Je vais de ce pas découvrir, plus avant l’univers de Lapingouin !

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Billevesée #121

Cet hiver, pour me prouver que je n’ai pas deux mains gauches, j’ai décidé de commencer une activité manuelle. J’ai choisi le crochet.

Trois mois après avoir commencé, j’ai dû faire quatre rangs corrects, le reste étant moins bon que l’œuvre d’un aveugle ivre souffrant de Parkinson.

Conclusion, je n’ai pas deux mains gauches, j’ai quatre pieds maladroits.

Alors, billevesée ?

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Les Lapinous découvrent les sports

Album de Sylvie Rainaud.

Accompagnés de papa Lapin, Tom, Tam, Anaïs, Blaise, Freddy et Charlotte s’initient à différentes activités sportives. « Puisque vous aimez tant le sport, […] dès demain, nous allons le découvrir ensemble ! » Cyclisme, golf, natation, tennis et football, les petits Lapinous ne voient pas la journée passer. Quel plaisir de tout raconter à maman Lapin au goûter, devant de bonnes tartines !

Passons sur le côté fortement misogyne de l’histoire (papa emmène les enfants faire du sport, maman reste à la maison et fait des tartines) et intéressons-nous à l’aspect ludique de cet album. Au fil des pages, certains mots sont identifiés par une police plus grasse : ils appartiennent au lexique des différents sports et permettent au jeune lecteur d’enrichir son vocabulaire. De petits encarts intitulés « Devinette » ou « Le sais-tu ? » stimulent le lecteur en le mettant en position de réflexion, mais sans y penser, tout en s’amusant.

J’aimais beaucoup cette collection étant enfant et c’est un plaisir de relire un de ces albums et de retrouver ces adorables lapins !

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Il faut beaucoup aimer les hommes

Roman de Marie Darrieussecq.

Solange est une actrice française qui a choisi Hollywood pour faire carrière et elle réussit plutôt bien. Kouhouessou est un acteur camerounais naturalisé canadien et il crève l’écran. Une blanche, un noir : la mélodie d’amour pourra-t-elle sonner juste ? Pour Solange, tout est différent maintenant que Kouhouessou existe. « Avant la rencontre, elle se passait de lui. » (p. 100) Dans cette lapalissade, il y a tout le vide que laisse l’homme quand il part ou quand, obsédé par un grand projet cinématographique au Congo, il n’est pas vraiment là. « Et pour elle la grande idée était comme une autre femme, et elle ne voulait pas qu’il la suive. » (p. 11) Alors Solange attend son bel homme noir, même quand il est prêt d’elle. Par fulgurance, il est parfois absolument présent, mais le plus souvent, il est irrémédiablement absent et il décuple la soif de lui qui tourmente la femme blanche.

Avec son titre emprunté à Marguerite Duras, le roman de Marie Darrieussecq est un élégant clair-obscur des sentiments. Amour et tolérance fondent une relation trouble dans laquelle chacun cherche les raisons de son attachement. « Ce que tu réclames, c’est un certificat. Un certificat de non-racisme. Aussi bien tu ne couches avec moi que pour l’obtenir. » (p. 172) Mais qu’importe la couleur de peau : l’histoire est celle d’une femme qui aime un homme qui échappe à ses sentiments. La vieille histoire classique en somme. En arrière-plan de ce jeu de dominos amoureux, il y a le continent noir, impossible à réduire à une nuance ou à une identité. « L’Afrique est une fiction d’ethnologues. Il y a des Afriques. Idem pour la couleur noire : une invention. Les Africains ne sont pas noirs, ils sont bantous et bakas, nilotes et mandingues, khoïkhoïs et swahilis. » (p. 93) Oui, il faut beaucoup aimer les hommes pour les aimer, Duras l’avait compris. Et Darrieussecq, avec une classe incroyable et un talent certain, écrit un nouvel Out of Africa : il faut fuir cette terre trop chaude qui ne laisse aucune chance au sentiment amoureux.

Lecture dans le cadre du Prix Océans 2014.

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Aux frontières de la soif

Roman de Kettly Mars.

En janvier 2010, la terre a tremblé à Haïti, renversant des maisons, broyant des familles, ruinant des avenirs. Sur le sol meurtri de l’île, une fleur tentaculaire a poussé : Canaan est un bidonville qui abrite des centaines de milliers de réfugiés et rassemble tous les visages de la misère. Ici, tout manque, les soins, la nourriture et surtout l’eau. « Tout le monde doit vivre, les choix étaient serrés, il fallait chacun inventer son pire. C’est la vie même qui est dure. » (p. 95) C’est là que Fito, urbaniste et écrivain en panne d’inspiration, vient perdre ses vendredis, sous une tente où se présentent timidement des fillettes effrayées. Fito est effaré et écœuré par les urgences sensorielles qui fouaillent son bas-ventre, mais il est incapable d’y résister et c’est à Canaan qu’il tente d’étancher ses sombres désirs. « Ici la compassion a un prix, c’est du business. » (p. 38) Arrive Tatsumi, journaliste japonaise avec laquelle Fito a communiqué par messagerie virtuelle. Troublé par la sylphide nippone, Fito voudrait échapper à ses démons. Tatsumi, native d’une île que les séismes n’épargnent pas, saura-t-elle le sauver de son tremblement intérieur ?

