James Bond contre docteur No

Roman de Ian Fleming.

Voilà le drame : l’agent Strangsways et son assistante Marie Trueblood sont assassinés à la Jamaïque. « La station Caraïbes ne répondrait plus. »(p. 16) À Londres, dans les bureaux des services secrets, d’aucuns s’accordent à croire que la disparition des deux agents est une fugue amoureuse. Qui envoie-t-on sur les lieux de cette affaire ? Un James Bond plus ou moins bien rafistolé après une mission russe qui a mal tournée. L’enquête à la Jamaïque, sensée être une cure de repos, a l’odeur très reconnaissable de la brimade. Il en faut plus pour démonter James Bond.

Pour l’agent 007, ces vacances n’en ont que le nom. « L’instinct de Bond lui disait qu’il était sur une affaire sérieuse et difficile, comme il les aimait. (p. 45) Il pressent que la disparition des agents Strangsways et Trueblood a un lien avec la mystérieuse île de Crab Key, au large de la Jamaïque. L’île appartient au Docteur No, un chinois inconnu qui ne semble pas uniquement intéressé par les ressources en guano du lieu. « Ce Chinois ne veut personne chez lui. Il  a fait tuer […] tous ceux qui s’approchent de Crab Key. C’est un gros bonnet. Il tuera tous ceux qui se trouvent sur son chemin. » (p. 48) Qu’on se le dise, Crab Key est le dernier endroit du monde où vous pourriez prendre des vacances. Mais pour se refaire une santé, Bond est prêt à tout. Il troque Quarrell, fidèle compagnon et masse de muscles, contre Honey, superbe pépé locale pas farouche pour deux sous. Il a raison Bond : en vacances, il faut savoir s’entourer.

Pour ceux qui en douteraient, Bond se débarrasse du méchant après quelques exercices qui retapent la santé, il emballe la nénette et il fait un subtil pied-de-nez à sa hiérarchie. Non mais, faut pas l’embêter James !

C’est un agent 007 avec des kilomètres au compteur que l’on croise dans cette aventure. Privé de son Beretta et contraint d’utiliser de nouvelles armes, on le sent un peu fragilisé mais jamais démuni et toujours plein de flegme et d’humour so british. « Bond se glissa tout nu sous le drap de coton et plaça son Walther sous l’oreiller. Il détestait dormir seul. » (p. 71) [Vous aussi, ça vous fait frissonner les orteils ?] L’homme fort de la situation, c’est toujours Bond : alors à lui les aventures musclées, les échanges de feu décomplexés et les belles poupées jamaïcaines. Le repos du guerrier, ce sera pour une autre fois. À croire que les vilains mégalos aux ambitions farfelues poussent sous ses pieds !

Il était temps que je lise mon premier James Bond ! C’est fait, je passe à autre chose. Les films m’ont toujours souverainement agacée, sauf ceux avec Daniel Craig, plutôt bien tournés (les tablettes de chocolat du dernier agent 007 y sont peut-être pour quelque chose) James Bond contre docteur No, c’est comme le Père Noël, on voudrait y croire mais pourtant… Je ne peux pas faire de comparaison avec de précédentes aventures, mais je me demande comment ce héros a pu à ce point enthousiasmer les foules ! Mesdames, vous y croyez à ce grand ténébreux qui passe à travers les balles ? Messieurs, vous n’êtes pas mortellement jaloux de l’espion qui les aime toutes ? Dans la surenchère, Ian Fleming est un maître : « Bon, j’ai mis un scolopendre venimeux et des tarentules surexcitées… Si je rajoutais des crabes affamés et un poulpe mangeur d’homme ? Ouais, ça va plaire ça ! » D’aucuns me diront que ce genre d’histoire était révolutionnaire à l’époque, en pleine terreur rouge, les missiles de Cuba, et blablabla. Un James Bond, ça se lit sans déplaisir, mais le sourire sardonique finit par se crisper, gare à la crampe des zygomatiques !

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Écrire la Révolution : 1784-1795

Lettres de Gaston de Lévis. À paraître le 8 octobre 2011.

Gaston de Lévis, duc et pair de France, qui entrera à l’Académie Française en 1812, épousa Pauline d’Ennery en 1784. Les époux étaient très jeunes et furent contraints à de longues séparations entre 1784 et 1795. Pendant plus de dix ans, ils échangèrent une correspondance nourrie. S’il ne reste rien des lettres de Pauline, la postérité est riche de celles de Gaston. En quelques 300 lettres, l’homme n’a de cesse de célébrer son amour pour sa belle épouse, mais surtout de se faire le témoin actif de l’Histoire en marche. « Quand la distance et la durée de la séparation sortent vraiment du temps ordinaire de la vie, le duc, tout en continuant à s’épancher sentimentalement, transforme ses lettres en de véritables reportages à l’intention de sa femme, devenant ainsi un témoin de premier plan de l’Histoire. Son talent littéraire fait alors de sa correspondance un document exceptionnel » (Introduction).Entre amour et Histoire, les lettres de Gaston de Lévisà Pauline « se révèlent un remarquable témoignage de première main sur la période révolutionnaire, rédigé sans les arrière-pensées d’un auteur, sans la distorsion du défenseur d’une cause, sans la recomposition qui préside aux mémoires » (Introduction).

Le recueil de ces lettres s’articule en plusieurs époques et sont numérotées. « Portent ainsi une numérotation propre la correspondance du voyage de Prusse et de Russie (juillet 1784- janvier 1785) et les lettres de l’émigration : lettres adressées à Tournai (décembre 1790-mai 1791), à Londres (juin-septembre 1791 puis mars-juillet 1792), lettres de la campagne de Champagne (août-octobre 1792), de l’expédition avortée à partir de l’île de Wight (décembre 1793-janvier 1794) et de l’expédition de Quiberon (juin-juillet 1795) » (Introduction).

Gaston de Lévis a une charge de capitaine dans l’armée et il assure des fonctions diplomatiques dans les cours d’Europe, en Prusse et en Russie. Alors que Pauline réside dans le château d’Ennery, Gaston est à Versailles ou à Paris. De là, il raconte la vie de la Cour, les intrigues politiques et les remous qui annoncent la Révolution. « En tant que seigneur d’Ennery et grâce à la recommandation de Monsieur, Gaston de Lévis est nommé grand bailli de Senlis en janvier 1789. C’est dans le cadre des bailliages et des sénéchaussées qu’on va réunir les représentants des trois « ordres », noblesse, clergé et tiers état, chargés de rédiger les cahiers de doléances et d’élire les députés aux États généraux. C’est donc le duc de Lévis qui préside du 11 au 24 mars l’assemblée de son bailliage en même temps qu’il dirige les débats de l’assemblée de la noblesse » (Introduction). À une époque où tout bouge et où l’ordre séculaire vacille, les lettres de Gaston de Lévis, comme celles des Poilus, auraient pu commencer par « Je vous écris du front ». L’homme ne manque jamais d’être en première ligne, par devoir et par honneur.

Fidèle à la famille royale, favori de Monsieur (le futur Louis XVIII), Gaston est un aristocrate, pas un révolutionnaire, bien qu’il soit attiré par les idées nouvelles et farouche ennemi du despotisme. Devant les soulèvements de 1789 et des années noires, son discours se fait paternaliste et triste. Ainsi écrit-il, au soir de la proclamation de la Constitution, et alors que les puissances européennes menacent : « Pauvre peuple, tu te réjouis, tu danses et des maux innombrables sont près de fondre sur toi, des forces étrangères s’apprêtent à ravager tes campagnes et à noyer tes villes dans le sang, à eux des Français ne craindront point de joindre leurs coupables efforts et ce seront tes plus cruels ennemis. L’hydre de la fiscalité s’apprête à te dévorer et, pour comble d’horreur, la famine hideuse te menace de sa gueule affamée. Tremble, peuple insensé, et vois l’abîme ouvert sous tes pas. Mais non, danse, la prévoyance du malheur est un malheur de plus. »

Quand la Révolution bat son plein, Gaston de Lévis envoie femme et enfants loin de France. « Partez tout de suite, je le désire, je le veux. » (Lettre du 14 ou 15 juillet 1789) Des Pays-Bas à l’Angleterre, l’aristocratie française bat en retraite. Les époux utilisent un code pour parler de certaines affaires politiques et personnages. Pour se protéger, la duchesse de Lévis devient un temps Mme Grillon en Angleterre. Certains exilés, comme Pauline, ont bien des difficultés à mener un train de vie diminué et le spectre des difficultés financières pointe le bout de son nez. Les lettres de Gaston s’agrémentent alors de gronderies domestiques. Entre les grandes lignes de l’Histoire, les épitres relatent les misères du quotidien et les blessures de guerre du militaire séparé de sa famille.

