Les animaux célèbres

Essai de Michel Pastoureau.

Michel Pastoureau aime sortir de l’obscurité des sujets que d’autres historiens estiment moindres. « Pendant longtemps, les historiens ne se sont guère préoccupés de l’animal. Ils l’ont abandonné aux recueils d’anecdotes et à la “petite histoire”, comme ils avaient l’habitude de le faire pour tous les sujets qui leur semblaient secondaires, insignifiants ou marginaux. » (p. 9) En quarante chapitres, il présente des animaux célèbres : les oies du Capitole, l’éléphant d’Hannibal, les survivants de l’arche de Noé, les peintures de la grotte de Lascaux, la brebis Dolly ou encore Teddy Bear.

L’historien recoupe des sources littéraires, religieuses et scientifiques issues de l’Antiquité, du Moyen-âge et de l’époque moderne. Entre hagiographie et iconographie, il présente l’animal dans ce qu’il a de plus emblématique, à savoir ses rapports avec l’homme. « Dans l’Occident médiéval, les ménageries sont toujours des signes de puissance et des instruments politiques. » (p. 118) De tout temps, l’être humain s’est interrogé sur l’esprit animal et son âme éventuelle. Qu’ils soient honnis ou sacrés, les animaux appartiennent à un imaginaire collectif très puissant. À les côtoyer au quotidien, les hommes prêtent aux bêtes des traits humains. « Peut-on considérer tous les gros animaux domestiques comme des êtres moraux perfectibles ? » (p. 182)

Cet essai est simple et intéressant. Il présente avec clarté des morceaux d’histoire, mais je déplore l’absence de conclusion. Le livre se referme sur le mouton et sur la bibliographie. Enfin, une question se pose : mais où est le lapin ? La couverture est très alléchante et son nom n’apparaît qu’une fois en 331 pages ! Je suis outrée !

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Poulet aux prunes

Roman graphique de Marjane Satrapi.

À Téhéran, en 1958, le grand musicien Nasser Ali Khan est effondré. Lors d’une énième dispute conjugale, son épouse a brisé son précieux tar, l’instrument qui lui procure ses plus grandes joies. Il cherche désespérément un nouvel instrument, mais la magie musicale n’opère pas. « Puisque plus aucun tar ne pouvait lui procurer le plaisir de jouer, Nasser Ali Khan décida de mourir. Il s’allongea dans son lit. Huit jours plus tard, le 22 novembre 1958, on l’enterrait aux côtés de sa mère dans le cimetière Zahiroldoleh de Chérimane. »

Pendant huit jours, on assiste au désespoir harmonique et intime de Nasser Ali. Son taedium vitae est inexorable et s’étend à toute chose. Et il accuse son épouse du malaise profond qu’il éprouve. « J’ai perdu le goût, la saveur, le plaisir ! Tout ça par ta faute ! » Du fond de son lit, Nasser Ali pense au passé et aux êtres disparus et il convoque les fantômes du futur. Plein d’amertume, il jette un regard triste sur son existence, ses rêves brisés ou perdus. Son mariage n’a pas été heureux et sa conclusion, après la destruction du tar, est réellement tragique. Mais c’est de cet hymen maussade qu’il a tiré son talent. « Dis-toi que tu vis une véritable histoire d’amour. Mais bien sûr. As-tu déjà vu quelqu’un écrire un poème sur la femme qu’il a épousée et qui l’engueule quatre fois par jour ? » Reste à savoir qui est l’objet de cette merveilleuse histoire d’amour.

Nasser Ali est un artiste tourmenté qui voit tout par un prisme esthétique très puissant. Mais à force de rechercher la beauté en chacun et en toute chose, il se coupe du monde et des réalités. Sa foi est trop monolithique et la remise en question lui est difficile. « Seule la sagesse, comme la lumière de la chandelle, peut nous apporter une vision globale de l’existence. La clé de la sagesse est le doute. Si vous doutiez un peu, vous seriez assurément moins prétentieux. » Son suicide est puissamment égoïste, comme le sont tous les actes de ce type. Sa rencontre avec Azraël, l’ange de la mort, lui rend une certaine humilité.

Quel plaisir de croiser Marjane Satrapi, reconnaissable à son grain de beauté, sous les traits qui furent les siens dans Persepolis. À demi-mot, on comprend que ce récit aux airs de légende iranienne est une partie de l’histoire familiale de l’auteure. Dans cet album, la musique est très diffuse, à peine audible. Mais elle est bien là. Et les senteurs appétissantes d’un poulet aux prunes font espérer que la mort n’est pas la fin. Détail annexe, je suis très sensible aux textures des livres. La douceur élégante de la couverture et la noble épaisseur des pages ont grandement participé à mon plaisir. Comme dans Persepolis, Marjane Satrapi décline son dessin en noir et blanc. Les souvenirs s’écrivent sur fond noir et les notes de musique, même brisées, composent une mélodie émouvante.

Film de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud.

L’instrument sacrifié n’est pas un tar, mais un violon. Pourquoi ce remplacement ? Le tar est emblématique de la culture iranienne, alors que le violon a une connotation plus slave, au moins pour moi. S’agit-il de rendre plus universelle la relation intime du musicien à son outil en proposant un instrument plus répandu ? C’est dommage, car la musique est universelle, quel que soit son support. Il en va de même de tout art : dès lors qu’il émeut, le médium importe peu.

Ce film est très joli et poétique, mais il est trop coloré à mon goût. Surtout, il est très loin de l’univers graphique de la bande dessinée. Reproduire l’univers de Persepolis n’était pas nécessairement souhaitable, mais l’adaptation cinématographique est ici trop infidèle pour moi.

Certaines scènes ont un côté presque grand-guignolesque, ce qui trahit quelque peu la profondeur tragique du roman graphique. Si, pour une fois, Djamel Debbouze ne fait pas que du Djamel Debbouze, sa prestation de marchand de souk est incongrue, presque bouffonne. Mathieu Amalric est un excellent acteur, mais il me semble qu’il n’était pas taillé pour endosser le rôle de Nasser Ali : il lui manque la noblesse désespérée du personnage de papier, il est trop fébrile et surtout trop français pour le rôle. Ses airs de Rimbaud au pays des Mille et une nuits ne sont pas vraiment appropriés.

Globalement, le film est réussi, mais il faut le voir en oubliant le roman graphique : la comparaison ne se fait qu’au désavantage du premier.

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La boîte en os

Roman d’Antoinette Peské.

Norbert, le narrateur, retrouve par hasard son vieil ami John Mac Corjeac. L’Écossais lui raconte l’étrange récit de son existence. John était un jeune artiste exalté. Son amour pour Margaret O’Don est exclusif et dévorant, voire dangereux pour l’objet de sa passion. « Je souffrais de ce que je ne me sentais jamais assez près de ma femme. J’avais beau la tenir dans mes bras, la serrer sur ma poitrine à l’écraser, son corps était toujours un corps à côté de mon corps, son cerveau, un cerveau à côté de mon cerveau, son cœur, un cœur à côté de mon cœur. Et cela ne laissait pas de m’étonner. Ne pas pouvoir être avec ce qu’on aime ! » (p. 90) Après avoir commis un acte odieux, John perd la raison. Des années plus tard, sorti de l’institution où il était interné, il n’a de cesse de poursuivre l’objet de son amour.

Norbert souhaite tout d’abord sauver son ami. Le jeune Écossais est plein d’aspirations nobles et de considérations sublimes. « Amitié, amour, pour celui qui donne tout et qui entend tout recevoir en échange, la différence n’est pas telle. L’amitié est alors l’amour à l’état de sainteté. » (p. 73) Mais John Mac Corjeac est un personnage inquiétant dont le désir de fusionner avec ce qu’il aime est parfaitement macabre. « Y a-t-il moyen plus sûr de posséder ce qu’on aime que se l’assimiler : l’approprier à sa substance ? » (p. 27) Le mythe platonicien de l’androgyne est décliné de façon lugubre, voire gothique, entre cimetière et sombres bâtisses. Les Highlands se prêtent merveilleusement aux fantasmagories angoissantes qui naissent de la folie de John et des observations de Norbert. « L’Écosse du Nord est, je crois, par excellence le lieu du rêve, de la contemplation intérieure et de l’amour. Est-ce pour cette raison qu’elle est aussi le lieu du diable ? » (p. 21)

Ce roman du 20e siècle rappelle les chefs-d’œuvre gothiques du 19° siècle, comme ceux d’Ann Radcliffe, mais également les romans de Wilkie Collins, pleins de sombres mystères et de fatalité macabre. « J’ai vu le diable là-bas, et il m’a séduit. » (p. 21) Entre horreur et surnaturel, La boîte en os est un roman étonnant et très réussi, parfait pour se frémir dans la pénombre.

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Sur la route

Roman de Jack Kerouac.

Sal Paradise, le narrateur, rencontre un jour Dean Moriarty. Ces deux jeunes gens, « les deux anges déchus de la nuit de l’Ouest » (p. 270), ont une passion commune pour le voyage. Sillonner l’Amérique les tenaille et l’appel de la route est insistant. « Quelque part sur le chemin, je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin, on me tendrait la perle rare ». (p. 25) S’engage alors une nouvelle conquête de l’Ouest, plus intime et plus furieuse. L’urgence est la même que celle qui animait les colons, mais la finalité est différente : les terres que Dean et Sal veulent gagner ne sont pas faites de poussière, mais de rêves. Finalement, c’est peut-être la même chose.