Entre les chapitres qui présentent Fito et ses errements intimes, il y a des voix d’enfants qui parlent de malheur, de solitude et de vie sordide. Elles sont autant de parenthèses graciles qui résonnent au milieu du fracas de l’après-séisme. Seules ces pages ont éveillé mon intérêt qui a rapidement été mis à mal devant les atermoiements de Fito. L’homme n’a pas su m’émouvoir et sa détresse me semble surtout être un prétexte pour se livrer au pire. Quant à Tatsumi, il me semble qu’elle a été insérée de force dans cette histoire tant j’ai eu des difficultés à comprendre son personnage et ses interactions avec les autres protagonistes. Aux frontières de la soif me laisse la bouche sèche, avide d’un texte plus frais et d’un style moins terne.

Lecture dans le cadre du Prix Océans 2014.

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Park Avenue

Roman de Cristina Alger.

Depuis quelque temps, les marchés financiers mondiaux et notamment américains sont en crise. Tous les professionnels de cette branche savent qu’ils doivent avancer prudemment, mais aussi qu’il est possible d’engranger des bénéfices considérables si les affaires sont bien menées. C’est l’état d’esprit de Paul, gendre de Carter Darling, homme d’affaires à la tête d’un empire. « Paul était fermement convaincu, […] que la seule façon de faire partie d’une famille aussi puissante que les Darling, c’était de ne rien accepter d’eux. Sinon, vous leur apparteniez. » (p. 29) Son mariage avec Merrill Darling l’a fait entrer dans l’affaire familiale, mais surtout dans un clan où chacun soutient les autres, autant pour le bien de tous que pour sauver les apparences.

Dans les quelques jours qui précédent Thanksgiving, un scandale éclate dans le monde des investissements et des fonds spéculatifs. On parle de délits d’initiés, de chaîne de Ponzi et d’arrangements frauduleux entre plusieurs entreprises. Paul est placé devant un dilemme : se sauver, seul, ou préserver la famille Darling. « S’il coopérait, cela détruirait les Darling, sans aucun doute. La question, atroce et confuse, c’était ce qu’il se passerait s’il ne coopérait pas. » (p. 218) En face d’un empire financier aux abois, il y a des journalistes à l’affût d’un scoop et des autorités de contrôles déterminées à faire un exemple.

Le titre du roman est une annonce de richesse et d’opulence, un cliché sur la réussite sociale et/ou professionnelle. Le texte remplit le contrat : on croise des êtres pour qui l’argent, à force de couler à flot, est devenu aussi banal que l’eau du robinet. « On ne peut être jaloux que de quelque chose qu’on ne pourra jamais avoir. Le style, par exemple. Ou l’esprit. L’argent, ça se gagne facilement. » (p. 185) Je n’ai pas tout compris aux schémas financiers présentés dans le roman, mais l’idée générale est claire : la crise économique est en partie la faute des spéculateurs et des montages financiers hasardeux. J’ai donc passé un plaisant moment avec le roman de Cristina Alger mais dans le genre, je recommande surtout L’argent d’Émile Zola.

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Billevesée #120

Point alphabético-géographique aujourd’hui : il n’existe aucun pays commençant par les lettres W et X.

Pourquoi me suis-je posé cette question ? Parce que, pour combattre mes insomnies répétées, je ne compte pas les moutons, je fais des listes alphabétiques de choses. Oui, ben, on fait ce qu’on peut ! Et je suis restée un moment sur les lettres W et X avant de déclarer forfait et de vérifier sur l’ami Wiki.

Alors, billevesée ?

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Jeannot Lapin

Texte et dessins de Beatrix Potter.

Jeannot Lapin voit les Mac Gregor quitter leur maison. Vite, il court chez ses cousins Flopsaut, Trotsaut, Queue-de-Coton et Pierre Lapin. Mais Pierre Lapin a perdu ses habits et il semble mal en point. « Pierre était assis et avait l’air souffrant. Il était enveloppé d’un mouchoir de poche en coton rouge. » (p. 19) Mais oui, souvenez-vous, Pierre Lapin a perdu ses vêtements dans le potager des Mac Gregor et ils sont désormais sur l’épouvantail. Jeannot Lapin emmène son cousin reprendre ses habits. « Ils enlevèrent les vêtements de l’épouvantail. Il avait plu pendant la nuit ; il y avait de l’eau dans les sabots et la jaquette avait un peu rétréci. »(p. 29) Les deux petits coquins en profitent pour chiper quelques oignons dans le potager, mais au moment de quitter les lieux, les lapins croisent le chat des Mac Gregor. Quelle mésaventure les attend encore ?

Une histoire simple, des dessins doux et une morale pour édifier les enfants, voilà de quoi se composent les historiettes de Beatrix Potter. C’est un plaisir de retrouver ce pauvre Pierre Lapin après sa première mésaventure. Son cousin Jeannot, s’il est un peu plus futé, est aussi doué pour s’attirer des ennuis.

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Trois quarts d’heure d’éternité

Roman de Rebecca Wengrow.