Si l’Histoire française et la grande Révolution sont l’intérêt principal de ce recueil de lettres, l’histoire personnelle et amoureuse de Gaston est un fil rouge qui guide le lecteur. Gaston de Lévis ne manque pas de faire sentir toute l’impatience dans laquelle il attend les réponses et le retour auprès de sa Pauline. Les lettres sont lourdes de sensualité et de tendresse, de respect et de délicatesse : elles célèbrent un amour durable tout en se désespérant de ne jamais traduire pleinement le sentiment qui les sous-tend. « Plaignons-nous à cette pauvre langue française qui a si peu d’expressions pour l’amitié. Si c’était moi qui l’eus inventée, j’aurais choisi pour une union commençante « je vous aime », quand les sentiments auraient été plus vifs, j’aurais dit « je vous adore » et puis quand on aurait été au point où nous en sommes (je veux dire, où j’en suis), alors j’aurais trouvé une expression plus forte, plus énergique et qui n’aurait jamais été employée qu’à ces extrêmes. En attendant que quelqu’un rende ce service à la nation,  je vous embrasse, ma Pauline, bien tendrement. Et voilà encore de ces manières de parler communes à trop de choses et que je n’aime pas. N’écrirais-je point à ma sœur de même qu’à vous « je vous embrasse » et cependant si j’avais le bonheur de vous embrasser, vous sentez que c’est bien différent d’un baiser de sœur. » 

Tout est bon pour chanter l’amour, même au plus fort des remous historiques : les descriptions des paysages redoublent le lyrisme. L’amour est badin et parfois un brin boudeur. Amoureux ardent, Gaston est également jaloux et inquiet : la distance accroît les craintes d’un mari soupçonneux. « Mon amour, tu me plais par toutes tes qualités, sous tous les points de vue et je ne troquerais pas tes moments d’humeur contre les caresses d’une autre. Après cela, ais-les, si tu oses. Tu vois que tu ne risques rien, tu tiens mon secret, je serai fâché mais toujours amoureux et jamais rien n’aura la force de rompre le lien qui attache nos cœurs. Seulement, quand ils sont absents, ils sont plus susceptibles, et sais-tu pourquoi ? C’est que le lien qui les unit est plus tendu et par conséquent est prêt à leur communiquer aussitôt les moindres impressions dont il est frappé. » Mais si les reproches et la tendresse se disputent parfois la page, l’Histoire continue de couler sous la plume de Gaston.

Gaston de Lévis a plusieurs visages. On a vu l’époux éperdu et le père de famille soucieux. Il est habitué des villes de garnison comme des cours somptueuses. Homme d’armes, il l’est aussi de lettres, mais sans prétention aucune. Il se pique de politique : « Je crois mes idées belles et neuves, au moins ce dont je réponds, c’est qu’elles ont un air de grandeur qui pique, on peut les accuser d’être gigantesques, mais certes point d’être plates » et entretient des liens étroits avec Mirabeau. Dans ses lettres, Gaston de Lévis se fait chroniqueur. Ses voyages lui permettent des études sociales, géographiques ou politiques. Il ne manque pas de s’étonner, en bon Parisien, des mœurs des autres pays. Gaston dresse des portraits dignes des Caractères de la Bruyère. L’homme a de l’humour, de l’esprit et est capable de récits cocasses, comme la description d’un duel qui vire à la bouffonnerie. Il a assisté à la bataille de Valmy du haut de son fameux moulin et son récit rend toute la saveur d’une rencontre militaire aux allures de pétard mouillé. Sa main n’hésite ni ne rature. Son écriture est alerte et vive : l’Histoire est dans l’encrier, prête à couler au bout d’une plume agile. 

La richesse et la précision des notes de bas de page rendent la lecture aisée et vraiment plaisante. Je ne me suis pas ennuyée un instant aux côtés de Gaston et je vous souhaite autant de plaisir à lire ces lettres de l’Histoire vécue de l’intérieur.

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Nestor rend les armes

Roman de Clara Dupont-Monod.

Nestor est énorme, mais délicat. « Il ménageait son corps lourd. Il ne lui demandait jamais d’effort superflu. Peut-être l’aimait-il quand même, cette masse de plis et de rebonds. Avec elle, Nestor se montrait charitable. » (p. 12) Nestor est une masse qui gravite sans satellite. « Mon corps m’éloigne de vous et il me tient chaud. En un mot, il m’isole. C’est un ami et un tyran. Il n’essaie pas de se rendre aimable. » (p. 22 & 23) Ses journées sont rythmées par des repas grandioses aux allures de cérémonies et par des visites mécaniques à l’hôpital. Dans une chambre anonyme, il retrouve Mélina, inconsciente et bardée de machines. Nestor n’a nulle part d’autre où aller. « Son horizon était accroché au mur. C’était une grande photo sous cadre. » (p. 13) La solitude de Nestor s’enroule autour de la photo d’un phare rouge et blanc.

Mais Nestor ne se bat pas. Il ne lutte pas contre la solitude. Il ne lutte pas contre la graisse qui l’envahit. Il ne lutte pas contre la disparition de son épouse. « Mélina meurt et je m’en fous. »(p. 24) Aveu d’impuissance, aveu de lassitude. Nestor rend les armes de la vie, de son couple et il se retire du monde. Incapable d’efforts infimes, il excelle dans un lâcher-prise extraordinaire. « Lui, c’était un homme d’excès. Un homme qui n’avait pas peur des outrances, prêt à vivre avec un corps et une mémoire démesurés. » (p. 81) Nestor voudrait fuir son passé, refouler les souvenirs et éteindre des douleurs incommensurables. Là encore il rend les armes et se laisse glisser vers le néant.

Il y a des peines que l’on voudrait muettes. En n’ouvrant pas les cahiers de Mélina, en ne triant pas les affaire de toute une vie, Nestor espère maintenir le statut quo, ne pas réveiller une conscience qui tend vers l’abrutissement. Mais auprès d’Alice, Nestor se livre, se vide. L’issue ? Il y en a trois : désormais, c’est l’auteure qui refuse de rendre les armes et qui les tend au lecteur pour qu’il continue le combat. Nestor, nous en ferons ce que nous voudrons.

Clara Dupont-Monod m’avait éblouie avec La passion selon Juette. Même effet avec son dernier roman. Nestor rend les armes est un hommage à la pudeur et à la délicatesse. La plume de l’auteure est faite d’un dénuement qui n’empêche pas une fabuleuse puissance d’évocation. On pourrait faire le tour de Nestor avec nos yeux, avec nos bras. On pourrait sentir son odeur grasse et fade. On pourrait lire dans ses yeux la douleur d’une bataille perdue. Nestor se dessine sur les pages, sa chair déborde des lignes et sa peine noie les mots. Mais son corps massif n’est pas écrasant : sa silhouette a l’allure d’une ombre chinoise, d’un dessin d’enfant. Un rien pourrait la souffler.

Ce que nous lisons, ce n’est pas un portrait, c’est une élégie. Poétique et bouleversant jusqu’au sublime, ce court roman ne se dévore pas : il se lit avec pondération, dans le respect d’une peine qui ne peut se dire que par touches.

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Bouquiner – Autobiobibliographie

Texte d’Annie François.

« Annie François, sans diplômes, sans titres, sans tambour ni trompette, a passé trente ans de sa vie professionnelle à lire dans diverses maisons d’édition. Elle est décédée en 2009. » Cette courte biographie liminaire nous présente un état civil. Ce qui suit présente une âme.

Annie François décrit en quelques 200 pages son rapport aux livres et à la lecture. Objet sacré par excellent, le livre doit être protégé, entouré de soins et chéri. « Mais brûler des livres, c’est aussi déchirant que de brûler des lettres d’amour ou un cahier d’école de sa grand-mère. » (p. 28) Le lien qui se crée entre un livre et son propriétaire relève de l’irrationnel, comme toute relation oscillant entre possessivité et intimité : « Oui, un livre emprunté est sacré. L’ouvrir semble déjà une profanation. » (p. 20) Pour Annie François, la relation avec un livre est toujours tourmentée et exigeante, des deux côtés.

Au détour de ses réflexions, Annie François présente ses livres chéris et ses auteurs chouchous. L’on croise plusieurs fois Cormac McCarthy. Elle cite à tour de bras des noms et des titres. Lectrice avide, curieuse et jamais rassasiée, elle est toujours en quête d’un nouveau livre. Mais gare à l’overdose ! « Comme le boulimique évite la devanture des pâtisseries, je me détourne de la vitrine des librairies pour éviter les fringales d’entraînement, les achats compulsifs qui ne feraient qu’augmenter l’immense pile d’attente qui vacille près du lit : sûr, les ouvrages se vengeraient en me dégringolant dessus pendant mon sommeil. » (p. 39)

L’auteure présente un bouquet d’expériences dont le point commun est toujours le livre ou la lecture. La manipulation de l’objet-livre est une synesthésie, un feu d’artifices. Pour peu que l’on le laisse faire, le livre nous fait éprouver des sensations fabuleuses. Mais personne ici n’en doutait ! Seulement, il y a un hic. Plus on lit, plus on aime lire, donc plus on lit. Mais la pauvre mémoire humaine a encore des ratés. « Comment le lecteur peut-il emmagasiner tout ça ? Il n’emmagasine pas. Il est amnésique. Un clou chasse l’autre. Pour limiter les dégâts de l’oubli, il note ce qu’il lit. » (p. 117) Du classieux carnet Moleskine à l’inévitable enveloppe en passant par les blogs, le plaisir de noter prolonge le plaisir de lire et étend encore la synesthésie.