Sal et Dean sont deux jeunes hommes un peu perdus. Le premier est un vétéran, étudiant peu assidu et auteur qui peine sur un premier roman. Le second sort de prison et est tenaillé par l’envie d’écrire et de bouger. Cette jeunesse exaltée a la fureur de vivre et d’expérimenter. « Il en vint à m’enseigner autant de choses que probablement je pouvais lui en apprendre. » (p. 19) Pour eux, l’initiation passe par le bitume, quoi qu’il en coûte. Sur la route et dans toutes les villes qu’ils traversent, Sal et Dean croisent de nombreux jeunes gens avec lesquels ils partagent de longues et fiévreuses conversations. Sal se met souvent en retrait : « Si vous continuez ce petit jeu, vous allez tous les deux devenir dingues, mais tenez-moi au courant aussi longtemps que vous continuerez. » (p. 79) Rapidement se dessine la folie de Dean Moriarty : ce mordu de la route est instable, presque dangereux, au moins pour lui et peut-être aussi pour Sal. « La mouche m’avait piqué de nouveau et le nom de la mouche, c’était Dean Moriarty et j’étais bon pour un nouveau galop sur la route. » (p. 164) Le départ, ça les prend comme une fièvre, c’est un ressort superbe qui se détend et qui relance la machine.

De l’Est vers l’Ouest, de New York à San Francisco en passant par Denver, Houston, ou Los Angeles, Sal et Dean se cognent aux frontières de l’Amérique. « Voici que j’étais au bout de l’Amérique, au bout de la terre, et maintenant il n’y avait nulle part où aller, sinon revenir. Je résolus du moins d’adopter un périple circulaire. » (p. 115) Sal appartient à New York et Dean ne tend que vers San Francisco. Toujours, il leur faut reprendre la marche, revenir aux sources, puis repartir. La route prend la forme d’un monstrueux jokari : elle permet des envolées et des échappées superbes, mais elle ne laisse personne s’écarter ou s’immobiliser. Grâce à la route, l’Amérique est un territoire unifié à conquérir et à explorer. Les jeunes hommes veulent laisser la trace de leurs godasses sur le sol de toutes les villes qu’ils foulent. Pour cela, il faut une voiture : mettez un volant entre les mains de Dean Moriarty et il ira partout. « Toi et moi, Sal, on savourerait le monde entier avec une voiture comme ça, parce que, mon pote, la route doit en fin de compte mener dans le monde entier. Il n’y a pas un coin où elle ne puisse aller, hein ? » (p. 326) Et voilà comment la voiture devient partie prenante du récit, personnage secondaire essentiel, adjuvant obligatoire.

Entre alcool, drogue et sexualité, les périples automobiles sont riches en expériences très diverses. Chacun court après quelques dollars pour faire un plein d’essence ou manger. Il faut alors chaparder, escroquer. Aucun problème, la route vous le rendra ! De même, les amours sont furtives, mais intenses et sincères. « Nous nous retournâmes au douzième pas, puisque l’amour est un duel et on se regarda l’un l’autre pour la dernière fois. » (p. 146) Sauf pour Dean Moriarty qui balance entre Marylou et Camille. De l’une à l’autre, il s’épuise et se trahit. S’asseoir et s’attacher, c’est mourir. Mais n’est-ce pas partir qui est mourir, un peu ? Peut-être, mais rester semble tellement pire ! « Quel est ce sentiment qui vous étreint quand vous quittez des gens en bagnole et que vous les voyez rapetisser dans la plaine jusqu’à, finalement, disparaître ? C’est le monde trop vaste qui nous pèse et c’est l’adieu. Pourtant nous allons tête baissée au-devant d’une nouvelle et folle aventure sous le ciel. » (p. 220)

Sal Paradise n’est pas moins perturbé ou incertain : « J’ai du goût pour trop de choses que je mélange, m’attardant à courir d’une étoile filante à une autre jusqu’à temps que je me casse la figure. Voilà ce que c’est que de vivre dans la nuit, voilà ce que ça fait de vous. Je n’avais rien à offrir à personne que ma propre confusion. » (p. 178) À force d’être partout et de ne rester nulle part, Sal s’étourdit et perd pied. Mais pas question de raccrocher les souliers : la route ne se referme pas, on ne lui tourne pas le dos.

Avec Marylou et Dean, l’odyssée américaine prend des airs de revendication, de bravade. « C’était trois enfants de la nuit de la terre qui voulaient affirmer leur liberté et les siècles passés, de tout leur poids, les écrasaient dans les ténèbres. » (p. 187) Les trois jeunes gens se révoltent, sans vraiment en parler, contre une Amérique bureaucratique, policière et suspicieuse. Animés d’un romantisme crasseux et sublime, ils mènent un train d’enfer sur les routes mythiques de l’Amérique. Ils fuient leurs tourments et la vacuité de l’existence, avant de comprendre au terme d’un énième voyage que rien ne s’abandonne, que la route ne peut rien effacer.

« Un gars de l’Ouest, de la race solaire, tel était Dean. » (p. 25) Dean Moriarty attire et fascine, mais il est dangereux, décidément néfaste. « Tu n’as absolument aucun égard pour personne sinon pour toi-même et tes sacrés plaisirs de cinglé. Tu ne penses à rien d’autre qu’à ce qui te pend entre les jambes et au fric ou à l’amusement que tu peux tirer des gens et puis tu les envoies paître. Sans compter que dans tout ça tu te conduis stupidement. Il ne t’est jamais venu à l’esprit que la vie est une chose sérieuse et qu’il y a des gens qui s’efforcent d’en user honnêtement au lieu de glander à longueur de temps. Voilà ce que Dean était, le GLANDEUR MYSTIQUE. » (p. 275) Le héros solaire est plutôt sombre, comme un phare de naufrageurs : qui s’y frotte risque d’y perdre ses ailes. Et pourtant, quand il n’est pas là, il manque. Sal s’y réfère, s’en rappelle et, à sa façon, l’honore.

Voilà quelques mots sur cette lecture époustouflante. Que ce roman soit le manifeste de la beat generation, c’est une évidence. Qu’il soit devenu le vademecum de plusieurs générations de jeunes gens, c’est encore plus évident. Je repose le roman, mais je vais le garder à porter de main, relire certains passages et rêver de prendre la route, de mettre mes pompes dans les pas de Dean Moriarty et de Sal Paradise, et de me couler un instant dans l’esprit un peu foutraque de Jack Kerouac. Je vais poursuivre cette lecture sublime par la visite de l’exposition Kerouac au Musée des lettres et manuscrits et par une séance de cinéma que j’espère à la hauteur du roman.

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Billevesée du dimanche #21

Vous le savez, je suis un peu beaucoup maniaque. Je ne dors pas avec mon éponge, pas encore. En tout cas, pas question de la jeter.

Mais d’où vient l’expression « jeter l’éponge » ? De la boxe, et ouais. Dans les premiers temps de ce sport, les entraîneurs essuyaient la sueur et le sang de leur boxeur avec une éponge. Ils s’en servaient également pour lui humecter les lèvres et le rafraîchir. Quand un entraîneur jetait l’éponge, c’est qu’il reconnaissait que son poulain ne pouvait plus gagner. Une autre façon de déclarer forfait.

Alors, billevesée ?

Et moi, je suis prête pour une soirée Rocky…

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Mansfield Park

Roman de Jane Austen.

Pour soulager leur sœur, Mrs Price, Sir et Lady Bertram décident d’accueillir chez eux une de leurs nièces, la jeune Fanny. La parente pauvre grandit auprès de ses cousines Maria et Julia et de ses cousins Tom et Edmond. Rapidement, Fanny s’attache à Edmond qui est pour elle un ami tendre et généreux. « Elle se prit à considérer son cousin comme un modèle de bonté et de noblesse, qui possédait des mérites que personne, sinon elle, ne pourrait jamais estimer à leur juste valeur, et qui avait droit de sa part à une gratitude que nul sentiment n’était assez puissant pour payer de retour. Lorsqu’elle songeait à lui, un mélange de respect, de gratitude et de tendresse emplissait son cœur. » (p. 43 – tome 1) Entre les deux cousins, on pressent dès les premières pages que la tendresse innocente des débuts deviendra bien davantage avec les années.

Dès son arrivée, la jeune fille est sans cesse soumise au regard impitoyable de Mrs Norris, son autre tante, qui ne sait que critiquer et récriminer. Gagnant en grâce et en qualité à mesure des années, Fanny devient pourtant une charmante personne et une ravissante jeune femme. Ses cousins et cousines pensent de plus en plus au mariage et Mrs Norris s’emploie, pendant la longue absence de Sir Bertram, à dégoter des partis avantageux à ses nièces et neveux. « Tout le monde devrait se marier dès qu’un beau parti se présente. » (p. 49 – tome 1) Quand Mr et Miss Crawford, frère et sœur, arrivent à Mansfield, la tante entremetteuse veut arranger des noces au plus vite. Mais surtout, Mrs Norris ne peut s’empêcher de déprécier Fanny et de lui faire entendre qu’elle est un poids pour une famille qui l’a gracieusement accueillie. « Ce sera une ingrate et une entêtée si elle ne fait pas ce que sa tante et ses cousins lui demandent – une ingrate en vérité, étant donné ce qu’elle est, et qui elle est. » (p. 160 – tome 1) Voilà qui est bien injuste envers la jeune Fanny Price qui est toute dévouée à sa tante Bertram et s’attache à se rendre utile tout en restant discrète.

L’immense défaut de Fanny, c’est de se croire sans importance et sans valeur. Convaincue qu’elle gêne où qu’elle se trouve et que sa présence incommode quiconque, elle vit en retrait, sans cesse sur la réserve. Mais l’âge l’a parée de bien des vertus et des grâces et ce sont les autres, surtout les hommes et son cousin Edmond, qui lui révèlent sa valeur. « Il faut vraiment que vous commenciez à vous aguerrir et à vous faire à l’idée que vous valez la peine que l’on vous regarde. Vous êtes en train de devenir une jolie jeune femme, essayez d’accepter qu’il en soit ainsi. » (p. 211 – tome 1) Fanny se moque bien d’être jolie pour un autre qu’Edmond. Et quand le jeune homme est en proie à de cruels tourments amoureux, son cœur juvénile balance : « Il était cruel d’être heureux alors qu’Edmond était en train de souffrir. Toutefois, un certain bonheur naissait, par force, de la certitude même de sa souffrance. » (p. 51 – tome 2)

Tout le monde attend de Fanny qu’elle soit exemplaire, meilleure que ses cousines et surtout reconnaissante. Mrs Norris et Sir Bertram insistent à l’envi sur la générosité qu’ils ont témoignée à leur nièce défavorisée. Même son cousin Edmond fait d’elle un idéal : « Vous avez prouvé que vous étiez honnête et désintéressée, montrez aussi que vous savez être reconnaissante et que votre cœur est sensible ; alors vous serez devenue la femme exemplaire et parfaite que j’ai toujours pensé vous voir devenir. » (p. 127 – tome 2) Dans le monde doré de Mansfield Park, la charité est mesquine et comptée. Aider est un devoir chrétien, mais il s’agit de ne pas faire entrer n’importe qui dans cet univers de privilèges jalousement gardés. Ici, on est très conscient des personnes qui sont ou non fréquentables. Et c’est avec le plus grand sérieux que l’on mène des discussions interminables sur les entrées des jeunes filles dans le monde et que l’on tient des palabres assommants sur le choix d’une pièce de théâtre.