Eva et Seth s’aiment passionnément. Mais comment s’aimer encore quand Seth est en prison et que le parloir est la seule intimité qui leur est accordée ? « Trois visites par semaine. Trois fois trois quarts d’heure. » (p. 27) Pour sauver le désir et maintenir l’envie, Eva devient bonbonnière et dissimule des sucreries un peu partout sur elle : à Seth de les trouver en la frôlant de son mieux. « Elle s’enfermait avec Seth pour se libérer à chaque fois. Se rappeler qu’elle était vivante. Elle ne pouvait pas le sauver. Juste l’embrasser. Elle l’évadait par le baiser. » (p. 33) Ses subterfuges suffiront-ils à préserver le couple ? Les lettres échangées sont-elles d’amour ou d’appel à l’aide ? Et il y a cette autre femme qui visite Seth, plus ancienne qu’Eva, plus légitime peut-être. « Il fallait se rendre à l’évidence. Eva ne pouvait rien lui apporter que cette émotion de trois quarts d’heure par visite. On ne pouvait pas construire à l’intérieur ce qui ne l’avait pas été à l’extérieur. » (p. 69)

Voilà comment ce roman est arrivé entre mes mains : une enveloppe dans ma boîte aux lettres. Dedans, le livre et une dédicace de l’auteure (que je ne connais pas) m’indiquant avoir découvert mon blog grâce à une tierce personne (que je ne connais pas non plus et pourtant j’ai cherché). Le livre entouré d’un bracelet de bonbons. Charmante attention, mais les envois d’inconnus me laissent toujours un sentiment de malaise, d’autant plus quand le livre n’a pas été présenté, ni proposé, juste envoyé, presque mis d’office sous mes yeux. Je conçois qu’un auteur ait envie/besoin de faire connaître son travail, mais je n’apprécie pas ceux qui s’imposent, même s’ils m’apportent des bonbons. Et Dieu sait que j’aime les bonbons…

Quant au récit lui-même, il ne m’a pas émue tant j’ai trouvé le style confus, brouillon et alambiqué. Il m’a parfois fallu plusieurs lectures de la même page pour comprendre dans quelle temporalité se trouvent les personnages – avant, pendant ou après la prison. Le roman de Rebecca Wengrow se lit en moins d’une heure, mais je doute qu’il me reste en mémoire pour l’éternité. Mais certains lecteurs apprécieront sans nul doute son écriture, ceux qui sauront « aimer le pire d’elle, jusque dans ses complexes les plus intimes. » (p. 18)

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La plantation

Roman de Leila Meacham.

S’estimant spolié dans l’héritage paternel, Silas Toliver décide de quitter la plantation familiale et la Caroline du Sud pour rejoindre le Texas afin d’acheter des terres et d’exploiter son propre coton. Patiemment, il monte ce projet avec son ami Jeremy Warwick qui, comme lui, est un cadet qui a peu de chances de s’imposer dans l’exploitation familiale. Silas est plein d’espoir et d’ambition pour Somerset, la plantation dont il imagine déjà les réussites et les bénéfices. Soutenu par sa jolie fiancée, Lettie, il tente de réunir les fonds nécessaires à l’expédition, mais il doit se rendre à l’évidence : il n’a pas les moyens de partir. C’est alors que Carson Wyndham, planteur richissime des environs lui propose un marché : il financera son expédition vers le Texas à condition que Silas épouse sa fille, Jessica. L’amitié de la jeune fille avec une esclave, ses idées abolitionnistes et son implication dans le chemin de fer clandestin ne sont pas du goût de son père qui veut l’éloigner de sa plantation et des exactions d’un certain groupe d’hommes blancs qui sont sans pitié envers les esclaves et leurs sympathisants. « Le Nord ne respectera jamais le Fugitive Slave Act et le Sud ne tolérera pas que l’on ne s’y conforme pas. » (p. 257)

En acceptant ce marché, Silas doit renoncer à Lettie. D’aucuns chuchotent que ce sacrifice attirera une malédiction sur les terres de Somerset. Mais Silas est trop obsédé par son projet pour y prêter foi. « Certaines choses sont si importantes qu’elles passent avant les sentiments personnels. Somerset, par exemple. Cette terre appartient aux Toliver. Elle n’est pas à vendre, quel que soit le prix ou la raison. Nous en sommes les seuls maîtres et nous n’en partagerons pas le contrôle. » (p. 399) Quel sera donc l’avenir des enfants de Somerset ? Trouveront-ils l’amour et le bonheur sur les terres fertiles du Texas ?

La plantation est le préquel du roman Les roses de Somerset. Leila Meacham raconte la naissance de la plantation dont elle narrait les déboires dans son précédent roman. On découvre comment les Toliver, les Warwick et les Dumont ont fondé Howbutker, florissante ville texane. L’auteure retrace soixante-dix ans d’histoire américaine, depuis le conflit entre le Texas et le Mexique à la guerre de Sécession, sans oublier les crises économiques qui menacent les entrepreneurs des nouveaux territoires. Le personnage emblématique de ce récit est Jessica Toliver qui traverse les générations et voit s’épanouir et souffrir sa famille jusqu’à l’aube du vingtième siècle.