Alors, devant tant de plaisir non dissimulé, qui l’aime la suive ? Oui mais pas de trop près. Le lecteur est un personnage dont il faut se méfier et guetter les réactions épidermiques ! « Le lecteur en apnée est imprévisible : un petit baiser dans le cou peut le faire sauter au plafond. C’est un asocial, un solitaire, une sorte d’autiste. Essayez de l’empêcher de finir son paragraphe : l’être le plus amène s’ensauvage. Tant qu’un lecteur n’a pas reposé son livre de son plein gré, c’est un individu potentiellement dangereux. » (p. 73 & 74) Dangereux, mais également fragile, toujours sur la sellette. La lecture n’est pas un droit acquis, c’est un plaisir qui se gagne de haute lutte, qui se mérite. « Pour un lecteur, même modeste, le désamour de la lecture constitue un symptôme. « Je n’ai même plus envie de lire » signifie qu’il a atteint le fond de la dépression, de la fatigue, du chagrin. » (p. 101)

Le portrait qu’Annie François dresse d’elle-même, et plus largement celui de tous les mordus en lecture, déborde d’un humour gentiment féroce. Ils sont fous ces lecteurs ! Carrément atteints ! « Jamais sans mon livre. Jamais sans ma clope. La lecture a quelque chose de beaucoup moins convenable et recommandable qu’il n’y paraît. Quand je pense à tous ces parents qui se désolent de l’inappétence de leurs rejetons pour la lecture mais pétochent à la perspective d’une possible toxicomanie. Sornettes : c’est la même chose. » (p. 162) Qu’on se le dise, l’homo lectorus sait s’adapter à son milieu et il trouvera partout sa dose nécessaire ! Pour ceux qui en doutaient, oui je me suis reconnue dans ce portrait à l’encre très sympathique !

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Désolations

Roman de David Vann.

L’Alaska est une terre des confins, là où les hommes s’échouent ou se relancent. Pour Gary, c’est la terre des échecs. Son mariage avec Irene est en péril, mais jamais le courage ne lui est suffisant pour partir. Son envie d’ailleurs s’incarne dans un rêve vieux de trente ans : une cabane, celle qu’il aurait dû construire depuis des années. « L’idée était de bâtir une cabane à l’ancienne. Sans assise en ciment, sans permis de construire. La cabane devenue simple reflet d’un homme, à l’image de son propre esprit. » (p. 73) C’est avec des rondins inégaux qu’il décide de bâtir son rêve sur Caribou Island, une île au milieu du Skilak Lake. Il espère apaiser les regrets de toute une vie et surtout oublier l’échec de son couple. « Un réconfort élémentaire, eux deux, le besoin qu’ils avaient l’un de l’autre. Pourquoi n’était-ce pas suffisant ? » (p. 56) Irene ne croit pas à cette folie de bâtisseur. Motivée par une culpabilité mêlée de reproche, et bien que terrassée par d’incessantes et inexplicables migraines, elle choisit d’aider son époux dans son entreprise.

Le couple monte un bivouac sur l’île et s’emploie à construire la cabane, se coupant peu à peu du reste du monde. « Presque un chariot de pionniers d’un nouveau genre, en route vers une nouvelle terre et la création d’un nouveau foyer. » (p. 17) Mais l’hiver est précoce et avec lui se précipitent les doutes froids et les haines pétrifiées. « Quand le lac commencerait à geler, il y aurait une longue période où aucun bateau ne pourrait effectuer la traversée, et la glace ne serait pas assez solide pour leur permettre de traverser à pied. Ils seraient isolés, sans aucun moyen de communication en cas de problème. » (p. 241) La cabane ne sera finalement qu’une tour de Babel : Gary échoue à renouer avec lui-même et tout n’est qu’inachèvement et incapacité. La fin de cette épopée nordique est dramatique, forcément, et éternellement figée dans des neiges mauvaises.

Pendant ce temps Rhoda, la fille de Gary et Irene, court à perdre haleine après un idéal de vie de couple et de mariage. Mais son compagnon Jim, de dix ans son aîné, prend conscience que sa vie ne peut pas se limiter à une seule femme. Son accomplissement passera par la possession et l’expression d’une sexualité sans complexe. Et Rhoda s’engage dans une voie qui pourrait être sans issue, sinon fatale.

L’intertextualité à l’œuvre dans ce texte est magique. Elle ressuscite les légendes et les épopées scandinaves tout en convoquant les accords parfaits de chansons inoubliables, qu’il s’agisse de «’Suzanne’ de Leonard Cohen ou des harmonies des Beatles.

Les éditions Gallmeister publient des œuvres qui s’inscrivent dans le courant du Nature Writing. Désolations est une magnifique expression de ce courant littéraire. Ici l’Alaska se livre entre immensités glaciales et territoires hostiles. Chacun des personnages part en quête d’une terre meilleure. Mais l’Alaska n’est pas l’El Dorado. Alors se pose une lourde question : peut-on vivre de rêves en Alaska ? La fin de l’été marque le crépuscule de certaines choses et l’on ne sait si ce qui suivra sera une hibernation avant un beau réveil ou une mort sans retour.

Je n’ai pas lu le premier roman de David Vann, Sukkwan Island, prix Médicis en 2010. Pour autant, impossible de passer à côté de tout ce qu’on en a dit. D’aucuns se demandent si le second roman sera à la hauteur du premier. Après lecture du magistral Désolations, je me demande plutôt de quel chef-d’œuvre je me suis privée en ne lisant pas Sukkwan Island. David Vann a un talent certain pour dépeindre les tourments des âmes livrées aux éléments. L’Alaska ne semble plus si hostile quand on a jeté un regard dans le cœur de Gary ou d’Irene. À se demander comment une telle terre n’a pas pu apaiser tant de haines et de rancœurs réciproques. Mais la réponse n’est pas là et il n’est pas certain qu’elle existe. Désolations n’est pas une œuvre à clés : c’est une vue d’hiver à travers une vitre froide. De l’autre côté s’accomplissent des choses grandioses et auxquelles rien ne s’oppose.

J’ai lu ce roman presque d’une traite. La plume de David Vann est hypnotique et elle trace dans les consciences des voies insoupçonnées qu’on ne peut qu’emprunter, au risque de s’y perdre.

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Mayotte, l’île aux merveilles et aux émeutes…

Ça chauffe à Mayotte, l’île aux merveilles, et pas que sous le soleil. Depuis mardi, l’île est sous le coup de grands mouvements sociaux. Les Mahorais se révoltent contre la vie chère et demandent l’augmentation de leur pouvoir d’achat. Pour exemple, le prix du kilo d’ailes de poulet (un des produits les plus consommés ici) est passé de 10 à 25 euros en deux ans.

Les barges qui assurent le transport entre les deux îles sont à l’arrêt (grève et pénurie de carburant), donc impossible de rejoindre l’aéroport sur Petite-Terre. On assiste à des scènes de guérillas urbaines un peu partout sur l’île. Des barrages sauvages et des feux de pneus sont montés sur les routes et les gendarmes répliquent à coup de gaz lacrymaux et circulent en blindés dans les rues.

Mes collègues et moi ne quittons pas la maison à Bandrélé. On est plutôt à l’écart, mais la grogne se répand rapidement. En plus, avec nos têtes de blancs, on ne prend pas de risque. Les réunions de ce soir et de demain ont été annulées. Le mot d’ordre : restez chez vous ! OK… on ne va pas jouer avec le feu.

Les négociations entre les services du préfet et les syndicats se poursuivent depuis mercredi, mais FO refuse tout et les deux parties semblent avoir du mal à communiquer. La chaîne locale, Mayotte 1ère, n’assure même plus les services de météo.

Donc chômage technique pour moi. Sans réunion à traiter, je suis sans emploi. Je n’ai plus de livres sous la main (hormis deux livres jeunesse piqués au voisin) et la semaine va être longue. Pas d’alarmisme, on espère que les choses vont rentrer dans l’ordre rapidement. On n’en est pas encore à parler de rentrer plus tôt, mais on reste prudent.

Vous trouverez des informations plus complètes sur le site de Mayotte Hebdo  et de Malango Actualité.

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Nom d’un chien

Album jeunesse de Kéthévane Davrichewy. Illustrations d’Alan Mets.

Lou est une petite fille solitaire, craintive et très timide. Elle n’a aucun ami à l’école et soupire en secret après le beau Paul. Sa maman s’inquiète pour elle et tente toujours de lui présenter le bon côté de la vie. Mais Lou est malheureuse. « Je ne peux pas lui dire que rien ne me semble agréable, que dans chaque petite chose agréable que je pourrais trouver en me forçant un peu, il y a une immense chose désagréable qui vient se superposer et prend toute la place. Les rêves sont des cauchemars. » (p. 21)

Un jour, sa mère et sa grand-mère lui offrent une petite chienne labrador pour lui tenir compagnie. Mais Lou ne voit que des désagréments et des contraintes à s’occuper d’un animal. Elle n’en veut pas. Mais la petite Souna est bien décidée à se faire aimer, quel que soit le temps que cela prenne.