Jane Austen dépeint sans pitié une société très mesquine, pétrie de certitudes et de préjugés. Les portraits sont féroces et acerbes. Lady Bertram est une femme indolente qui se soucie peu de ses enfants. Elle ne pense qu’à son bien-être, à son ouvrage et à son petit chien. Mrs Norris est une horrible bonne femme fortement pénétrée de son importance et persuadée de sa supériorité. Au sein de cette déplaisante société, Fanny fait figure de fleur pure et douce. Très sensible et quelque peu fragile, elle résiste toutefois contre vents et marées. La vertu et le maintien sont, une fois encore, victorieux de la bassesse.

Je n’ai pas apprécié ce roman de Jane Austen autant que les autres. J’y ai trouvé des longueurs et une certaine pesanteur. Dès les premiers chapitres, l’issue de la romance entre Fanny et Edmond est prévisible. J’ai retrouvé avec plaisir le cynisme de l’auteure, mais je me lasse peut-être de son écriture. Je vais attendre avant le dernier roman qui me manque, Northanger Abbey.

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Harold

Roman de Louis-Stéphane Ulysse.

Chase Lindsey élève et vend des oiseaux. Quand Alfred Hitchcock cherche des volatiles pour son dernier film, Les oiseaux, Chase part à Bodega Bay et à Hollywood avec sa volière. Parmi tous les oiseaux, il y a Harold, un corbeau très intelligent. Et inquiétant. Très vite, Harold s’attache à l’actrice Tippi Hedren, l’héroïne du film. La beauté blonde et le sombre oiseau forment un couple qui fascine et qui dérange. L’actrice, mais surtout la femme, est troublante. « Comme les autres héroïnes hitchcockiennes, elle tenait les rênes mais, avec elle, l’issue du jeu restait incertaine ; il y avait cette ambiguïté que rien ne serait jamais offert ni acquis. » (p. 68)

Sur le tournage du film, le dressage des oiseaux s’avère difficile. Des techniciens et des acteurs sont blessés. Certaines scènes sont complexes et les prises n’en finissent pas. Avec ce roman, Louis-Stéphane Ulysse nous plonge au cœur des affres d’un tournage légendaire, avec les déboires mécaniques et humains. De fait, le roman a des allures de scénarios et Hitchcock, même s’il n’est pas le personnage principal et s’il n’est pas le narrateur, est parfaitement installé dans son siège de réalisateur. Aucun doute, il mène tout d’une main de maître. Bien que discrète, sa présence est prégnante et son ombre s’étend sur toutes les scènes.

Les hommes aimeraient tous décrocher les faveurs de miss Hedren. Le premier d’entre eux est Alfred Hitchcock : le réalisateur ne sait que faire pour que Tippi l’aime. Obèse, timide, maladroit, Hitchcock a pour lui tout son génie, mais cela ne suffit pas. La belle actrice est distante, voire frigide et seul Harold obtient ses faveurs. « Toute cette histoire, je le crains, est ridicule. Nous autres, les hommes, sommes prêts à tout pour la princesse, mais la princesse n’a d’yeux que pour le corbeau ! » (p. 120) Adversaire de petite taille, le corbeau n’en est pas moins redoutable. Il est possessif, dominateur, arrogant et brutal. Juché sur la blonde épaule de Tippi Hedren, Harold est à la fois protecteur et menaçant. La relation qui était d’abord anecdotique devient finalement inquiétante, même pour l’actrice.

Sur le tournage et en coulisse, on croise Eva Beaumont, Mickey Cohen et d’autres noms qui ont marqué Hollywood. Ce panorama glamour et mafieux renforce l’atmosphère étouffante du roman. Impossible de ne pas éprouver une angoisse hitchcockienne du meilleur ton. Mais le dernier tiers du roman m’a ennuyée. Harold y est trop peu présent au profit d’une surabondance de personnages secondaires. Mais dans l’ensemble, ce roman noir d’un genre très particulier tisse une intrigue complexe et retorse, à l’image des meilleurs films du maître.

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Billevesée du dimanche #20

Le bambou est une herbe, et non un arbre. Ça fait une belle jambe aux pandas.

Alors, billevesée ?

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L’entrevue de Saint-Cloud

Roman d’Harold Cobert.

Pendant la Révolution, il s’est chuchoté que Marie-Antoinette et Mirabeau se sont secrètement rencontrés à Saint-Cloud. Qu’ont-ils pu se dire pendant ces quelques heures, au point du jour ? Pour Harold Cobert, « le terrible tribun était prêt à servir la cause royale. » (p. 12) Mirabeau voulait voir la reine pour lui proposer une alliance contre les députés les plus acharnés. Il veut consolider la monarchie sur des bases républicaines. « Ne comptez pas sur moi pour fomenter une contre-révolution. Je suis l’homme du rétablissement de l’ordre, et non du retour à l’ancien ordre. » (p. 60)

Rien ne dit que Marie-Antoinette acceptera ce compromis : la reine déchue n’aspire qu’à retrouver son prestige. En outre, elle sait que le peuple la hait, elle l’Autrichienne si dépensière, la reine frivole, la souveraine courtisane. Mirabeau veut inciter la reine à témoigner de l’intérêt au peuple, seule façon de regagner son affection. Mais rien n’est si facile. « Si je comprends bien, non seulement, votre peuple me hait, mais il exige que je l’aime… » (p. 76)

Si Mirabeau porte un masque monstrueux, un autre nom fait déjà frémir l’Assemblée et la France, celui de Robespierre. Si Mirabeau et Marie-Antoinette ne trouvent pas un compromis, le pouvoir passera entre des mains plus néfastes. Le tribun, malgré son engagement révolutionnaire, est un fervent défenseur de la royauté : « Je ne peux sauver la monarchie sans vous, comme je ne peux vous sauver sans sauver la monarchie. » (p. 89) Alors, le dialogue est-il possible entre le député et la reine ? Quelle qu’ait été cette entrevue, qu’elle ait eu lieu ou non, l’Histoire a répondu.

« C’est la laideur de mon âme que je vois dans celle de votre visage. » (p. 102) Harold Cobert oppose deux êtres blessés et coupables à divers degrés. L’auteur révèle l’humanité de deux personnes que l’Histoire et les histoires élèvent souvent au rang de légendes. Ici, pas de faste, ou seulement ce qu’il faut, pour évoquer un homme et une femme que tout opposait, mais qui luttait pour le roi.

Ce roman est bien écrit et le sujet est intéressant. Mais il est trop court et il me laisse un sentiment d’inachevé. Il me semble que le propos aurait gagné en force si l’auteur avait choisi la forme théâtrale. Le texte gagnerait d’ailleurs à être porté sur scène : la joute verbale entre l’Autrichienne et le tribun est digne des grands affrontements tragiques.

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Belle de Jour

Roman de Joseph Kessel. Lecture de juin du club des lectrices.

Pierre et Séverine Sérizy forment un jeune couple à qui tout semble sourire. Pierre est un médecin réputé, il est aussi beau que Séverine est resplendissante. Par-dessus tout, les mariés s’aiment à la folie et vivent dans l’adoration l’un de l’autre. « Quoi qu’il advînt, jamais Pierre ne souffrirait par elle. Quelle merveilleuse chaleur elle se sentait pour cet homme à la respiration d’enfant. Puisqu’entre ces mains reposaient toute sa peine et toute sa joie, elle saurait faire pour lui de chaque journée une journée heureuse. Et cela jusqu’à la fin de leur vie jumelée. » (p. 35) Mais derrière les portes closes de la chambre conjugale, la froideur amoureuse de Séverine fait peser un nuage triste sur le couple, nuage qui se gonfle peu à peu de l’amertume et des remords de l’épouse frigide.

C’est alors que Séverine décide de chercher ailleurs le plaisir qu’elle ne trouve pas avec son mari. Elle entre dans une maison de rendez-vous et offre son corps à des hommes de passage. « Le sentiment qu’elle eut de devenir une machine impure la fit frémir encore d’humiliation perverse. » (p. 91) Étrangement, elle trouve enfin le plaisir, loin de Pierre et de son foyer parfait, en devenant Belle de Jour, femme sensuelle et généreuse. « Elle n’était pas venue chercher rue de Virène de la tendresse, de la confiance, de la douceur (de cela Pierre la comblait), mais ce qu’il ne pouvait pas lui donner : cette joie bestiale, admirable. » (p. 99) Malheureusement, la félicité des sens ne dure pas et la double vie de Séverine va causer la ruine de son couple.

Ce roman décrit avec finesse la scission entre cœur et corps, entre sentiment et plaisir. Malgré l’immense amour, voire la ferveur d’amour, que Séverine éprouve pour son époux, elle ne sait pas passer au-dessus d’une barrière physique inexplicable. Son corps ne vibre qu’auprès du vulgaire et s’exalte dans le commun. La pureté de l’affection qui unit le couple est précisément trop grande pour laisser place à l’immédiateté du plaisir. « Séverine eût voulu se faire la servante de Pierre, pourtant elle ne put se résoudre à l’accueillir dans son lit quand, ému par tant de chaleur, il montra le désir qu’il avait d’elle. » (p. 89 & 90)

Pierre est entièrement tourné vers son épouse, obéissant à tous ses désirs, et elle le lui rend bien. Chacun veille sur l’autre, jusqu’à la dévotion.  « Quand tu es malheureux, je vois bien que tu es toute ma vie. » (p. 31) Mais Séverine ne peut cesser de se chercher, convaincue qu’elle est de ne pas être accomplie, ni épanouie. Hélas, même la révélation de sa complétude ne suffit pas à l’apaiser puisque cela nourrit une nouvelle culpabilité. D’épouse incomplète, elle devient épouse infidèle et souillée. Et Séverine vit dans la terreur que sa vie secrète, sous toutes ses formes, soit découverte.