J’avais apprécié Les roses de Somerset qui est une romance historique plaisante et divertissante, mais j’ai de loin préféré La plantation. Ce récit, tout en affichant toujours un fort caractère sentimental, propose un substrat plus riche et plus intéressant. Au-delà des sentiments personnels et des amours des personnages, on assiste à la naissance d’un état et à la transformation des mentalités sur de nombreux sujets, qu’il s’agisse de l’esclavage ou de la place des femmes dans la société.

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La mort s’invite à Pemberley

Roman de P. D. James.

Six ans après leur mariage, Elizabeth et Darcy vivent un parfait bonheur avec leurs deux fils et leurs nombreux amis. Alors qu’ils préparent leur bal annuel, Lydia, la jeune sœur d’Elizabeth, frappe à la porte de Pemberley. Depuis qu’elle a épousé Wickham, jeune officier qui avait tenté de séduire la sœur de Darcy, Lydia n’est pas vraiment la bienvenue dans la demeure des Darcy. Mais il fait nuit, le vent rugit dans les bois et la jeune femme est hystérique. Quelque part, dans la forêt, Wickham a disparu avec son ami Denny et des coups de fusils ont retenti. « Il n’est guère d’avantage social à attendre du meurtre brutal d’un capitaine d’infanterie ordinaire, sans argent ni lignage susceptible de lui prêter quelque intérêt. » (p. 211) Et de fait, Darcy et son cousin Fitzwilliam trouvent un cadavre dans les bois de Pemberley. Wickham est-il coupable ? Si oui, de quoi faut-il l’accuser ?

Passé le premier plaisir de retrouver les personnages de Jane Austen, j’ai été bien en peine de retrouver leur caractère. L’intérêt principal d’Orgueil et préjugés réside dans l’opposition entre les deux caractères, plutôt bien trempés, d’Elizabeth et Darcy. Ici, il n’y a qu’harmonie conjugale et concorde amoureuse entre eux. C’est très joli et fleur bleue, mais ça manque du piquant qui rend le chef-d’œuvre de Jane Austen si délicieux. Quel intérêt trouver à Darcy s’il n’est pas un très riche gentilhomme aux idées un peu bornées et à Elizabeth si elle n’est pas un peu finaude et taquine ? P. D. James essaie d’expliquer le comportement des deux héros dans le roman de Jane Austen, mais ses démonstrations sont artificielles et quelques peu grotesques. Il est tout à fait inutile, voire dommage, de décortiquer des personnages dont la complexité donne tout son sel aux joutes verbales qui les opposent.

Une suite policière à Orgueil et préjugés ? Shocking ! L’intrigue est assez plate et n’a pas vraiment su m’intéresser, tant j’avais pressenti que Wickham resterait Wickham, ce qui suffit à résumer le personnage pour qui a lu le roman de Jane Austen. P. D. James a saupoudré son texte de fantômes, de vieilles rancunes et de promenades nocturnes secrètes, autant d’éléments que l’on pourrait trouver dans des romans de la grande Jane, mais qui sont loin d’être exploités avec le même talent. Ce roman n’est pas ignominieux, mais il ne peut se comparer à l’œuvre dont il prétend être la suite.

Pour finir, je m’indigne : l’auteure a choisi de redessiner la figure du colonel Fitzwilliam, le cousin de Darcy. Ce n’est plus le parfait gentleman d’Orgueil et préjugés, mais un homme avec des défauts et des zones d’ombre. Certes, dans la réalité, les hommes ont des défauts, mais le colonel Fitzwilliam est au-dessus de cette masse. Fallait pas toucher au colonel, Madame ! Non, fallait vraiment pas ! Je vais retrouver le texte original de Jane Austen et la perfection de son style.

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Billevesée #119

Pour faciliter l’administration de Paris, la loi du 19 vendémiaire an IV (1795) divise la capitale en 12 arrondissements. C’est la loi du 16 juin 1859 qui porte à 20 le nombre d’arrondissements.

Ces arrondissements sont des divisions administratives intracommunales qui sont statistiquement et administrativement assimilés à des cantons, mais ne font jamais l’objet d’élections cantonales. En effet, les conseillers de Paris ont simultanément les compétences de conseillers municipaux et de conseillers généraux.

Enfin, les arrondissements parisiens sont organisés en escargot : le premier est au centre et le vingtième est à l’est, en bout de colimaçon.

Alors, billevesée ?

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L’accompagnatrice

Roman de Nina Berberova.