Cette courte histoire illustre joliment la difficulté de faire confiance et de s’ouvrir au monde, ne serait-ce qu’à un animal. Ici le chien est la porte sur l’univers. Lou gagne en sagesse en acceptant de sortir la tête de sa bulle.

Je n’ai pas apprécié les dessins, grossièrement tracés à la pointe noire ou grise. Les personnages sont légèrement inquiétants, surtout la grand-mère en première page ! Ces illustrations alourdissent un texte qui parle justement de libération, c’est dommage.

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Histoire de l’oubli

Premier roman de Stefan Merrill Block.

Abel vit au Texas, dans un silence amer qui recouvre un passé agité. « J’aurais pu ne jamais composer avec lui, si, au fil des ans, je n’avais commencé à comprendre les opportunités que m’offrait le silence. Il était absolu. Par là il était abominable, mais c’est aussi une chance. En soi, le silence promettait d’absorber ce que je lui confiais : mes illusions, mes regrets, et jusqu’à la vérité. Et pourtant, même si les mots sortent de ma bouche pour tomber dans l’oubli, la vérité fondamentale de ma vie est si simple, l’avouer me fait tellement honte que c’est à peine si j’ose le dire : J’aimais la femme de mon frère. » (p. 12) Paul était marié à la belle Mae et la regardait à peine. Abel, le bossu solitaire de la famille, n’a pas su résister à la belle épouse de son frère jumeau. Et depuis des années maintenant, il attend le retour de leur fille.

À des centaines de kilomètres, Seth est un petit garçon perdu entre une mère bizarrement dépressive et un père qui s’efface. « L’ordre fondamental de la famille avait été hélas réglé sur le cerveau malade de ma mère. » (p. 60) Jamie n’est pas dépressive, elle souffre d’Alzheimer familial à début précoce, connue sous le nom EOA-23. Seth, surdoué, décide d’aider sa mère. Il entreprend de dresser l’histoire génétique de sa mère. Il découvre que l’affection dont souffre sa mère ne touche que des personnes cousines au douzième ou treizième degré.

Abel et Seth ne se connaissent pas. Mais ils ont tous les deux entendus la fabuleuse histoire d’Isidora, une ville d’or mythique où la mémoire n’a pas droit de cité. L’histoire raconte que des explorateurs cherchent la ville depuis des siècles. Certains s’en sont approchés. « Ainsi, tu sauras que tu es presque à Isidora quant, te retrouvant dans un vaste champ, tu auras tout à coup l’impression de te tenir au seuil de l’éternité. » (p. 97) L’histoire d’Isidora se transmet à chaque génération et les enfants l’enrichissent à leur tour avant de la transmettre à leur descendance. « Au fil des générations, l’histoire d’Isidora s’est approfondie, étoffée avec des légendes de quêtes chevaleresques, d’épopées historiques, de guerre, d’amours perdues ou retrouvées, l’histoire infinie d’Isidora courant parallèlement à la nôtre. » (p. 145) L’histoire fabuleuse d’Isidora est un lien entre ceux qui peu à peu oublient, frappés par l’EOA-23, et ceux qui tentent de maintenir la mémoire d’un passé glorieux, mais mythique.

Aux récits sur Isidora sont dédiés des chapitres particuliers. Les légendes de la ville d’or s’insinuent entre l’histoire d’Abel et celle de Seth. Un autre récit s’intercale encore, celui des origines de l’EOA-23. Cette forme d’Alzheimer est née quelque part en Angleterre dans les années 1800. Un Lord anglais fort galant a transmis à sa nombreuse progéniture, avant de mourir fou, le gène malade. L’oubli en héritage est un triste cadeau. À tel point que, pour toutes les personnes atteintes de l’EOA-23, il n’y a qu’un espoir, celui d’atteindre « un lieu sans pensée, idéal. Un endroit délivré du passé comme du futur. Un endroit où, ne se souvenant de rien, on ne pouvait rien perdre. Un endroit où, pour cibler ses désirs, il suffisait d’imaginer. » (p. 378)

Ce roman polyphonique ne souffre d’aucun hiatus. Le passage entre les récits de chaque personnage et les histoires mythiques est fluide, logique et célèbre une continuité déjà à l’œuvre dans la transmission de l’histoire d’Isidora. L’EOA-23 est une variante totalement fictive de la maladie d’Alzheimer, mais elle a permis à l’auteur de dessiner une généalogie fabuleuse, essaimée entre l’Angleterre et le Texas. Si le présupposé de l’auteur est inventé, l’émotion ressentie à la lecture est sincère devant tous ces personnages qui perdent pied, soit dans l’oubli, soit devant le recul de leurs proches.

Pour un premier roman, c’est une réussite. La construction du récit est maîtrisée. Les différentes voix narratives s’accordent et se rejoignent pour former un magnifique testament, un rempart contre l’oubli.

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Lili Galipette sur le lagon de Mayotte

Enfin un billet rédigé depuis Mayotte ! Pour ceux qui en doutaient, les billets qui paraissent depuis le 9 septembre sont tous programmés et il en reste autant pour vous faire patienter jusqu’à mon retour. J’assure le SAV sur les commentaires, mais pas vraiment le temps de lire ni d’alimenter le blog. En revanche, pour ce qui est de bosser, je suis au rendez-vous. Mais travailler, c’est pas une vie, tout le monde le sait. Donc voici le récit de ma journée !

Ce matin, c’était le grand jour ! Levée aux aurores pour un tour en mer sur le lagon de Mayotte, considéré comme l’un des plus beaux du monde. Je manque d’éléments de comparaison, mais je vous assure que j’en ai pris plein les yeux et pas que des embruns !

Moi, mes deux collègues et quelques autres personnes avons pris place sur un bateau (ne me demandez pas ce que c’est : il avait un moteur, voilà !) et direction le large. Après une petite heure de navigation, nous avons croisé la route d’une raie manta. Ni une ni deux, chacun enfile ses palmes, masque et tuba. Et Lili Galipette avec des palmes, c’était la blague de l’année… Nous avons barboté une dizaine de minutes avec Mme Manta et hop retour à bord pour peaufiner les premiers coups de soleil. Je vous assure que le résultat final est superbe, un écarlate pourpre du plus bel effet.

Nous avons ensuite dépassé le récif corallien pour entrer en pleine mer et ça secoue ! Vers 10h, le maître de cérémonie nous a proposé un petit déjeuner sur un îlot de sable blanc rarement découvert par les eaux. C’était tout bonnement fantastique, le thé le plus exotique de ma vie ! Retour à bord pour croiser quelques dauphins en quête de nourriture. Nous ne les avons pas vus longtemps et nous avons discrètement changé de cap quand on a croisé un M. Tortue sur une Mme Tortue…

Moteur à fond, on a échappé à un ciel menaçant. Je vous épargne le détail des loopings que faisait mon estomac. J’ai fait un petit somme de 40 minutes, le temps que l’on rejoigne des eaux plus clémentes et moins sombres. Sur un îlot rocheux rapidement envahi par les eaux, on a avalé un repas digne du coin : riz coco, poulet curry, rougaï, piment, papaye. Et un punch pour faire passer le tout.

L’après-midi a été chaude, mais a filé comme un rien. Nous avons pris un morceau de bois flotté pour un animal et nous lui avons tourné autour 5 bonnes minutes… Puis une pause très apaisante en bordure de mangrove et un passage près d’une cascade d’eau douce.

La fin de journée a été consacrée à la chasse à la baleine. Armés de nos appareils photos, nous avons pu constater que ces grandes demoiselles sont de sacrées coquines ! Ces facétieux cétacés attendent toujours que, découragés, on range les objectifs pour sortir leur caudale et souffler leur panache d’eau ! Grumph ! J’ai trois pauvres photos floues et pas cadrées.

Finalement, retour au point de départ. Juste le temps de prendre quelques photos du coucher de soleil, pureté sanguinaire dans les eaux bleues. Si je vous dis que les coups de soleil et les piqures de moustiques sont le cadet de mes soucis et que j’ai passé une merveilleuse journée, vous me croyez ?

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Sauve qui peut

Recueil d’illustrations de Sempé.

Avec une plume trempée dans une encre toujours sympathique, Sempé croque joliment les mesquineries ordinaires. De la scène de ménage aux déboires d’un artiste en passant par certains salons bien fréquentés, Sempé se fait le génie du minuscule, le chantre du détail et l’amoureux de l’infiniment précieux.

Les illustrations sans parole ne sont pas les moins efficaces ni les moins drôles. Mais à aucun moment on ne s’esclaffe. C’est tout le talent de Sempé, nous faire rire sans médire, nous amuser sans se moquer. La plume du dessinateur est légère et se refuse à la méchanceté. Elle ne dévoile rien qu’on ne connaisse rien déjà, mais elle illustre les situations qu’on pourrait ne pas voir. Sempé fait s’envoler la morosité et l’inertie. D’une scène banale, il fait un joyeux champ de foire.