Joseph Kessel, dès le début du roman, écrit l’histoire d’un couple qui court à l’abîme parce que le cœur entrave le corps et parce que le corps a honte de n’être pas aussi sublime que le cœur. La dichotomie est presque monstrueuse, mais Séverine ne l’est pas. J’ai éprouvé une grande compassion et beaucoup de tendresse pour cette femme tellement éprise de son époux qu’elle ne veut lui offrir que son âme, et pas son corps qui est contingent et faillible.

On a dit de ce roman qu’il était sulfureux et il l’était probablement lors de sa sortie. Les esprits bien pensants aiment se gausser et médire des histoires bancales des autres. Mais Séverine et Pierre partagent un amour si sublime qu’il est transcendé par les erreurs de l’épouse, comme la plus belle des fleurs qui s’épanouit sur le fumier. Jamais Séverine n’aime autant son mari que lorsqu’elle commet ce qui peut l’en éloigner pour toujours. Alors, qu’ils médisent ceux qui vivent dans un confort médiocre. Séverine, le temps d’un instant qui reste immortel, a été plus sublime que les plus vertueux.

Il me reste à voir le film de Luis Bunuel, très bientôt.

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Les yeux

Nouvelle d’Edith Wharton.

Un cercle d’hommes prolonge la soirée en racontant leurs expériences de fantôme. L’hôte prend la parole et évoque une étrange apparition, sous la forme de deux yeux qui le fixaient au cœur de la nuit. « Ce n’était pas que les yeux fussent atroces ; ils n’avaient pas la majesté des puissances des ténèbres. Mais ils exhalaient – comment dire ? – un effet physique équivalant à la puanteur : leur regard laissait une trace baveuse d’escargot. » (p. 24) Effrayé par ces spectres en suspension, l’homme a cherché à comprendre : chaque fois qu’il croyait rendre service à quelqu’un en allant contre son intérêt, les yeux apparaissaient. « Ils semblaient tellement prospérer sur le goût de la bonne conscience. » (p. 34) Et, chaque fois, le regard se fait plus mauvais, plus pervers : « je comprenais que ce qui les rendait si mauvais, c’était qu’ils l’étaient devenus lentement. » (p. 34) Cet homme est-il fou ? Que disent de lui ces yeux accusateurs et moqueurs ? C’est en cessant de chercher une cause extérieure qu’il comprendra ce qui cause cette apparition.

Je découvre une nouvelle corde à l’arc d’Edith Wharton. On est loin, très loin, des mondanités new-yorkaises. Ici, on parle de l’âme des hommes et il est facile d’en dresser un terrifiant portrait. J’ai largement préféré cette nouvelle à celles du recueil Une affaire de charme. Edith Wharton est très convaincante dans le registre fantastique, voire horrifique.

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Sagan, un chagrin immobile

Biographie de Pascal Louvrier. À paraître le 10 mai 2012.

Françoise Sagan, née Quoirez, est l’auteure française la plus lue dans le monde. Celle qu’un premier roman un peu sulfureux a portée aux nues est ici dévoilée loin de sa légende. « Enfin évoquer Sagan sans légende. Comprendre ce regard à la fois triste et tendre, ce sourire mutin et désabusé. » (p. 9) On retrouve les voitures, Mitterrand, les cigarettes, les nuits sans fin, l’alcool et la douleur, mais on découvre surtout Françoise derrière Sagan. « Son paradoxe pourrait se résumer ainsi : sa lucidité lui a fait définitivement quitter le monde de l’enfance, mais elle ne peut pas se résoudre aux adieux tant celui des adultes est insupportable. » (p. 46)

Autour de Sagan, il y a ses proches et ses amis, mais surtout une forte empreinte familiale et des souvenirs – ou des absents – qui pèsent lourd dès l’enfance. J’ai été gênée, sur la longueur, par l’incessante référence au père, comme si tout dans Sagan n’était qu’œdipien, comme si rien ne s’expliquait sans l’ombre tutélaire et parfois délétère du père. Il est certain que Pierre Quoirez a eu une place considérable dans la vie de sa petite Kiki, mais l’analyse très freudienne de Pascal Louvrier me semble un brin exagérée.

J’ai vraiment apprécié la façon dont le biographe réécrit la bibliographie de l’auteure. On voit comment ses romans s’inscrivent dans son histoire ou comment Sagan a fait de ses romans des morceaux de son histoire. « Toujours l’anticipation de son propre drame chez Sagan. Mais aucun don divinatoire. Seulement la cruelle certitude de savoir que tout finit toujours mal. » (p. 120) L’écriture du biographe évoque l’esprit de Sagan : la plume de l’un rappelle la plume de l’autre, le biographe sublime son sujet avec une érudition discrète.

Si le nom Sagan était un produit commercial, un nom qui rapporte, si Sagan était bankable avant le mot, ce qui ressort vraiment de cette biographie, c’est une Sagan froissée, pas people. On perçoit toute la pudeur sous l’effronterie. Et si elle brûle ses incessantes Chesterfield par les deux bouts, c’est finalement parce qu’elle voulait vivre plus fort et plus passionnément.

J’ai vraiment apprécié cette biographie qui jette un regard insolent et élégant sur l’histoire de Françoise Sagan. C’était, il me semble, le meilleur hommage à lui rendre.

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Les petits chiens

Livre illustré par Sharon Beals.

Peu de texte pour accompagner de belles images en noir et blanc argenté. D’adorables frimousses de craquants petits chiots trop mignons. « Les chiens seront toujours des chiens et les chiots seront toujours… adorables. »

Pas d’analyse ou de critique pour cet ouvrage, juste du ressenti purement gâteux, des « Oh » et des « Ah » parce que j’adore les toutous, moi ! Et là j’ai été servie !

Lili Galipette qui gazouille et qui s’émerveille, ça passera, pas de problème…

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Billevesée du dimanche #19

Branle-bas de combat, moussaillons ! Je vais décrypter pour vous cette expression de la marine de guerre. Oubliez tout de suite que les marins étaient séparés des femmes pendant de longs mois, le premier mot n’a aucun rapport avec une certaine pratique solitaire.

Sur un bateau, le « branle » était le nom donné au hamac dans lequel dormaient les marins. En cas d’attaque, les hamacs étaient décrochés, roulés et portés sur le pont supérieur pour protéger le navire de la mitraille ennemie.

L’expression « branle-bas de combat » est restée dans la marine non armée : pour les Anglais, il s’agit du grand nettoyage du bateau. Et dans la marine moderne, c’est le signal du réveil pour l’équipage. Pas question de traîner dans le hamac, tout le monde sur le pont !

Alors, billevesée ?

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Le lapin de lune

Roman d’Alain Gerber.

Papa Lonnie et Vanessa arpentent la campagne québécoise à la recherche des lapins de lune. S’ils arrivent à passer le beau collier d’émeraudes au cou d’un lapin, tous leurs rêves se réaliseront. « Les lapins de lune pouvaient réaliser tous les rêves, mais ils aimaient mieux pas, parce que ce serait trop beau. Alors vous deviez les prendre par surprise. » (p. 13) Voilà que l’hiver devient plus sévère. Quelle chance quand Marie-Jeanne Brouillette leur ouvre sa maison et son coeur ! Il semble qu’ils pourront être heureux ici. Mais c’est compter sans Jérémiah Parker, le chef des pompiers. Pour une raison étrange, il est persuadé que Lonnie lui a causé du tort. L’homme est revanchard et cupide : rien n’est assez mauvais pour lui permettre d’assouvir sa haine envers cette drôle de maison. Et sa haine est décuplée quand Joli-Dimanche, une jeune Indienne, rejoint la petite communauté. « En réalité ne se tramait chez Marie-Jeanne Brouillette rien d’autre qu’un vague projet de se tenir les coudes et d’être bien ensemble – en tout cas moins mal. » (p. 59) Dans la maison penchée de Marie-Jeanne, les coeurs se cherchent sans se trouver et finissent par se fracasser à force de trop rêver.

Les personnages de ce roman sont époustouflants. Marie-Jeanne est un bouleversant portrait de femme généreuse, de celles qui donnent en sachant qu’on ne leur rendra pas. « Les yeux de Marie-Jeanne deviennent les yeux d’une qui a beaucoup regardé partir, ces yeux de brume et neige précoce. » (p. 18) Femme, mère, protectrice et sorcière, Marie-Jeanne est capable d’aimer à s’en crever le cœur. Exact opposée lui est la petite Vanesse : à six ans à peine, l’enfant rêve de dominer les cœurs et les âmes. « le démon était entré dans l’enfant et […] il avait déposé en son cœur le mépris de tout ce qui n’était pas elle. » (p. 37) Vanessa se préoccupe peu qu’on souffre, du moment que c’est pour elle seule. Jérémiah est son pendant adulte et il a « un sourire qui cherchait en vous quelque chose de beau, et de tendre, pour lui faire du mal exprès. » (p. 34) Mais l’homme se laisse attendrir par la petite garce, au point de tout sacrifier pour elle et pour obtenir son affection.