Sonetchka porte sa bâtardise comme un fardeau, comme une malédiction. « Je compris que maman était ma honte, de même que j’étais la sienne. Et que toute notre vie était une irréparable honte. »  (p. 13) Au début du vingtième siècle, les deux femmes vivent chichement dans un petit appartement, donnant quelques leçons de piano qui ne leur rapportent que de maigres émoluments. Tout change pour Sonetchka quand Maria Nikolaevna Travina, cantatrice au succès grandissant, l’engage pour être son accompagnatrice. « Je sentais que c’était la vie qui s’élançait vers moi, et que je me précipitais vers elle, en cet inconnu velouté. »  (p. 47)

La terne Sonetchka entre alors dans l’intimité de la lumineuse Maria Nikolaevna, à tel point qu’elle partage le quotidien du couple Travine et qu’elle soupçonne rapidement que la belle chanteuse a un amant. Entre fascination et jalousie, la jeune pianiste s’attache inexorablement à Maria Nikolaevna et la suit quand elle décide de fuir Pétersbourg avec son mari, au début de la révolution d’octobre. De Moscou à Paris, la pauvre bâtarde se heurte aux fastes d’une bourgeoisie où elle n’a pas sa place et dont elle veut se venger. « J’avais découvert le point faible de Maria Nikolaevna, je savais de quel côté j’allais la frapper. Et pourquoi ? Mais parce qu’elle était unique, et des pareilles à moi il y en avait des milliers, parce que les robes qui l’avaient tellement embellie et qu’on retaillait pour moi ne m’allaient pas, parce qu’elle ne savait pas ce que sont la misère et la honte, parce qu’elle aime et que moi, je ne comprends même pas ce que c’est. » (p. 74) La fin de la collaboration entre Sonetchka et Maria Nikolaevna sera tragique, comme dans les meilleurs romans russes, mais la victime n’est peut-être pas celle que l’on attend.

Ce roman est presque une nouvelle tant sa concision et sa précision frappent au cœur. Dans ce journal de femme, on découvre des scènes qui, entre esquisses et ellipses, dessinent une géographie intime tourmentée. Le plus important dans cette confession réside dans tout ce qui n’est pas dit, mais deviné. Voici le premier roman de Nina Berberova que je lis. Désormais, il me faut continuer pour retrouver cette plume exceptionnelle.

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Rue des voleurs

Roman de Mathias Énard.

Lakhdar est un adolescent tangérois qui aime traîner avec son copain Bassam, reluquer sa belle cousine Meryem et lire des romans policiers. Avec cette littérature sans prétention, il apprend le français et un peu d’espagnol. Le jour où ses parents le surprennent nu avec Meryem, sa vie éclate. « C’est une drôle de chose que la vie, un mystérieux arrangement, une logique sans merci pour un destin futile. » (p. 219)  Désormais sans famille et écrasé du poids d’une honte dont il ne mesure pas encore l’ampleur, il fuit. Il trouve refuge dans la petite librairie du Groupe de la Diffusion de la Pensée Coranique et rencontre Cheikh Nouredine, personnage au charisme indéniable et aux desseins impénétrables. Il rencontre aussi Judit, une étudiante espagnole qui lui offre le troublant espoir de l’amour. Lakhdar est prêt à tout pour vivre autre chose que l’existence qui se dessine devant lui. « Parler franchement avec M. Bourrelier m’avait fait réaliser qui j’étais : un jeune Marocain de Tanger de vingt ans qui ne désirait que la liberté. » (p. 121) Il passe de la saisie kilométrique de textes à un bateau cargo pour finir dans une entreprise de pompes funèbres, chaque nouveau boulot étant plus déplaisant que le précédent. « Il n’y avait rien à faire, rien, on ne se libérait jamais, on se heurtait toujours aux choses, aux murs. » (p. 147) De Tanger à Barcelone, jusque dans la rue des Voleurs, Lakhdar court après sa vie alors que le Printemps arabe n’en finit pas de faire éclore des fleurs aux parfums d’espoir menteur. « Toutes ces Révolutions arabes sont des machinations américaines pour nous péter un peu plus les couilles. » (p. 193)

Mêlée de contes arabes et nourrie d’une profonde connaissance de la littérature orientale, l’histoire de Lakhdar est celle d’un Aladin malchanceux. Pas de princesse, pas de royaume pour lui. Condamné à être un voleur, Lakhdar devient peu à peu un criminel qui s’ignore. Voleur d’honneur, voleur d’argent, voleur de vie, le jeune Tangérois dérobe même son propre temps puisqu’il est sans cesse à courir après sa vie, cherchant à la justifier. « La vraie vie n’avait pas toujours pas commencé, sans cesse remise à plus tard. » (p. 218) L’existence de Lakhdar est un mauvais polar, sans les filles faciles, sans l’alcool robuste et sans les butins mirifiques. Pourtant, bien que découragé, le jeune homme emprunte la voie du crime, s’enfonçant inexorablement dans les bas-fonds d’une existence maudite par les tendres caresses d’un adolescent amoureux. « Après tout, n’étais-je pas enfermé dans un roman noir, très noir, il était logique que ce soient ces lectures qui me suggèrent une façon d’en sortir. » (p. 158)

Rue des voleurs m’a rappelé le très beau Partir de Tahar Ben Jelloun, mais en plus désespéré. Mathias Enard parle avec passion d’un Maroc ancestral, inscrit dans les lettres par les grands auteurs arabes, mais cette terre de légende s’effrite au contact du Maroc moderne, des rêves avortés de ses enfants et des menaces d’un terrorisme sournois. Rue des voleurs est un superbe roman, porté par un style parfaitement maîtrisé qui chante comme un nouveau conte des milles et une nuits.