Difficile de ne pas apprécier ce recueil d’illustrations. Tout y est frais et bon enfant, même les fins de non-recevoir. « Mais non, Monsieur Martin, on n’a pas changé une ligne de votre pièce ; on en prend une autre… » Si l’illustrateur n’utilise que le noir pour croquer le monde, rien n’est triste ou déprimé sous sa plume.

Sauve qui peut ? Oui, Sempé nous sauve du banal et du routinier. Le ton gentiment féroce de ses saynètes a quelque chose du théâtre de boulevard mais Sempé, ange aimable, est passé par là et nous fait aimer les petits personnages qui s’agitent sur la scène. Madame est une mégère plus ou moins apprivoisée, Monsieur est un pater familias qui laisse à désirer. Mais qu’importe le ridicule des situations, ces petits héros du rien-du-tout nous plaisent et nous parlent car ils sont ceux dont nous endossons les costumes. Nous ne sommes pas gênés aux entournures, le rôle nous va comme un gant : Sempé se fait le metteur en scène d’un théâtre quotidien pour notre plus grand plaisir.

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Le crime de Lord Arthur Savile

Nouvelle d’Oscar Wilde.

Lors d’une soirée mondaine, Lord Arthur Savile rencontre un chiromancien qui lui fait une terrible prédiction : il tuera un homme. Épouvanté par ce funeste destin, Lord Arthur s’inquiète en outre de perdre l’affection de la douce Sybil Merton, sa fiancé. Quitte à accomplir un acte odieux, il préfère le commettre avant son mariage. « Il sentit que l’épouser, avec le fatum du meurtre suspendu sur sa tête, serait une trahison pareille à celle de Judas, un crime pire de tous ceux qu’ont jamais rêvés les Borgia. » (p. 45 & 46) Lord Arthur tient à arriver léger à son mariage. Rationnellement, il dresse la liste des personnes qu’il pourrait tuer et cherche la méthode la plus simple et celle qui ne l’incriminera pas. Mais il semble que le destin se moque de lui…

Cette nouvelle déborde d’humour grinçant et de questions métaphysiques. Lord Arthur était-il un meurtrier en puissance avant la révélation du chiromancien ou le devient-il après la prédiction ? Comment expliquer l’absence de scrupules et de culpabilité à accomplir le destin qu’un autre lui a tracé ? Faut-il croire à la chiromancie ? Le texte d’Oscar Wilde ne donne aucune réponse et se moque sans pitié des naïfs et des bons petits soldats.

Et pour une fois, je connais l’assassin avant la fin. Voilà qui me réconcilierait presque avec le polar !

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Prélude, suivi de Sur la baie

Nouvelles de Katherine Mansfield.

Prélude – La famille Burnell déménage. Linda, la mère, est une personne fragile. Stanley, le père est passionnément amoureux. Beryl, la sœur de Linda, est une jeune femme romantique et vaniteuse qui attend le grand. Isabel, Lottie et Kezia sont les enfants de la famille. La découverte de la nouvelle maison et la mise en place d’une nouvelle organisation sont l’occasion d’expériences minuscules mais extraordinaires pour les fillettes. Mais le changement également les rancœurs de Beryl et Linda. On découvre que Mrs Burnell est un esprit tourmenté et indécis. « Il y avait d’un côté tous ses sentiments pour lui, clairs et précis, tous aussi vrais les uns que les autres. Et il y avait de l’autre cette haine tout aussi réelle que le reste. Elle aurait pu emballer ses sentiments dans de petits paquets et les offrir à Stanley. Elle mourrait d’envie de lui tendre ce dernier paquet pour lui faire une surprise. Elle imaginait ses yeux au moment où il l’ouvrirait… » (p. 91)

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Sur la baie –  Par une belle journée, les femmes et les enfants de la famille Burnell se rendent à Crescent Bay pour une journée sur la plage. Sous le soleil, les sentiments et les frustrations s’exacerbent. Seul Stanley n’est pas de la partie et sa sortie est des plus fulminantes. « Ah ! le manque de cœur des femmes ! Et cette façon qu’elles avaient de trouver naturel que ce soit votre rôle de vous tuer à la tâche pour elles, alors qu’elles ne prenaient même pas la peine de faire attention à ce que l’on n’égare pas votre canne. » (p. 118) Mais cet emportement durera le temps d’un nuage.

Dans ces deux textes très courts, il est impossible de ne pas trébucher sur le hiatus qui se creuse entre l’insouciance grave des enfants et les troubles puérils des adultes. Linda et Beryl ne sont pas heureuses et le font savoir. Isabel, Lottie et Kezia sont passionnément satisfaites de leur existence dont l’avenir se borne au prochain goûter et, peut-être, à la messe du dimanche.

Du point de vue des enfants, tout paraît plus simple, plus immédiat. Chez Katherine Mansfield, l’enfance se pare des couleurs fragiles et nostalgiques de l’Éden perdu. La Nouvelle-Zélande, cadre des journées des Burnell, est un paradis sur terre mais certains s’échinent à noircir le tableau. Languide et paresseuse, Linda est tout aussi agaçante que Beryl qui soupire après le Prince Charmant.

Je ne sais trop que penser de ces deux textes que j’hésite à qualifier de nouvelles. Ils ressemblent davantage à des chapitres échappés d’un roman. Les deux histoires ont vocation à s’inscrire dans un ensemble plus large et plus construit. Elles donnent une impression d’inachevé, d’incomplétude. Il aurait été plaisant de faire mieux connaissance avec la famille Burnell, davantage que le permettent les deux nouvelles. En refermant l’ouvrage, je suis surtout frustrée. Et c’est dommage car la plume de Katherine Mansfield est plaisante.

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La faute de goût

Premier roman de Caroline Lunoir.

Mathilde, la narratrice, arrive dans la maison familiale en plein mois d’août. Les vacances auprès des grands-parents et des autres aïeux sont l’occasion d’évènements éculés que chacun prétend rendre inédits. Une piscine, récent fleuron du domaine, devient le centre d’un médiocre drame dont la conclusion tragique avorte sans panache. Dans la maison en indivision, les concessions et les chicanes sont le lot quotidien. Une question se pose alors : qu’est-ce qui fonde une famille ? « En dehors de ces quelques gouttes de sang que nous partageons et de cette maison, érigées en symboles et transmises à chacun comme partie de notre identité, rien ne nous réunirait. Éternel mais irrésistible contrat. La logique de lignée a ses limites. » (p. 28) Alors, « famille, je vous hais » ? Il n’est même pas question de cela. La vie au sein du domaine est nonchalance et passivité, comme la promenade commune qui a « l’ambigüité de la famille, elle est douce et lassante. » (p. 63)

Mais Mathilde ne fuit pas sa famille. Lucide et sans illusion, elle connaît l’histoire des siens, les lâchetés et les petits héroïsmes. Rien de comparable aux soubresauts des existences de ses aïeux n’a secoué ses jeunes années, mais Mathilde s’est construite, entre opposition et continuité, dans la froide sérénité d’une génération sans passion ni combat. Le séjour estival dans le domaine familial écrasé de soleil lui permet de se raccrocher à une généalogie solide, de s’inscrire dans une histoire tangible, d’être vivante quelque part. « Je reviendrai. Dans un mois ou dans un an, sans raison ou pour un mariage, suppliée par ma mère, contrite ou heureuse d’être là, pour une réunion de famille ou pour un enterrement. Je reviendrai vérifier qui ils sont. Je débarquerai pour soigner un malaise, une solitude, et en récolter d’autres. Je poserai mes valises, je ne reste pas longtemps, hein, juste quelques jours, pour les écouter, pour les regarder vivre. Et je prendrai mon train, attendrie, agacée ou sombre. Un jour, mon dernier jour ici, je serai confusément atterrée de n’avoir pas su retenir des bribes de leurs vies pour ne pas qu’elles passent, sans bruit. Cette maison deviendra mon paradis perdu, un peu nauséeux, celui que je tresse déjà. Beau, fantasmé et triste. Comme pour tous les vieux cons. » (p. 94) Un sursaut, plein de malaise, la tire de l’indolence dans laquelle elle s’englue. Le retour à Paris est une perspective sombre, mais qui la rend à elle-même, qui la redessine en dehors de la famille. Attraction/répulsion, à l’infini.

Mais alors, quelle est-elle cette faute de goût ? Est-ce d’avoir oser penser que les domestiques pouvaient jouir du même plaisir que les maîtres ? Est-ce d’être parisienne et indépendante dans un clan qui cultive l’esprit de famille ? On ne sait pas vraiment. Ce récit à la première personne est porté par une voix désabusée. On voudrait entendre celle de l’auteure, mais ce n’est pas ce qui compte. La mélancolie ensoleillée qui sous-tend les pages est gênante parce qu’elle renvoie à des horizons connus. Les relations familiales ne se ressemblent pas, mais les mêmes passions tièdes sont à l’œuvre partout. Les grands emportements et les portes qui claquent, c’est finalement assez rare, surtout dans le monde bourgeois dépeint par la narratrice. En cas de conflit, le mieux à faire, c’est de prendre la porte en ménageant l’élégance et les apparences. Et c’est exactement ce qui se passe à la lecture. J’ai refermé le livre comme je quitterais une pièce sur la pointe des pieds, après avoir surpris une scène trop intime. Et surtout, j’ai refermé le livre en me disant que mes tristes guéguerres familiales me suffisent et que celles des autres ne sont en rien plus tragiques. Finalement, la faute de goût, c’est peut-être d’avoir étalé sur quelques 110 pages le morne 15 août d’une famille banale.