Lonnie et Joli-Dimanche sont à part. le jeune homme porte en lui une promesse insane qui l’entrave au quotidien. Convaincu qu’il démérite sans cesse aux yeux de sa fille adorée, convaincu de ne pas mériter d’estime, convaincu d’être un moins que rien, Lonnie hésite, recule et s’enferre dans des hontes qui n’existent que dans son esprit fragile. « L’homme, cet homme prématurément usé à force de courre le lapin de lune, s’efforçait de croire que son passé avait renoncé à le poursuivre et que lui-même avait touché au but de tant de courses, tant de cavales, tant de vagabondages. » (p. 113 & 114) Malheureusement, dès qu’il pense avoir le droit de tourner la page, le livre lui résiste. Face à lui, Joli-Dimanche est impassible, droite et investie de la mémoire de son peuple, lourde de silences respectueux, mais forte de tous les combats que les siens ont menés en gardant la tête haute. Entre l’homme enfant, si innocent, et la jeune indienne, il y a le même désir de pureté et d’absolu. Mais le monde et les hommes s’acharnent à salir la beauté.

Au-dessus d’eux, il y a l’étrange Dame Mandy : à la fois fée, amante et mère, elle est totalement idéalisée par l’homme et par l’enfant. Dépositaire d’une promesse dont elle semble bien se moquer, elle régit, par son absence, l’existence de Lonnie et de Vanessa. Ce roman a un faux air de conte de fées : on aimerait y croire et se laisser porter par cette fabuleuse légende des lapins de lune, mais ce sont des histoires qui ne servent même pas à endormir les enfants. C’est à peine si elles maintiennent l’illusion qu’il existe un ailleurs meilleur. « La vie n’est pas bien faite. Pourquoi les choses ne sont-elles jamais ce qu’on voudrait qu’elles soient ? Pourquoi nos désirs ne se réalisent-ils pas automatiquement, puisque c’est ce qu’on veut le plus ? » (p. 161) Finalement, chacun court après son propre lapin de lune : il semble même que ne jamais pouvoir l’attraper est une destinée inéluctable. Ceux qui l’auraient capturé n’auraient pas besoin d’histoire pour égayer leur vie.

J’ai choisi ce roman pour son titre et sa couverture. Mais derrière ces deux appeaux qui auraient pu être trompeurs, j’ai découvert la plume fine et sensible d’un auteur épatant. J’ai retrouvé dans ses mots toute la beauté des paysages québécois ensevelis sous des neiges qui semblent éternelles, puis chauffés à blanc sous un ciel qui fait croire que l’hiver ne reviendra jamais. On voudrait crier pour prévenir Lonnie qu’il abrite une vipère en son cœur, on voudrait secouer Vanessa et faire tomber de ses yeux malins les écailles qui l’empêchent d’aimer plus loin que son cœur. On ne peut que tourner les pages en retenant son souffle, parce que l’on sait – on le sent – que rien n’ira bien. Si la langue est parfois un peu désuète et si les expressions québécoises peuvent laisser pantois, il faut lire en ce roman une merveilleuse allégorie de l’amour que l’on piétine. Et maintenant, trouvez-moi un roman, un seul, où ce n’est pas le cas. Et je vous dirai que nulle part encore je ne l’ai vu aussi bien écrit que sous la plume d’Alain Gerber.

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Les séparées

Roman de Kéthévane Davrichewy.

Alice et Cécile étaient les meilleures amies du monde. Elles ne se cachaient rien et vivaient tout à deux. Mais c’était avant : maintenant, les deux femmes mènent leur vie loin l’une de l’autre. « Le plus souvent, elle s’efforçait de ne pas penser à Cécile. Ou, au contraire, elle s’y obligeait, car l’oubli était indigne. Peut-être était-il simplement impossible. Leurs vies avaient été trop intimement liées pour que son inconscient la libère. » (p. 15) La merveilleuse amitié a laissé place à la distance et à la rancœur.

Très vite, on comprend que Philippe, le frère adoré de Cécile, a joué un rôle déterminant dans l’amitié entre les deux filles. « Ce garçon mythifié se mit à hanter Alice. » (p. 33) Si l’on se doute vaguement de la suite, ce n’est que le sommet de l’iceberg. Dans la famille de Cécile, il n’y a que mensonges, secrets et dissimulations. Alice était plus heureuse avec ses sœurs et ses parents soudés. « Elle fut parfaite, adoptant une attitude d’acolyte atone qui resterait la sienne pendant des années. À la lisière de la vie de son amie, elle l’assurait de son soutien et de sa compréhension sans faille. » (p. 39) Les deux gamines, puis adolescentes, vivaient à la fois chez l’une et chez l’autre, chacune toujours présente pour la seconde. « Heureusement que tu existes dit Cécile. / Oui, répondit Alice, heureusement que nous sommes là. » (p. 49)

Mais les voilà, Alice et Cécile, des années plus tard. Elles se sont mariées, ont divorcé et eurent des enfants. Elles se sont éloignées. « Cécile aurait dû savoir qu’Alice n’était pas toujours ce qu’elle paraissait être, tout comme Alice le savait de Cécile. » (p. 103) Mais pour Cécile, le dialogue continue, même s’il n’est qu’intérieur. Dans sa chambre d’hôpital, plongée dans le coma, elle s’adresse à son amie perdue et comble les blancs que les souvenirs d’Alice laissent à chaque page. On refait alors tout le chemin qui a mené à la séparation, on trébuche avec elles sur tous les petits obstacles qui ont consommé la rupture. « Imperceptiblement, l’attention, la tendresse, se sont transformées en irritation, en impatience. » (p. 120) D’un chapitre à l’autre, on entend la voix de Cécile ou l’on se perd dans le récit solitaire d’Alice.

En marge de l’histoire de cette amitié, on revit les années 80 qui, pour certains, furent glorieuses. Glorieuses, elles le sont au moins dans les mémoires. On assiste aux relations amoureuses de jeunes gens qui vivent dans la futilité du contact, mais qui sont avides de créer du lien. J’ai été très sensible aux deux premiers tiers du roman. La fin m’a un peu ennuyée : comme l’impression que l’auteure a accumulé les révélations fracassantes pour relancer un récit qui avançait très bien tout seul.

Mais le nœud de l’histoire me parle profondément. Une amitié sublime et perdue, je sais ce que c’est, d’autant que j’en suis majoritairement responsable. J’ai apprécié la façon dont l’auteure présente la lente décrépitude du lien : les séparations tonitruantes, c’est finalement assez rare. On vit plus souvent un relâchement et une lassitude coupables. Kéthévane Davrichewy offre un récit sensible et pudique finalement convaincant.

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La fin du haricot – Une enquête de l’inspecteur Lapou

Album de Bénédicte Guettier.

Dans le potager, un haricot est déprimé. L’inspecteur Lapou l’aide à découvrir ce qui le rend si triste. Le récit du haricot est tellement long que le lapin s’endort. Mais ce n’est pas grave, le haricot se sent mieux ! « C’est incroyable le bien que ça m’a fait de vous parler, inspecteur ! »

Voilà que le haricot ragaillardi saute et court dans le potager. Après avoir ennuyé tout le monde avec ses lamentations, il le dérange encore plus avec ses hurlements de joie. L’inspecteur Lapou se demande s’il a bien fait d’aider ce petit légume…

Étrange morale : alors que la première partie prône les valeurs de la parole et du dialogue, la fin semble indiquer que le bonheur est quelque chose de perturbateur. Mais la conclusion, sur une recette de haricots à l’échalote, est assez drôle. Toutefois, vous ne me ferez pas croire que les enfants aiment ce genre de salade…

Le dessin est très naïf et très coloré. Il a le mérite de présenter les légumes comme des choses intéressantes, grâce à une parodie d’enquête. Peut-être que les gamins mangeront mieux leurs haricots maintenant qu’ils savent à quel point ils peuvent être pénibles !

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Emmeline

Roman d’Elizabeth Bowen.

Récemment veuve, Cecilia rentre à Londres. Elle n’a qu’une hâte, celle de retrouver sa jeune belle-sœur, Emmeline. « Ce mariage, si bref qu’il n’avait pas perdu son caractère d’évènement, avait transformé Cecilia d’une jeune fille véhémente et mystérieuse en une veuve stupéfaite. Elle se sentait perdue dans la vie. L’incrédulité qui avait marqué son entrée dans le bonheur donnait encore le ton à sa douleur. » (p. 19) Les deux jeunes femmes partagent un logement et sont heureuses l’une auprès de l’autre.

Cecilia est audacieuse et parfois indélicate. Emmeline est plus sensible et plus romantique. Pourtant, bien que plus jeune et plus inexpérimentée, elle semble plus sage que sa belle-sœur. « Le point de vue d’Emmeline était l’un des rares repères de Cecilia. » (p. 65) Mais les amours sont toujours objet de discorde dans un quotidien idyllique. Cecilia commence à fréquenter Julian, un riche oisif. De son côté, Emmeline succombe au charme de Mark Linkwater, un quadragénaire un rien butor. Insensiblement, les deux amies s’éloignent l’une de l’autre et suivent les inclinations de leur cœur.

Me voilà très déçue par ce roman et j’accuse la quatrième de couverture qui présente les dernières pages. Je me suis donc puissamment ennuyée et impatientée en lisant la première partie. Ensuite, le mal était fait et je n’ai pas réussi à m’intéresser à ce roman qui est pourtant brillamment écrit. L’indolence insolente des personnages m’a agacée. En outre, je n’ai pas retrouvé l’ambiance si particulière des années 1930, entre insouciance et inquiétude. Bref, la quatrième de couverture a gâché tout mon plaisir. Abstenez-vous de la lire !

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Serrez sardines !

Album d’Elsa Devernois et Audrey Poussier.

Minou, Granule, Dodo Calendo, Taupinette et Patouf s’ennuient. Ils décident de jouer à Serrez Sardines : « L’un de nous part se cacher. Quand quelqu’un le trouve, il se serre contre lui, sans faire de bruit. Et ainsi de suite jusqu’à ce que le dernier trouve tout le monde. » Mais voilà que ce jeu n’amuse pas tout le monde…

J’avoue ne pas avoir été sensible à cet album. Je n’ai pas aimé la façon dont les animaux étaient dessinés : il me semble que ce sont des créatures bien effrayantes pour des petits lecteurs. Surtout, je n’ai pas compris le sujet de cette histoire. La morale me semble un peu amère, voire aigrie. Étrange message pour des enfants. Si l’un de vous a lu cet album, je veux bien des éclaircissements.