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Billevesée #118

Ce n’est pas un secret, j’aime les z’animaux : lapins, chats, chiens, vaches, cochons, couvées, tout ça, tout ça !

Depuis toujours, l’homme a fait de l’animal son allié pour l’aider à accomplir des tâches diverses. Cela méritait bien une récompense. En 1943, le Royaume-Uni a créé la médaille Dickin qui est décernée à des animaux pour l’honneur de leurs actions en temps de guerre.

Garde à vous et présentez papattes ! Cette médaille porte l’inscription « For Gallantry, we also serve ». Elle est l’équivalent de la Victoria Cross pour les animaux. À ce jour, elle a été décernée à des chiens, des pigeons et des chevaux.

Alors, billevesée ?

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Le chant de Salomon

Roman de Toni Morrison.

Macon Mort, dit Laitier, est le fils de Macon et Ruth Mort, petit-frère de Magdalene et de Corinthiens Un, neveu de Pilate. Dans la famille Mort, on choisit les prénoms des nouveau-nés en ouvrant la Bible. Laitier fait ses premières armes amoureuses auprès de sa belle cousine Agar qui est folle de lui. Le garçon travaille pour son père et l’aide à encaisser les loyers de ses différentes propriétés. Macon Mort Père est un investisseur immobilier ambitieux. Il est aussi noir, ce qui lui vaut de nombreuses inimitiés au sein de la communauté. « Chaque nègre que je connais veut être cool. On a le droit de rester maître de soi, mais on peut jamais être maître des autres. » (p. 169) Laitier rêve de trouver le trésor familial, fait de lingots, et prétendument caché dans le sud du pays, mais en fait de trésor, ce sont les origines et l’identité de sa famille qu’il va découvrir, les patronymes retrouvés constituant un arbre généalogique extraordinaire, métissé et plein de promesses.

Toni Morrison parle une nouvelle fois du peuple noir et il est impossible de ne pas ressentir l’amour qu’elle lui porte et la peine qu’elle tente de soulager. Elle parle de racisme, des crimes du Klan, des animosités entre nègres et de la justice noire. « Il n’y a pas de Blancs innocents, parce que chacun d’eux est un tueur de nègre potentiel, et peut-être un vrai. » (p. 222) Comme des contes venus d’une terre brûlée et lointaine, l’histoire de Laitier et des siens regorge de légendes et de magie pour expliquer le déracinement d’un peuple. Il est question d’un homme qui vole, d’os gardés dans un sac, de potions qui avivent le désir. Le passé est omniprésent, mais il ne hante pas le présent : au contraire, il le soutient et le justifie, chaque noir étant inconsciemment en quête de ses origines pour comprendre son futur. L’ascendance tronquée par l’esclavage est finalement soignée par la sève d’une branche qui, bien qu’arrachée et replantée dans une terre étrangère et hostile, porte des fruits nombreux et vigoureux. L’identité noire américaine peut finalement s’écrire et elle s’incarne dans le chant de Salomon, à la fois comptine et jeu d’enfants lourds de sens.

Le style de Toni Morrison est toujours aussi chantant et énigmatique. Il est fait d’errances entre passé et présent, d’ellipses et d’espoir. S’il n’est pas toujours aisé de se situer dans un espace-temps, il faut se laisser emporter par le récit qui sait où il va. Il faut faire confiance à Toni Morrison : c’est à dessein qu’elle perd son lecteur, mais elle ne lui lâche jamais la main.

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Le chœur des femmes

Roman de Martin Winckler.

Jean Atwood est une jeune interne en médecine talentueuse. Major de sa promotion, elle se destine à la chirurgie gynécologique. Mais pour valider le dernier semestre de sa cinquième année, elle doit rejoindre le service de la médecine des femmes. Ce centre de médecine générale est dirigé par le Dr Franz Karma qui jouit d’une excellente réputation. Pourtant, le courant ne passe pas entre Atwood et Karma. Et la jeune femme ne supporte pas d’assister aux consultations, estimant perdre son temps avec des femmes qui ne connaissent rien à la gynécologie. « Comme si j’y connaissais quelque chose, moi qui ne sait pas ce qui se passe dans le mien, à ce qui se passe dans leur corps. » (p. 49) Karma lui propose un marché : elle sera à l’essai pendant une semaine. « Ne jugez pas les femmes. Écoutez-les. » (p. 69) Une semaine durant laquelle elle pourra émettre toutes les critiques qu’elle souhaite, sans obligation de prolonger son séjour à la médecine des femmes, mais avec la certitude que son semestre sera validé. Commence alors une série de jours décisifs pour Jean qui, outre la capacité à écouter ses patientes, va apprendre à s’écouter elle-même. « Si tu n’aimes pas soigner, tu te feras chier… » (p. 230)

Je n’ai pas aimé ce roman. Inutile d’y aller par quatre chemins pour le dire. L’ambitieuse et arrogante Jean Atwood m’a été immédiatement antipathique et le processus très artificiel utilisé par l’auteur pour la rendre touchante n’a pas fonctionné avec moi. Sortir un passé douloureux, une vie amoureuse houleuse et un corps difficile à assumer sont des ficelles trop énormes et font basculer sans élégance le personnage de garce sans cœur à victime pitoyable. Ça ne prend pas avec moi, d’autant plus qu’il est couru d’avance que la grande gueule va se révéler sensible et dévoiler un cœur d’or. Bla bla bla… Et comment supporter les longues introspections du personnage qui ne sont que des récriminations furibondes égrenées en chapelets haineux et vindicatifs ? Un cri du cœur ? Mouais…