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Rhum express

Roman de Hunter S. Thompson.

Pourquoi ce livre ? Mayotte : ses deux îles, son lagon, ses noix de coco, ses makis, son rhum ! Sans commentaire…

Paul Kemp, journaliste sans attache, quitte New York pour Porto Rico. Il intègre le San Juan Daily News et fait vite corps avec l’équipe d’alcooliques qui remplissent les pauvres colonnes d’un journal en décrépitude. « Le journal faisait office de chambre de compensation pour le moindre écrivain, photographe ou intrigant à ambition littéraire et qui échouait à Porto Rico. » (p. 17) Le San Juan Daily News regroupe ce que Kemp appelle des journalistes vagabonds, groupe auquel il ne tarde pas à s’identifier, noyant le besoin de partir et l’impossibilité d’aller nulle part dans des doses massives de rhum bon marché. « Comme presque tous mes semblables, j’étais un fouineur, un éternel insatisfait, et parfois un fauteur de troubles inconscient. Je ne m’arrêtais pas assez longtemps pour avoir le temps d’y réfléchir, mais mon instinct me semblait juste. Je partageais l’optimisme fantasque qui nous faisait croire que certains d’entre nous allaient de l’avant, que nous avions choisi la bonne voie et que les meilleurs finiraient inévitablement par percer. Mais comme tant d’autres, j’avais aussi le sombre pressentiment que la vie que nous menions était une cause perdue, que nous étions des acteurs qui nous abusions nous-mêmes tout au long d’une absurde odyssée. Et c’était la tension entre ces deux extrêmes, idéalisme tapageur d’une part, hantise de l’échec imminent de l’autre, qui continuait à me pousser en avant. » (p. 19)

À mesure que les semaines passent, la bienheureuse hébétude se change en prise de conscience. « On ne pouvait pas vivre indéfiniment en ne comptant que sur ses couilles et en jouant au plus malin. Moi, je fonctionnais comme cela depuis dix ans et j’avais maintenant la nette impression que mes réserves s’épuisaient. » (p. 82 & 83) Mais rien de tragique ou de douloureux. La désillusion est désabusée. Paul Kemp se regarde partir à vau-l’eau. Un vain et éphémère sursaut d’énergie trompe les apparences, mais le naturel revient au galop. Kemp reste un incapable.

Dans ce récit à la première personne, le lecteur fait l’expérience d’une subjectivité poussée à son paroxysme. Tout tourne autour du nombril alcoolisé de Paul Kemp. Le titre original, The Rum Diary, rend d’ailleurs bien mieux l’idée d’une lecture impudique et d’un récit sans pudeur. Le regard résigné qu’il porte a posteriori sur cette période de sa vie est noyé dans de vieilles vapeurs éthyliques. « Puis midi arrivait et le matin miroitait comme un rêve déçu. La sueur devenait une torture et le reste de la journée était jonchée des cadavres de toutes les belles occasions qui auraient pu se présenter mais qui n’avaient pas réussi à survivre à la fournaise. En continuant à monter, le soleil carbonisait les dernières illusions et me donnaient à voir tout ce qui m’entourait sous son vrai jour, étriqué, maussade, vulgaire et je me disais que non, rien de bon pourrait m’arriver ici. » (p. 310 & 311) À l’en croire, il y aura toujours du rhum ou un autre alcool pour étancher sa soif de disparaître et hâter le passage du temps.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le journalisme, les relations entre l’équipe de presse, l’infâme relation amoureuse avec Chenault, etc. Mais j’ai préféré me contenter de présenter le personnage principal, autocentré au possible. Je vous laisse le plaisir de découvrir ce roman malsain, bouffon et désenchanté. Il me reste à voir le film éponyme de Bruce Robinson, avec Johnny Depp (sur les écrans fin 2011), et à lire Las Vegas Parano, du même auteur.

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Muse

Roman de Joseph O’Connor.

Londres, 1952. Dans une chambre sordide, on découvre une vieille femme rongée d’alcool et de souvenirs. Une voix s’adresse à elle et la replonge dans le passé. Pendant toute une journée, nous suivons les errances d’une actrice oubliée, d’une amante méprisée et d’une femme ruinée. Molly Allgood, dite Maire O’Neill, a connu le succès sur les planches au tournant du siècle. Son talent servait les pièces que son amant, le dramaturge irlandais John Millington Synge, écrivait pour elle. Molly était belle, libre, irlandaise et exigeante. Et tellement plus jeune que Synge. « Parce que c’est vrai, les commères, les curieuses, les fouineuses en ont toujours fait toute une histoire de votre différence d’âge. » (p. 14) Qu’importait les cancans, elle était son « Enchanteresse », il était son « Vagabond ».

Mais la belle histoire d’amour prend l’eau de toute part. Les fiançailles resteront inabouties. D’abord sourde aux mises en garde, Molly ouvre les yeux et voit son rêve s’étioler. Elle sera la muse de Synge, son amante passionnée, « une maîtresse perpétuelle, une doublure » (p. 189), mais son épouse jamais. Synge s’emploie à dégrossir la jeune Irlandaise pour en faire une femme du monde, avec des manières et de la tenue. Mais on n’enchaîne pas un poulain sauvage. Et la relation amoureuse se teinte d’amertume : « Il est l’exemple type que bien des femmes ont connu : l’amant qui se meurt d’amour, mais qui en secret rêve d’être éconduit. » (p. 113) Le couple se déchire et exprime dans son art une passion délétère. « Elle le trouve bizarre. Il est nerveux, l’informe-t-il. Comme tous les écrivains. C’est le prix de l’art. Or elle sait le prix de l’art, elle le paie depuis un moment. Certains des poèmes d’amour qu’elle lui a inspirés sont des hurlements de douleur. » (p. 106)

Molly avait tout pour déplaire à la bourgeoisie bien-pensante et presbytérienne d’Irlande : elle était femme et des plus libres, elle était catholique, elle était une actrice. Les différences d’âge, de religion, de milieu social et d’éducation signaient l’arrêt de mort du couple. À la mort de Synge, elle n’a droit à rien. Elle vit un moment sur la vague de leurs deux succès, elle se grise de la reconnaissance d’un public qui célèbre l’auteur et l’actrice. Mais l’oubli s’approche d’autant plus vite que Molly plonge dans le réconfort mensonger de l’alcool. Les décennies ont filé et Molly n’a pas oublié l’amour de sa vie. Mais il y a si peu à en dire désormais. « Mais que dire ? Il a vécu. Il est mort. Nous nous désirions l’un l’autre. Il avait peur. Quelle mauvaise pièce cela ferait sans héros ni héroïne, les meilleures répliques restant en coulisses. » (p. 31) Entre passé et présent, les remous d’hier font les souvenirs d’aujourd’hui.

Joseph O’Connor distille subtilement des références au fil des pages. On croise Daphné du Maurier et Manderley, Horace Mc Coy et un certain linceul, Oscar Wilde et Dorian Gray, etc. Entrecoupant le récit comme une voix à part entière, les ballades irlandaises donnent au roman une profondeur nostalgique aussi insondable que la solitude dans laquelle se replie la vieille Molly. La voix qui s’adresse à l’actrice déchue quelle est-elle ? Est-ce Molly qui s’admoneste une dernière fois ? Est-ce Synge, d’outre-tombe, qui parle encore à son bel amour ? Est-ce Sara, la sœur également actrice, qui contemple la triste fin d’une artiste qui n’a pas su s’envoler vers l’Amérique ? Peu importe, cette voix devient celle du lecteur et nous accompagnons Molly tout au long de sa journée, comme on accompagne un pèlerin sur le chemin de ses souvenirs.

L’auteur fait revivre avec brio et finesse un couple d’amants maudits. Il place avec justesse Molly sur le devant d’une scène qu’elle n’aurait pas du quitter. Et Synge reprend ses droits d’auteur et d’homme sur le cœur de la jeune fille. Pygmalion d’un nouveau genre, Joseph O’Connor rend à Molly Allgood sa place sur un piédestal éternel. Ce roman, habilement construit et superbement écrit, soulève le rideau d’un théâtre immuable, celui des passions humaines.

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Le bon, la brute, etc.

Roman d’Estelle Nollet. Épreuves non corrigées.