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Oscar et Hoo, pour toujours

Album de Théo et Michael Dudok de Wit.

Sur le chemin de l’école, Hoo a quelque chose à dire à Oscar, son meilleur ami. « J’ai le mal du pays : mes amis nuages et mon ciel sont si loin… » Oui, Hoo est un nuage et il est triste d’être si loin des siens. Oscar comprend la détresse de son ami et lui propose de l’aider à retrouver sa famille et ses amis. « Il y a un endroit où nous pourrions retrouver ensemble tes amis […]. Dans nos rêves, là où tout est possible. »

Mais un nuage, ça ne peut pas rêver. Alors Oscar invite Hoo dans le sien et les deux amis partent dans l’univers infini des nuages. « Le monde est aussi grand que leur rêve. » Voilà comment les amis s’entraident et partagent leurs rêves et restent proches pour toujours.a

Les dessins de cet album sont très doux, très tendres, tout en rondeur et douceur. Oscar est un petit garçon rêveur, avec la tête dans les nuages. Voilà qui tombe à pic que son ami soit un nuage. Cet album est à réserver aux très jeunes lecteurs qui en apprécieront la simplicité et la poésie toute simple.

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Billevesée du dimanche #18

Quel enfant n’a jamais joué avec des Lego ? Mes frangins, frangines et moi en avions des pleins seaux : quel bonheur de renverser le tout sur la moquette et de bâtir des trucs improbables. À cette époque déjà, je montrais des prédispositions à la monomaniaquerie puisque je ne faisais que des constructions symétriques en forme et en couleur. Et ouais, j’étais déjà bien frappée…

Le nom Lego vient du danois [leg godt] qui signifie [joue  bien]. Le latin [lego] signifie [j’assemble], mais il semble que la coïncidence ait échappée à l’inventeur danois de ce jeu de briquettes. Ou alors le gars n’avait jamais fait de latin. Ou alors ce n’est pas une coïncidence et l’étymologie du verbe danois signifiant [jouer] se rapproche de la racine latine du verbe [assembler].

Alors, billevesée ?

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Atar Gull, ou le destin d’un esclave modèle

Bande dessinée d’après le roman d’Eugène Sue. Scénario de Fabien Nury. Dessin de Brüno.

En Afrique, le conflit entre les petits et les grands Namaquas a pris un nouveau visage avec la traite des noirs. Désormais, la tribu victorieuse livre les vaincus aux blancs qui les embarquent dans des vaisseaux qui partent vers les colonies américaines. Voilà qui fait bien l’affaire des négriers pour qui l’homme noir n’est qu’une marchandise : ils se pensent tellement supérieurs et mieux éduqués, ces avides commerçants : « Ils ont enfin renoncé à manger leurs prisonniers pour pouvoir nous les vendre. » (p. 12) Chez les petits Namaquas, c’est la désolation. Mais Atar Gull, le jeune fils du chef, reste ferme. « Moi, Atar Gull, je ne pleurerai jamais. Jamais. » (p. 4)

Les années passent. Sur son bateau, le capitaine Benoît ne pense qu’à en finir avec ce commerce immonde pour enfin retrouver son épouse restée en France. Mais alors que ses cales sont pleines de cette précieuse marchandise humaine, son navire est abordé par Brulart, pirate qui veut tirer parti du conflit entre les petits et les grands Namaquas pour remplir doublement ses cales et ses poches. Parmi les esclaves qu’il a volés, il y a Atar Gull, nouveau chef des petits Namaquas. Il est grand, puissant et fier. L’esclavage ne l’avilit pas et il porte sa noblesse avec arrogance.

La traversée est longue et semée de périls. À l’arrivée à Port-Royal, en Jamaïque, la précieuse cargaison a souffert. « 17. Sur la bonne centaine au départ de l’Afrique. Il était temps qu’on arrive. » (p. 44) Atar Gull et les Namaquas survivants sont vendus à Tom Will, propriétaire de la plantation de Greenview. Les esclaves constituent la dot de sa fille. Sur les terres de Jamaïque, Atar Gull se montre un travailleur exceptionnel et un esclave obéissant. Étonnant de constater comme le chef des Namaquas est devenu docile. Jusqu’au jour où il découvre, pendu à un arbre, son père, l’ancien chef de la tribu, qui avait été capturé des années plus tôt. Atar Gull jure de venger son père et il ne laisse rien se mettre en travers de son projet. Avec l’aide de nègres marrons qui ont fui leurs maîtres, ceux que l’île appelle les « empoisonneurs », il met en œuvre une terrible machination. Son objectif est d’asservir son propre maître. « Maintenant, Tom Will n’a plus que moi au monde… et je souhaite que cela dure. » (p. 73)

Brulart est une terrifiante figure grise. Les broderies de sa redingote lui font comme un squelette sur la silhouette. Son nez exagérément busqué et son regard à demi fou le placent parmi les monstres. Par quelques brèves incursions dans son passé, on comprend que cet opiomane est presque un mort-vivant, un être retranché du monde. À l’opposé, lui faisant face, se tient Atar Gull. Avec son corps massif, son visage dur, ses pupilles blanches et les marques qui ornent ses joues, le puissant chef des Namaquas est un personnage vivant et magnifique. Mais seule sa haine le maintient en vie. Si on l’en prive, il ne sera qu’une coquille vide et désespérée.

En camaïeux de bruns et marron, les dessins sont très puissants et montrent des visages très expressifs dans un monde résolument dur et violent. L’image se veut brute et animale. À la fois très sensuelle et très brusque, elle oppose sans cesse les êtres et les choses. Un des contrastes les plus saisissants est celui qui réunit le doux pastel de la robe de l’héritière de la plantation de Greenview à la peau nue, noire et brillante de l’esclave dépossédé de tout, même de lui-même. Dans la première partie qui se déroule en mer, Brüno propose de superbes marines : en version 7° art, ces représentations d’ordinaire très classiques ont quelque chose de particulièrement novateur, avec un dynamisme superbe.

L’histoire d’Atar Gull est celle d’une haine inexorable et d’une vengeance si patiente qu’elle confine à la folie pour ses deux acteurs. On est bien loin du mythe du bon sauvage qui se civilise au contact de ses maîtres. Ici, le sauvage est brutal et il ne se civilise que pour se venger et pour retourner contre ses bourreaux tous leurs pseudo bienfaits. Je ne sais s’il faut prendre le parti de Tom Will qui perd tout sous les mains meurtrières d’Atar Gull ou s’il faut prendre en pitié l’esclave qui n’avait rien demandé, mais qui, refusant de se soumettre, ferme son cœur à la bonté. Le sous-titre est lourd d’ironie tragique. Impossible d’y croire, dès le début. Et la première de couverture de cette superbe bande dessinée donne immédiatement le ton : nous allons rencontrer des êtres terribles, sans pitié.

Je n’ai pas réussi à trouver le texte d’Eugène Sue que j’ai lu il y a très longtemps. Mais je le recommande au même titre que l’œuvre de Nury et Brüno.

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L’intranquille – Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou

Autobiographie de Gérard Garouste, avec l’aide de Judith Perrignon.

Le texte s’ouvre sur la mort du père de Gérard Garouste. Immédiatement, les émotions sont dissonantes. « Il était mort et j’étais soulagé. » (p. 11) Le fils qui ne s’émeut pas de la mort de père, on voit ça depuis Œdipe. Mais jamais la disparition de l’homme qui fut le père n’a su calmer les angoisses du fils, même devenu homme. « Sa mort ne change pas grand-chose. Elle ne résorbe rien. Je vis depuis toujours dans la faille qui existe entre lui et moi. C’est là que j’ai compris mon rapport aux autres et au monde. » (p. 13)

Garouste père fut un homme, un mari et un père brutal, professant à tout va une immense haine des Juifs. « Mon nom est une jurisprudence. » (p. 20) Toute sa vie, Gérard voudra réparer les fautes de son père. « Il n’avait pas pu faire héros. Alors il avait fait salaud. Son éducation de bon catholique l’y préparait. Il appartenait à un monde d’illusion et de certitudes, où les Juifs avaient sale réputation. » (p. 23) Le fils se sent des devoirs sur l’héritage de culpabilité que lui a laissé son père, un devoir de battre en brèche son éducation catholique.

Mais c’est ce père si ambivalent qui sauva Gérard. « Il se savait dangereux pour moi. Il avait, je crois, voulu me sauver de lui et se sauver de lui-même à travers moi, à l’ancienne. » (p. 25) Gérard est élevé par une tante et un oncle mis au ban de la famille. C’est là qu’il a ses premiers chocs artistiques, auprès d’un homme rustre qui n’avait pas conscience qu’il sublimait la réalité. Puis Gérard découvre la pension. Alors qu’elle est une prison pour certains, le garçon y fait l’expérience d’une liberté inouïe.

Adulte, il sait qu’il veut peindre, mais quelque chose le retient. Des peurs, des angoisses, des restes d’enfance. Gérard tombe alors dans le délire et découvre les centres psychiatriques. « Le délire, c’est une fuite, une peur d’être au monde, alors, on préfère se croire mort, tout-puissant, ou juste un enfant. » (p. 86) Mari, puis père, Gérard ne peut empêcher son esprit de lâcher prise. Il fut un enfant rêveur, il est maintenant un adulte tourmenté et inquiet. Pour peindre, il lui faut s’affranchir de ses angoisses. « Le délire ne déclenche pas la peinture, et l’inverse n’est pas plus vrai. La création demande de la force. » (p. 97) Et l’on suit le peintre, ses premiers succès, ses expositions, ses rencontres. Le talent est là, sans aucun doute, encore faut-il qu’il soit reconnu. Alors, finalement, qui est cet homme ? « Je suis peintre. Et fou, parfois. »(p. 133)

J’ai été profondément bouleversée par la figure de ce peintre qui se sait fragile et qui, petit à petit, détricote tout un écheveau culturel. Il repousse le catholicisme inepte et s’ouvre à la pensée judaïque. Il s’affranchit, autant qu’il le peut, d’un héritage qu’il ne reconnaît pas. Avec quel brio Gérard Garouste décrit-il son père ! À la fois figure à détruire et à distancer, cet homme a tout fait pour son fils. Mais, au terme de sa vie, il a cédé à ses terreurs et à préféré tout lui supprimer. La détresse du gamin, dans les premiers chapitres, m’a rappelé les chefs d’œuvre de Jules Vallès, de Jules Renard ou d’Hervé Bazin : ces gosses-là avaient le cœur trop grand et trop tendre et leurs parents n’en on pas tenu compte.