Je passe à la forme du récit. Outre l’expérience de Jean Atwood et ses pensées, on lit le récit des femmes qui entrent dans le bureau du Dr Karma. C’est tout à fait indigeste et n’est qu’une compilation de stéréotypes féminins. On croise la camionneuse sexy, la cougar amoureuse, l’adolescente qui veut prendre la pilule en cachette, la nymphomane, la femme battue, la mère pondeuse, etc. Aucune subtilité dans ces portraits qui figent des images de femmes telles que l’auteur les voit, sans finesse, ni profondeur. Quant à parler de chœur, j’évoquerai plutôt une assemblée tonitruante et vociférante. Aucune harmonie ne se dégage des différents témoignages de femmes, rien ne tend vers une féminité universelle, encore moins vers une féminité apaisée.

Je passe sur la fin qui est l’exemple ultime du grand n’importe quoi. Entre secrets familiaux et recherches scientifiques, les coïncidences pleuvent et noient le lecteur dans un grand bol de clichés et de pathos aromatisé à l’eau de rose. Pas émue pour deux sous, j’avais envie d’éclater de rire à chaque nouvelle révélation, pour une fois impatiente de savoir quelle autre bêtise (je reste polie) l’auteur allait ajouter à l’équilibre déjà précaire de ce roman bien indigeste.

Finalement, qu’essaie de dire ce texte ? Peut-être qu’il y a autant de médecines qu’il y a de femmes et que le médecin doit comprendre sa patiente au lieu de débiter ses connaissances. Voilà une évidence qui enfonce bien des portes et qui ne méritait pas un tel pavé.

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Sans oublier

Roman d’Ariane Bois.

La narratrice livre le récit a posteriori du deuil qui a ébranlé sa vie et menacé de la réduire en miettes. Quand sa mère décède dans un accident d’hélicoptère, la jeune femme lâche prise, repoussant son mari et délaissant ses enfants. Sa mère si souvent absente et désormais définitivement disparue prend toute la place et le chagrin abolit les raisons de continuer à vivre. « On perd ses parents au moment où l’on pourrait s’en faire des amis. » (p. 78) Le mari de la narratrice fait son possible, mais les enfants du couple ne veulent plus d’une maman qui ne fait que pleurer. Pour faire son deuil, elle part pendant plusieurs mois. Elle interroge alors ses rapports avec ses enfants et son propre statut de mère. « Au moment où je perds ma mère, ma fille me refuse le seul titre qui m’importe. » (p. 129) Loin des siens, la narratrice se cherche sur les traces de sa mère.

Écrite dans un style fluide et élégant, cette histoire n’est pas déplaisante, mais elle ne m’a pas convaincue. J’ai été très étonnée par l’intrusion de la Seconde guerre mondiale dans le dernier quart du récit, alors que rien ne la laissait présager. Cet arrière-plan historique tombe comme un cheveu sur la soupe et constitue pour moi un hors-sujet à la douleur de la narratrice. Sans oublier rappelle la nécessité du deuil : continuer au-delà du chagrin sans occulter le passé.

Le roman d’Ariane Bois est une histoire plaisante, mais je ne pense pas qu’elle me marquera longtemps.

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Billevesée #117

La baïonnette est une lame qui se fixe au bout d’un fusil. Cette arme blanche fut inventée par des paysans de Bayonne au 17° siècle : à court de munitions, ils fixèrent leurs couteaux de chasse au bout de leurs mousquets. Ainsi dotés de lances improvisées, ils continuèrent à se battre.

Alors, billevesée ?

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La Malvenue

Roman de Claude Seignolle.

Jeanne a des désirs de feu. Celle que l’on surnomme la Malvenue en raison d’une marque étrange sur le front couve des passions et des besoins dont elle ne comprend pas l’origine. Tout a commencé quand elle ramassé une certaine pierre dans un roncier. « Il faut que vous sachiez que vous avez chez vous une fille qui aime faire le mal… Son front porte la marque de l’enfer… Un jour proche elle sera punie comme elle le mérite… » (p. 22) La Malvenue subit-elle la malédiction transmise par son père, lui qui est mort d’avoir décapité une étrange statue avec le soc de sa charrue, dans un champ maudit près du marais ? Alors, est-ce vraiment la faute de la Malvenue si elle obéit à des forces sombres ? À la fois, victime du démon et incarnation de cette même entité maléfique, Jeanne la Malvenue subit une hérédité humaine mêlée de monstruosité maléfique. « On donne des surnoms sans penser à mal, en riant… puis on ne vous connaît plus que par ce nom et on se moque de vous toute votre vie… » (p. 27)

J’ai relu ce roman avec un plaisir immense. Claude Seignolle exploite le folklore solognot, les superstitions et les peurs paysannes pour en faire un texte où le fantastique s’exprime dans toute sa puissance. Entre visions terrifiantes et terreurs incarnées, la peur sourd de toutes les pages. En refermant ce livre, on aurait raison de craindre les statues et leur peau de pierre qui semble parfois palpiter d’un mauvais feu.