Pierre dit Banguerossa dit Bang fixe le sol avec obstination. D’un simple regard, il amène quiconque à révéler ses secrets, des plus petites vilenies aux crimes les plus odieux. Ce don le rend fou et fait de sa vie une suite des situations gênantes. « Je suis un prêtre en puissance, la rue pour confessionnal. À la seule différence que je ne donne pas l’absolution. » (p. 18) Nao est sa chance : elle ne cède pas à son regard inquisiteur et débite mensonge sur mensonge. Entre eux, tout est simple et c’est tout naturellement qu’ils s’embarquent pour un grand voyage. « En cet instant précis, il se dit qu’il suivrait jusqu’au bout du monde non la personne avec qui il aimerait vivre, mais celle auprès de qui ça ne le dérangerait pas de crever. » (p. 24)

Du triste don de Bang, les amants font un pouvoir. Comme dans les vieux westerns dont Bang se repaît, il y a toujours un bon, une brute, etc. « Tout petit déjà il avait flairé dans les westerns le concept du destin. » (p. 145) Henry Fonda ou Wyatt Earp, qu’importe le costume, Bang et Nao s’instaurent justiciers des temps modernes et forcent la vérité surtout si elle n’est pas belle à entendre.

Mexique, Australie, Bali, Nouvelle-Zélande… Les deux amants ne connaissent plus de frontières et s’agrippent l’un à l’autre dans une course effrénée à la vie, à l’immédiat. Mais ils savent que ça ne peut durer. « Ils se tenaient par la main les doigts tressés et tricotés, ils s’accrochaient l’un à l’autre mais c’était pour ne pas tomber, comme quand on fait dix nœuds à une corde trop usée qui un jour ou un autre, fatalement, irait lâcher. » (p. 99) Ce qui va lâcher en premier, c’est Nao. Le cancer qui ronge son cerveau ronge aussi son âme et avec Giméon, silhouette qui la suit partout, elle applique une justice expéditive. Ensuite, c’est Bang qui lâche tout et se perd dans une forêt africaine où il peut enfin être un type, juste un type.

La plume d’Estelle Nollet est brillante et tonique. Parfois le texte s’emballe et envoie balader la ponctuation. L’appétit de vivre et de dire sous-tend tout le roman. Chacun des secrets entendus – sordides révélations et pourritures minuscules – trace à l’acide un portrait du monde. Les grands éclats de rire de Nao ne trompent personne : le sujet est grave, mais le texte ne dégouline d’aucun misérabilisme. Tout est net, tranché, cinglant. Ici, on avance ou on quitte la scène.

Les deux héros surnagent et résistent à leur manière. L’auteure a créé des personnages grandioses : Bang a un don, Nao a un projet. À eux deux, s’ils le pouvaient, ils renverseraient le monde. C’est un peu ce que fait Estelle Nollet : elle renverse le lecteur. Après les deux premières parties de son roman, elle tourne à angle droit et remet les gaz vers une destination que l’on ne soupçonnait pas. Ou comment atterrir en Centrafrique sans passer par la douane… Atterrir dans l’imaginaire sans s’encombrer de bagages. Il suffit de suivre la plume agile et audacieuse de l’auteure pour découvrir un roman original et émouvant.

Merci aux pour m’avoir fait découvrir ce roman avant sa parution

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Autobiographie d’une fille gaga

Bande dessinée de Diglee.

Diglee s’est fait connaître avec son blog sur lequel elle publie ses aventures lyonnaises. Ex-étudiante en graphisme, elle partage sa vie entre son Homme, sa BFF (Best Friend Forever), sa petite sœur, sa mère canon, ses chats et Lady Gaga.

« Présentation : Diglee (de mon vrai prénom Maureen…) 22 ans. Illustratrice. Myope. Fan inconditionnelle de Lady Gaga, du sac Chanel, de carrot cake et de chaussures à mes heures perdues. Victime financière de mes dites passions. » Après une intro pétillante qui nous fait entrer dans un univers un peu barré, on découvre une jeune fille tout à fait dans son époque, entre portable et Internet, fashion victim et shoes addict. Diglee, c’est la copine qu’on voudrait tous avoir et la fille que nous sommes parfois quand on chante (du Lady Gaga ou n’importe quoi d’autre) à tue-tête devant notre brosse à cheveux.

Parce que nous sommes toutes à la recherche de l’homme idéal ou de la paire de chaussure/du sac à main/de la petite robe ultime (rayez la mention inutile… ou pas !), on se reconnaît dans les pages de ce livre. Cette autobiographie en bande dessinée est fraîche et piquante, comme certains bonbons qui crépitent sur la langue. Le genre de gourmandise qui réveille et qui fait sourire. Avec sa couverture orange fluo, difficile de passer à côté. Et nous sommes prévenu(e)s avant d’ouvrir : ça va décoiffer/dépoter/ secouer !

Diglee a un grand pouvoir : celui de vous donner envie de retourner votre garde-robe pour tenter des arrangements vestimentaires aussi réussis que ceux qu’elle arbore. Sinon, encore mieux, on peut faire chauffer la CB…

J’ai particulièrement apprécié que les dessins ne soient pas tous au même format. On trouve du noir et blanc,  de la bichromie, du méga coloré, du sépia, du monochrome en camaïeu, etc. Comme un carnet de croquis dans lequel la dessinatrice s’essaierait à différentes techniques picturales.

Dans la veine des Pénélope Jolicœur et Margaux Motin, Diglee nous offre un univers girly à souhait, charmant et drôle, avec une pointe de fraîcheur supplémentaire que son jeune âge rend particulièrement précieuse.

Et je lance maintenant un appel tout en finesse et en subtilité : JE VEUX SON AUTRE BANDE DESSINÉE, Georgie Soichot, à Renaud, biographie de sa grand-tante. Noël n’est pas si loin et pis y a mon anniversaire un peu avant… Alors concertez-vous !

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Space Oddity

Album jeunesse sur un texte de David Bowie et avec des illustrations d’Andrew Kolb.

Souriant et confiant, le major Tom Brixton entre dans le vaisseau spatial qui l’envoie par-delà la couche d’ozone. Le décollage se déroule sans encombre et les agents de contrôle au sol sont ravis. Les premières minutes de l’astronaute en dehors de l’appareil sont magnifiques. Puis vient le grain de sable intersidéral qui enraye la machine. Major Tom ne rentrera pas sur terre.

Cela vous rappelle quelque chose à vous aussi ? Andrew Kolb a mis en images, ‘Space Oddity’, la chanson de David Bowie. La voici pour les distraits ou ceux qui arrivent d’une autre galaxie.

https://youtube.com/watch?v=cYMCLz5PQVw

Cet album, pour le moment uniquement disponible au format PDF sur Internet, se veut libre d’accès et offert au partage grâce à l’étendue infinie de la toile. Web Oddity en quelque sorte…

Le livre compte 21 pages. Les illustrations ont la part belle. Chaque page ne porte qu’une ligne de la chanson, clairement mise en couleur et en forme. L’ambiance nerveuse et ultra-concentrée de la base de lancement est parfaitement rendue et s’oppose à l’immensité spatiale qui éclate et déborde de la page. Des étoiles en-veux-tu-en-voilà ! Le graphisme reste très abordable pour un lectorat jeune, mais il est teinté d’un je-ne-sais-quoi qui m’évoque les dessins animés des années 1960/1970. Je me vois bien rangeant l’album de Kolb pas loin de celui de Bowie…

À l’ivresse des profondeurs étoilées qui s’empare de l’astronaute dans le texte original, Andrew Kolb substitue une pluie de météorites qui endommage le vaisseau spatial. Mais la métaphore est éloquente : quelque chose de soudain et d’incontrôlable s’abat sur Major Tom et le retour est impossible. Toute communication est coupée. Major Tom est perdu dans le cosmos, les agents au sol sont effondrés et les lecteurs désemparés. L’album de Kolb ne résout pas l’histoire et ne comble pas le manque.

Un détail, exploitation du texte original, m’a particulièrement émue. Major Tom embarque une photo dans sa capsule. L’image le représente avec son épouse dans un parfait moment de bonheur. Le cliché est posé sur la table de pilotage et c’est abîmé dans sa contemplation que l’on voit Tom pour la dernière fois.

Voilà un album qui ravira tous les petits garçons férus de comètes et de télescopes. Mais aucun doute que leurs papas et mamans liront avec émotion un livre qui chante à chaque page l’un des plus grands titres de tous les temps. Il faut lire Space Oddity en écoutant Space Oddity, sinon où est l’intérêt ? Et surtout il faut le lire tel qu’il est, en anglais. Il serait vain et dommage de traduire l’ouvrage en français ou tout autre langue.

David Bowie et moi, c’est une passion qui n’est plus secrète depuis longtemps. Je suis enchantée par ce petit ouvrage et j’espère qu’il gagnera suffisamment en notoriété pour être un jour édité !

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L’érotique du tennis

Essai de Franck Évrard.

« Parce qu’il investit le corps tout entier, ce jeu fait de détours et d’écarts présente souvent une dimension sensuelle et érotique. » (p. 14) Voilà un singulier postulat pour un sport longtemps considéré comme l’apanage des aristocrates et de la grande bourgeoisie. Franck Évrard étudie le langage du corps sur le court et met à jour des pulsions plus moins bien contenues.

« Si une érotique du tennis se fonde nécessairement sur les rapprochements réels ou métaphoriques entre Eros […] et l’univers du tennis, elle ne peut occulter la dimension littéraire de la fiction et de la représentation. » (p. 20) Les fictions (littérature et cinéma) qui font du tennis un ressort dramatique concourent à créer une imagerie artistique de ce sport. De Marcel Proust à David Foster Wallace en passant par Nabokov, Woody Allen et Jacques Tati, le tennis se donne comme métaphore, métonymie, sublimation et incarnation d’un désir qui s’épanouit ou se nécrose entre deux échanges de balles.