Le sous-titre donne l’idée d’une gradation : le fils est devenu peintre qui est devenu fou. L’enfant portait en lui le peintre et le fou. Mais le fou cherche à redevenir un enfant et c’est le peintre qui le lui permet. Cette lecture est une grande claque. Je ne connaissais pas le peintre avant de lire son autobiographie. À comparer les toiles et le texte, je trouve la même beauté, la même complexité : il y a des chemins secrets partout, des mystères partout. Dans cette autobiographie, Gérard Garouste ne condamne pas son père : ce dernier avait signé tout seul sa sentence. Le peintre ne blâme que lui-même pour ses faiblesses et ses hésitations. Mais il ne fait de façon telle qu’il sublime le processus de création, il donne au talent une dimension qui dépasse le génie. Il investit l’art et se revendique à travers lui.

Je vous invite vraiment à découvrir les toiles de cet artiste. Inquiétantes, oui, elles le sont, mais bouleversantes et profondes, encore plus.

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Guide de l’incendiaire des maisons d’écrivains en Nouvelle-Angleterre

Roman de Brock Clarke.

À 18 ans, Sam Pulsifer a malencontreusement mis le feu à la maison d’Emily Dickinson, détruisant la bâtisse et tuant deux personnes. Après dix ans passés en prison, il retrouve ses parents qui ne veulent plus de lui. Il reprend alors ses études et rencontre Anne Marie. Leur mariage est sans nuages pendant huit ans. Jusqu’au jour où le fils des deux personnes mortes dans l’incendie se présente à la porte. Alors que Sam que a tout dissimulé de son passé d’incendiaire, de meurtrier et de prisonnier à sa femme et à ses proches, il est confronté avec violence à la vérité. Et voilà qu’un peu partout en Nouvelle-Angleterre, on s’amuse à mettre le feu à d’autres maisons d’écrivains. Cela a-t-il un lien avec toutes ces lettres que Sam a reçues et qui lui demandaient de réduire en cendres des maisons d’auteurs ? Et Sam est bien embêté quand d’anciens camarades de prison lui demandent son aide pour écrire un guide de l’incendiaire des maisons d’écrivains en Nouvelle-Angleterre.

Sam renoue avec ses parents et découvre certains secrets de famille très douloureux. Dans sa tête résonne sans cesse une voix qui lui demande « Quoi d’autre ? » Sam cherche un sens à son existence et une justification à ce qu’il fait. Alors que l’incendie de sa jeunesse n’était qu’un tragique accident, il le traîne comme un crime impardonnable et tout le monde semble lui en tenir rigueur. Personne ne semble disposé à lui pardonner. De plus, Sam se laisse vivre et ne se défend pas vraiment. Il est incapable de s’imposer et de laisser son passé derrière lui. En tentant de donner réparation à ceux qu’il a blessés, il ne fait qu’aggraver sa situation. « Comment sommes-nous censés reconnaître nos erreurs avant qu’elles ne deviennent des erreurs ? Où est le livre capable de nous enseigner cela ? » (p. 152)

Le titre de ce roman était alléchant, mais j’ai été déçue par le contenu. Même si les noms d’Emily Dickinson, de Mark Twain ou d’Edith Wharton sont aguicheurs, ce roman ne tient pas ses promesses. Je suis profondément ennuyée à lire les errements de Sam Pulsifer, pathétique trentenaire qui s’embourbe dans ses erreurs. « Vous pouvez toujours compter sur un cafouilleur pour se croire unique en son genre, pour croire que son cafouillage est pareil à une empreinte digitale, qu’il n’appartient qu’à lui. La vérité, c’est que le monde est peuplé de cafouilleurs qui vous ressemblent en tous points, et se croire spécial n’est qu’un cafouillage de plus. » (p. 195) Voilà ce que je reproche à ce roman : mettre en scène un type minable qui accumule les bourdes. D’ordinaire, les antihéros me sont sympathiques pour ce qu’ils ont de désespéré. Sam Pulsifer n’est qu’un naze sans envergure parfaitement horripilant.

Je reproche à ce roman des longueurs et des prétéritions trop fréquentes et artificielles. Le tout manque de souplesse et de fluidité. Je n’ai pas vraiment apprécié le portrait de la famille américaine de classe moyenne : il ressemble à beaucoup d’autres et ne fait qu’accentuer le côté triste et déprimant de cette portion de la société. Voilà donc un texte qui ne me marquera pas longtemps et qui, je le regrette, m’a fait perdre mon temps.

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Les expressions idiomatiques

Ouvrage grammatical de Marie-Dominique Porée-Rongier.

Ce petit ouvrage recense de nombreuses expressions idiomatiques françaises et leurs pendants étrangers. Mais de quoi s’agit-il ? « Ainsi donc, une expression idiomatique est une locution dont le sens ne peut se lire ou de déduire de la seule et simple addition des mots qui la constituent. Elle est tellement propre à une langue, à un parler, qu’il sera dès lors très difficile, sinon impossible, de la traduire telle quelle, à l’identique. Tant mieux d’ailleurs. » (p. 9)

L’auteure propose deux visions des choses. Elle commence par nos expressions françaises comparées aux expressions équivalentes de nos voisins européens ou d’ailleurs. Elle termine avec des expressions typiquement étrangères qui trouvent parfois des échos dans la langue de Molière. « C’est que nous ne tenions pas à pécher par excès de franco-centrisme. Pousser un retentissant cocorico, se dresser sur ses ergots hexagonaux (!), n’a guère de sens, en effet, si l’on songe que, cuisiné à la sauce allemande ou espagnole, l’arrogant gallinacé n’émet pas le même cri, et que le coq au vin n’y a pas tout à fait le même goût… » (p. 49)

La compilation est drôle et permet de comprendre à quel point il est facile de se tromper en traduisant littéralement des expressions idiomatiques. À chaque langue ses particularités et les vaches seront bien gardées ! Si les Français sont des chauds lapins, les Allemands sont des boucs lubriques ou des tritons à l’affût du plaisir, tandis que les Anglais sont des bons coups ou des diables à cornes. Autre exemple, les Français sont dans la merde, mais les Allemands sont assis dans l’encre, les Anglais sont dans la soupe ou dans la marinade.

Si vous vous demandez ce que les Roumains veulent dire quand ils ont des guêpes dans la tête ou à quoi pensent les Grecs quand ils se déchargent de quelque chose sur le coq, ouvrez ce petit bouquin et préparez-vous à en voir des vertes et des pas mûres !

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Billevesée du dimanche #17

L’alliance est cet anneau que les fiancés s’échangent lors du mariage. C’est surtout une métonymie puisque l’alliance-bijou représente l’alliance-mariage : l’objet pour l’idée.

Alors, billevesée ?

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L’enfant noir

Récit autobiographique de Camara Laye.

Ceci est le récit de l’enfance et de la jeunesse de l’auteur. Enfant, il a entendu les légendes sur le petit serpent noir qui protège sa race et qui parle à son père pendant la nuit. Il a vu son père forger les métaux et façonner l’or. « Toujours, je l’ai vu intransigeant dans son respect des rites. » (p. 33) Entre Tindican, à la campagne, et Kouroussa, à la ville, il a grandi, il a appris les traditions et les contes. Camara sait qu’il que la magie existe et il ne cherche pas à l’expliquer. Son père et sa mère en sont pétris et l’utilisent avec puissance et sagesse.

Camara fait des apprentissages de grande importance. Il y a la circoncision qui le fait homme et le sépare de l’enfance et de sa mère. « Des hommes ! Oui, nous étions enfin des hommes, mais le prix en était élevé ! » (p. 142) Puis il y a l’école française, le collège technique et, bientôt, la France. « Il fallait que le désir d’apprendre fût chevillé au corps, pour résister à semblable traitement. » (p. 85) Peu à peu déraciné de son village, puis de son pays, Camara s’européanise subtilement.

Je n’ai pas vraiment pris de plaisir à cette lecture. Ce récit autobiographique m’a vaguement ennuyée et les descriptions de l’Afrique noire et de ses rites n’ont pas sauvé ce texte. On découvre un Islam mêlé de grigri et de magie, de superstitions et de sagesse. La langue est française, mais l’esprit du texte est africain et on lit des expressions et des tournures grammaticales désuètes ou inédites. L’oralité prime et la phrase s’adapte au souffle. C’est une lecture que l’on peut faire à voix haute, pour saisir le rythme des mots. Mais dans l’ensemble, je ne retiens pas grand-chose de cette lecture très rapide.

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American tragedy – L’histoire de Sacco & Vanzetti

Bande dessinée de Florent Calvez.

Sur un banc d’un parc new-yorkais, un vieil homme et son petit-fils disputent une partie de dames. Et l’aïeul raconte l’histoire de Bartolo Vanzetti et Nicola Sacco, « des anarchistes italiens qu’on a condamnés à la chaise électrique. Une erreur judiciaire. » (P. 4) Leur procès a marqué les années 1920 et n’en finit pas d’interroger la légitimité de la peine de mort.