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Trois filles et leurs mères – Duras, Colette, Beauvoir

Biographie de Sophie Carquain. À paraître en avril 2014.

Sans Marie Donadieu, pas de Marguerite Duras. Sans Sido, pas de Colette. Sans Françoise de Beauvoir, pas de Simone de Beauvoir. L’évidence biologique saute aux yeux, mais il ne faut pas résumer la naissance au seul moment de la délivrance de la parturiente. En accouchant, puis en les élevant, ces trois mères ne savaient pas qu’elles façonnaient des écrivaines. « Si Marie Donadieu, Sido, Françoise de Beauvoir savaient… Si elles savaient tout ce que leurs filles leur doivent. Les hyper-mères ont été déterminantes, mon seulement dans leurs rêves d’écriture, mais plus précisément dans la mise au monde de leur style propre. » (p. 15)

Marguerite Duras et Marie Donadieu, Colette et Sido, Simone et Françoise de Beauvoir. Trois couples de filles et de mères aux relations passionnelles, fusionnelles et/ou conflictuelles. Sophie Carquain  revient sur la jeunesse des futures auteures pour essayer de comprendre comment ces femmes de lettres ume se sont construites grâce et contre leur mère. « Il y a des jours où maman est une fée. Et d’autres où maman est une sorcière. » (p. 128)

Sophie Carquain écrit et invente un peu les enfances de Marguerite, Gabrielle et Simone pour appuyer sa démonstration. « C’est en ce sens qu’une biographie, même romancée ou subjective, ne dit pas n’importe quoi. Les personnages sont délimités par un trait précis. Leur logique interne, si vous la suivez, ne conduit qu’à des situations plausibles. » (p. 14) L’auteure tisse des relations entre les trois femmes de lettres, cherche les similitudes, les occurrences. Ce n’est pas cela qui m’a gênée, mais plutôt la psychanalyse égrenée au fil des pages. Je ne suis pas friande des biographies qui convoquent Freud à tout-va. Heureusement, Sophie Carquain a la main relativement légère sur ce sujet. Certaines anecdotes sont mentionnées un trop grand nombre de fois : si elles ont d’abord des airs de madeleine proustienne, elles deviennent des images d’Épinal un peu risibles à force de répétition. Je déplore également l’absence de conclusion au terme de cet ouvrage qui s’arrête vraiment brutalement.

En dépit de ces quelques défauts, j’ai passé un très bon moment en compagnie de Marguerite Duras, de Colette et de Simone de Beauvoir, trois auteures dont j’apprécie les écrits.

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Ballade d’un amour inachevé

Roman de Louis-Philippe Dalembert.

Azaka et Mariagrazia forment un couple mixte dans une petite ville des Abruzzes. Avec le temps, les habitants ont fini par ne plus voir la couleur de peau d’Azaka et ce dernier se sent enfin chez lui auprès de la femme qu’il aime, dans l’attente imminente de leur premier enfant. Mais voilà que la terre tremble sous le petit village italien. « On vit avec depuis la nuit des temps. Les sautes d’humeur de la terre font partie de nous, c’est nous. » (p. 235) Ces secousses remuent les décombres du passé d’Azaka qui revit en souvenir un autre séisme, celui de son enfance, celui qui, pour la première fois, lui a pris ce qui comptait le plus. Mais en Italie, ce ne sont que quelques secousses, n’est-ce pas ? Rien ne peut empêcher Azaka d’être enfin heureux. Du moins, c’est ce que ce dernier veut croire. « Le malheur sait aussi bien diviser que rapprocher les humains. Il suffit d’un rien, un geste, un mot, du silence même, pour que l’on bascule d’un côté ou de l’autre. Dans l’horreur ou la générosité. » (p. 129)

Le bonheur conjugal est une chose fragile. Louis-Philippe Dalembert choisit de le confronter à l’une des plus violentes puissances naturelles. L’amour est un séisme intime, mais peut-il résister à la tectonique des plaques ? À demi-mot, le lecteur comprend immédiatement le malheur d’Azaka, mais il se plaît à croire, en suivant son histoire à rebours, que tout va bien se terminer. Cette volonté de s’illusionner ne tient hélas pas longtemps devant l’assertion posée par le titre. En fait de ballade, je parlerais plutôt d’élégie tant le rythme de la narration et la solennité de certains passages invitent le lecteur à communier sur le sort des victimes qui ont succombé aux frissons de la terre. J’ai beaucoup aimé ce texte qui manie lyrisme et poésie sans verser dans le pathos.

Lecture dans le cadre du Prix Océans 2014.

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Billevesée #116

Venise est une ville italienne renommée pour ses canaux et ses merveilles architecturales. Difficile alors d’imaginer que les premières pierres de cette magnifique cité ont été posées, selon la légende, par les troupes d’Attila le Hun, ce conquérant renommé pour sa capacité à désherber définitivement les terres où il posait le pied.

Alors, billevesée ?

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