Dans une Amérique qui attire de nombreux immigrés qui cherchent à faire fortune, les injustices sociales se multiplient. Les syndicalistes, les socialistes, et les anarchistes luttent pour l’égalité, de façon plus ou moins active. « Les Galleanistes s’étaient fait une spécialité d’envoyer ou de poser des bombes contre ceux qui, selon eux, œuvraient contre les intérêts du peuple… des sénateurs, des businessmen, des flics, des curés… » (p. 20) Le pouvoir en place réagit avec violence à cette menace rouge : alors que le communisme semble envahir l’Europe, l’Amérique capitaliste refuse de laisser submerger. La police arrête à tour de bras et traque les « Rouges », usant de méthodes illégales et barbares : arrestations abusives, interrogatoires violents, déportations, manipulation d’opinion, etc. Et les anarchistes ripostent, rendant coup pour coup. « Je ne justifie rien de ce qu’ont fait ces mecs-là […] : je dis juste que quand un pouvoir se comporte mal, il pousse des gens à commettre des choses pires encore… » (p. 64)

Présumés coupables d’un braquage sanglant, Sacco et Vanzetti sont arrêtés. Mais rien ne se passe selon les règles légales. « Quoi ? Ils ne savaient pas de quoi ils étaient accusés ? / Exactement ! » (p. 51) S’ensuivent une procédure inique et un procès truqué à l’issue duquel les deux Italiens sont condamnés à mort. La sentence est clairement injuste et révoltante. Tout le monde l’admet, mais la justice américaine refuse de revenir sur cette affaire. « Tu sais, à l’époque, tout le monde s’est senti concerné. Dans un camp comme dans l’autre. Et partout dans le monde. » (p. 4) Rien n’y fait : Sacco et Vanzetti meurent sur la chaise électrique. Plus tard, la justice reconnaîtra ne pas leur avoir offert un procès équitable, même si ça ne rachète pas une vie. Mais, finalement, « un symbole, ça ment toujours. » (p. 111)

Florent Calvèz le précise à la fin de son œuvre, il présente sa propre vision de la tragique histoire de Sacco et Vanzetti. Quels que soient son parti pris et ses convictions, il a produit un récit magistralement mené, à la fois clair et éclairé. Sur une pleine page, la statue de la Liberté a la digne allure d’un symbole bafoué. Le trait de l’auteur/dessinateur est griffonné par une pointe fine et nerveuse. Les visages sont tragiquement expressifs et les scènes d’explosion vibrent encore d’une déflagration laissée par la plume et le pinceau. Je ne sais pas vraiment expliquer pourquoi, mais il me semble que ce dessin correspond parfaitement à l’époque et au sujet. En lisant ce récit, j’avais le sentiment de feuilleter une chronique d’époque. L’ultime lettre de Sacco à son fils est une merveille de tolérance et d’espoir, un peu à la façon du poème de Rudyard Kipling : c’est un message de paix et d’humanisme, de dignité et d’honnêteté.

Je laisse les derniers mots à Joan Baez. D’aucuns diront qu’on l’a trop entendue, je dis que certains n’ont pas assez écouté.

Here’s to you, Nicola and Bart
Rest forever here in our hearts
The last and final moment is yours
That agony is your triumph

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Une affaire de charme

Recueil de nouvelles d’Edith Wharton.

Il y a cette vieille femme dont le seul bonheur est la vue qu’elle a sur la cour depuis sa fenêtre. Il y a l’épouse de ce très respectable professeur qui s’éprend d’un jeune Anglais. Il y a ce peintre qui doit réaliser un portrait de la femme qu’il aime, mais pour le mari de celle-ci. Il y a cet homme dévoré d’ambitions qui se sert de la tentaculaire famille de son épouse pour développer ses affaires et ses relations. Il y en a bien d’autres. Ils composent la société américaine de la fin du 19e et du début du 20e siècle.

Derrière les portes closes, nous assistons à la comédie du mariage avec des épouses perfides et des maris indifférents. En public, nous sommes conviés au triste spectacle d’une société engoncée dans ses codes. Gare à celui ou celle qui ne les respecte pas : l’opprobre est immédiat ! « Le style Wentworth est indubitable ; il imprègne tous les aspects de l’activité sociale, depuis la coiffure des dames jusqu’aux recettes de cuisine. Il a des lois somptuaires comme son curriculum savant. Il prononce des décrets non seulement sur ses concitoyens, mais aussi sur le reste du monde – il éclaire, critique, prescrit dans un univers négligent – et, selon les critères de Wentworth, être non conformiste revient à être effacé de la conscience de Wentworth. » (p. 59)

Edith Wharton nous invite à déambuler dans un New York en travaux, à l’image d’une société qui cède de toutes parts et qui ne peut que laisser la modernité, même si cela lui est difficile. « Du relief… de l’éclat… voilà ce qu’il lui fallait ! Elle n’en avait jamais eu, ni dans son allure, ni dans sa position. Elle était aussi lisse qu’un papier mural, et sa vie était aussi plate. Et tout le monde autour d’elle avait ce même aspect. » (p. 55) Ceux qui se débattent et tentent de faire craquer plus vite la coquille ne peuvent malheureusement pas échapper à l’inertie d’un monde qui se meurt.

Comme dans ses autres textes, Edith Wharton manie sans pitié le cynisme et la critique. Mais je n’ai pas vraiment apprécié ces nouvelles. Il m’a semblé que le format ne convenait pas au talent de l’auteure. Dans Le temps de l’innocence ou Chez les heureux du monde, elle prend le temps d’installer un univers et laisse aux personnages le temps d’évoluer. Avec la nouvelle, tout va trop vite et je n’ai pas eu le temps de savourer tout ce qui fait le sel de l’écriture d’Edith Wharton. Me voilà donc un peu déçue, pour la première fois, par cette auteure. Mais je continuerai à découvrir son œuvre.

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Les Thibault

Cycle romanesque de Roger Martin du Gard.

Tome 1Tome 2Tome 3Tome 4Tome 5

Dans la famille Thibault, que l’on demande le père, le fils aîné, le cadet ou la fille quasi adoptive, on obtient toujours des personnages doués d’une volonté extraordinaire et pénétré de l’importance de leur nom et de leur famille. « Nous autres, les Thibault, nous ne sommes pas comme tout le monde. Je crois même que nous avons quelque chose de plus que les autres à cause de ceci : nous sommes des Thibault. […] Il doit y avoir en nous une combinaison exceptionnelle d’orgueil, de violence, d’obstination. […] Les Thibault peuvent vouloir. Et c’est pour ça que les Thibault peuvent tout entreprendre. Dépasser les autres ! S’imposer ! Il le faut ! Il faut que cette force, cachée dans une race, aboutisse enfin ! » (Le pénitencier, p. 200 & 201) Il semble que le nom se porte lui-même, qu’il agit sur le monde et sur les êtres sans besoin d’être incarnés. Ce nom, c’est le témoignage et la promesse d’une lignée. S’il manque la particule, la noblesse existe pourtant. C’est une nouvelle noblesse, c’est la bourgeoisie catholique portée à son plus haut niveau.

S’en suit alors l’angoisse de l’héritage et de la survie du nom et de la lignée. « Mais est-ce qu’il n’est pas pénible de penser que tout l’effort d’une vie individuelle viendra peut-être se perdre dans les alluvions anonymes d’une génération ? » (La belle saison, p. 363) Thibault père s’est employé à apposer son nom aux frontons de nombreux édifices et institutions : en le gravant dans la pierre, il avait l’espoir – ou serait-ce l’illusion – de le faire durer toujours. Et pour se démarquer encore, il a voulu extraire son nom du commun de ses homonymes : les Thibault deviennent les Oscar-Thibault. Là encore, le père vit pour toujours auprès de ses fils. Mais le nom se perdra, finalement. Le fils de Jacques n’est pas reconnu et il ne porte que le nom de sa mère. C’est donc dans une famille protestante, cauchemar d’Oscar Thibault, que le dernier des Thibault grandira.

Les trois dernier tomes, sous le titre L’été 1914, sont radicalement différents des deux premiers. Désormais, il n’y a plus que les fils et l’ancien monde a sombré. Aux portes de la guerre, les considérations bourgeoises n’ont plus cours et seule la lutte compte. L’affrontement s’est déplacé : ce n’est plus le père face aux fils, ce sont les frères qui s’opposent. Ils pouvaient faire front commun contre la tyrannie paternelle : orphelins, ils ne peuvent se retourner que contre eux-mêmes.

Sans aucun doute, il y a du Zola dans cette fresque familiale. L’effort de recherche et la minutie témoigne d’un travail préparatoire de qualité et d’une volonté de livrer une œuvre complète et riche. La saga se déploie sur une vingtaine d’années et présente les changements de la société et des mentalités. La Belle Époque disparaît brutalement et bascule dans l’horreur de la guerre. Roger Martin du Gard fait d’Oscar Thibault le dernier représentant d’un certain esprit : c’est un monstre sacré, un dinosaure extraordinaire.

J’ai eu beaucoup de tendresse pour Oscar Thibault. Bien qu’engoncé dans ses idéaux et ses principes moraux, c’est un homme d’une sensibilité latente. Ce n’était pas que de la « violence sous pression, qui toujours menace et toujours se contient. » (La Sorellina, p. 163) Oscar aurait aimé être tendre avec ses enfants, mais il a toujours cédé à l’idée qu’il se faisait d’un vrai père de famille. Les lettres qu’Antoine trouve dans son bureau prouvent qu’Oscar était un homme plein de cœur, mais trop maladroit pour exprimer son affection.

Roger Martin du Gard a dessiné une galerie de personnages secondaires très réussies. Nicole, la vieille Mademoiselle, M. Chasle, l’abbé Vécard ou le diplomate Rummelles représentent chacun une portion de la société ou un trait de caractère particulier. Tous ces personnages entrent en conflit ou résonance avec les protagonistes et créent une illusion romanesque très réussie.

J’ai passé une semaine de lecture riche, émouvante et intelligente avec la saga de Roger Martin du Gard. Si vous avez du temps, je vous la conseille. La langue n’est ni lourde, ni vieillotte et les pages se tournent à toute vitesse ! Et c’est avec plaisir que je reverrai le téléfilm dans lequel Jean Yanne incarnait un très convaincant Oscar Thibault.

Voici ma première participation 2012 au Défi des 1000 de Daniel Fattore.

Tome 1 : 511 pages – Tome 2 : 433 pages – Tome 3 : 436 pages – Tome 4 : 436 pages – Tome 5 : 435 pages.

TOTAL des 5 tomes : 2251 pages

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