« L’éros tennistique se convertit en une mystique de la petite balle jaune qui sublime joueurs et public dans une communion sacrée. » (p. 27) Si le vocabulaire utilisé dans ce texte est souvent celui de la religion et du sacré, l’essai se donne comme puissamment sensuel. L’éros est à la fois le sujet et le langage de cette réflexion. Qu’il s’agisse de la raquette dressée, de la balle duveteuse, de la jupe plissée ou de la terre battue, tous les acteurs du tennis sont dépeints et présentés avec sensualité. Qui aurait cru que le tennis, ce sport qui se jouait jadis en pantalon et jupe longue, serait le plus propice à la manifestation du désir ?

C’est avec talent et clarté que Franck Évrard met en évidence les différentes oppositions qui sous-tendent et alimentent le tennis. On oscille entre corps sportif et corps sexué, entre souffrance et jouissance, entre pudeur et perversité, entre concentration et explosion, entre règles et transgressions. Les joueurs qui s’affrontent sur le court sont à la fois couple et duel. Le public ne se lasse pas des affrontements sur le court, mais sait-il vraiment ce qui se joue sur la surface tendue de lignes blanches et saignée d’un filet hiératique ?

Il est difficile et vain de vouloir résumer la pensée de Franck Évrard. Son essai s’adresse aux joueurs du dimanche ou aux amateurs qui, comme moi, ne rateront jamais une finale du Grand Chelem. Aucun doute, le tennis et tous ses attributs sont porteurs de fantasmes. On ne saurait regarder le filet du même œil après avoir lu l’essai de Franck Évrard… Que vous soyez amateurs ou passionnés de tennis, cet essai remportera le point. Jeu, sexe et match !

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Nikolski

Roman de Nicolas Dickner.

De 1989 à 1999, à la veille de la fin du monde, trois personnages errent entre Montréal et le reste du monde. On découvre le Canada dans les grandes largeurs et on s’initie aux miracles des services postaux. « Montréal ne serait-elle qu’une poste restante parmi tant d’autres ? » (p. 101) On farfouille dans les poubelles, on se dégoûte de la consommation tout en se régalant d’intertextualité subtile.

Il y a tout d’abord un libraire à Montréal, narrateur anonyme qui s’adresse directement au lecteur. « Mon nom n’a pas d’importance. Tout débute au mois de septembre 1989, vers sept heures du matin. » (p. 11) On se demande un peu ce qui commence, entre trente sacs poubelles et quelques souvenirs. « Mais toute cette histoire, puisqu’il me faut la raconter, a commencé avec le compas Nikolski. » (p. 13) Ce compas pointe étrangement 1,5 m à gauche du Nord magnétique,« sur Nikolski, un minuscule village habité de 36 personnes, 5000 moutons et un nombre indéterminé de chiens. » (p. 21) Mais tout au long de l’histoire, on ne mettra pas un pied dans ce lieu perdu…

On rencontre ensuite Noah, descendant d’une tribu chipeweyan, qui abandonne la vie nomade qu’il a toujours menée avec sa mère pour s’installer à Montréal. « Il ne partageait pas le Glorieux Imaginaire Routier Nord-Américain. De son point de vue, la route n’était qu’un étroit nulle-part, bordé à bâbord et à tribord par le monde réel. » (p. 45) Noah veut devenir archéologue et se spécialise dans l’histoire étrange des poubelles. En creusant les couches de déchets, il part à la recherche des origines. Les siennes lui font défaut et le tourmentent quelque peu. « Son arbre généalogique était comme tout le reste : une chose fugace, qui fuyait avec le paysage. » (p. 36) Ce n’est que quand l’arbre s’allonge d’une nouvelle branche que Noah comprend où est sa famille.

Il y a enfin Joyce qui veut honorer la mémoire de ses ancêtres et devenir flibustier des temps modernes. « Peu à peu, l’ambition de perpétuer les traditions familiales s’insinua dans son esprit. Il lui semblait inconvenant que l’arrière-arrière-petite-fille d’Herménégilde Doucette consacrât sa vie à éviscérer des morues et faire des devoirs de sciences naturelles. Elle était destinée à devenir pirate, morbleu ! » (p. 61) Loin des galions et des abordages sabre au clair, elle se fait pirate informatique en bricolant des machines qu’elle construit de toutes pièces en fouillant les poubelles montréalaises.

Il est beaucoup questions d’arbres généalogiques, d’évolution, d’hérédité, de transmission, d’héritage et de postérité. La paternité surtout est interrogée et traitée comme une identité à part entière, identité douloureuse s’il en est, pour le père comme pour l’enfant. « De tous temps, la paternité a constitué un concept volatil. Au contraire de la maternité, que le caractère spectaculaire de la grossesse légitime de facto, la paternité manque de tangibilité. Aucun témoin oculaire ne peut plaider la cause du géniteur, aucun accouchement ne prouve son lien avec l’enfant. Le statut de père n’a réellement touché la terre ferme qu’avec l’apparition des tests d’ADN, une consécration somme toute peu glorieuse puisque le géniteur, en recourant à ce procédé pour ainsi dire judiciaire, admet son incapacité à faire reconnaître son statut par la diplomatie traditionnelle. En brandissant les résultats d’analyse, il consolide sa paternité biologique mais sacrifie, dans la foulée, sa paternité sociale. » (p. 221) La figure du père souffre oscille ici entre absence et inconsistance en la personne mythologique de Jonas Doucet.

Dès les premiers chapitres, l’auteur lance trois lignes à l’eau et trois gros poissons remontent le courant. Ils viennent grosso modo du même banc. Le narrateur anonyme, Noah et Joyce se croisent sans toujours se rencontrer dans les rues de Montréal et ailleurs, par-delà le temps et autres limites. Ce roman va à vive allure et la décennie qui sert d’arrière-plan passe comme un claquement de doigt. La quatrième de couverture annonce un « récit pluvieux, où l’on boit beaucoup de thé et de rhum bon marché. » Nikolski est un roman doux-amer, dont l’humour subtil est teinté de philosophie bouffonne : « Où vont les vieux IBM mourir ? Où se trouve le cimetière secret des TRS-80 ? Le charnier des Commodores 64 ? L’ossuaire des Texas Instruments ? » (p. 112) Les trois personnages sont attachants et rappellent un peu le voisin loufoque qui a un jour ou l’autre partagé notre pallier. Ce roman est une belle découverte, servie par une plume habile et fraîche.

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Caillou – La petite sœur

Texte de Joceline Sanschagrin. Illustrations de Pierre Brignaud.

Caillou devient grand-frère. L’arrivée de sa petite sœur, Mousseline, bouleverse la vie de toute la famille et surtout celle de Caillou. « Le papa de Caillou berce Mousseline, la petite sœur. Grand-papa et grand-maman, tante Caroline, tout le monde dit que le bébé est mignon. Tout le monde oublie Caillou. Caillou boude. » Caillou doit apprendre à devenir un grand-frère sage et attentif.

Caillou est un héros de la littérature jeunesse québécoise. Mon petit-cousin connaît nombre de ses aventures, et surtout celle-ci qui correspond beaucoup à ce qu’il a lui-même vécu.

La collection des albums de Caillou permettent au jeune lecteur d’appréhender des transitions et des étapes fondamentales de leur vie d’enfant. Comment grandir en santé et avec le sourire, voilà le maître mot des aventures de Caillou.

Les illustrations sont rondes et douces, très agréables à regarder. Caillou est un petit héros facilement reconnaissable avec son bonnet et sa bouille toute ronde. Un vrai plaisir de lecture à partager avec des bouts de chou !

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Mme Têtue va jusqu’au bout

Album de Roger Hargreaves.

Quand Madame Têtue a une idée en tête, il est difficile de la faire changer d’avis. Elle est souvent en désaccord avec son amie Madame Je-Sais-Tout. Elles sont incapables de se mettre d’accord sur l’origine du mot « chocolat ». Et quand elles n’arrivent pas à savoir quelle est la vraie taille de l’île Minus, Madame Têtue décide d’aller vérifier par elle-même. Aura-t-elle tort ou raison ? L’essentiel, c’est de rester bon ami. « Vous aviez raison, madame Je-Sais-Tout ! annonça madame Têtue en arrivant chez son amie. Mais j’ai bien fait d’aller vérifier. »

Encore un album très réussi. À la fois amusant et intéressant, il est ludique. Le caractère de Madame Têtue ne fait aucun doute, mais il se nuance. Une façon comme une autre d’apprendre à se modérer et à respecter les caractères des autres.

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Le Magasin des Suicides

Roman de Jean Teulé.

« Vous avez raté votre vie ? Avec nous, vous réussirez votre mort. »

Le monde est maussade, sombre, sinistré, triste et désespéré. Les humains ne pensent qu’à mourir et les morts volontaires se multiplient. Dans une rue de Paris, le Magasin des Suicides prospère : « c’est un petit magazin où n’entre jamais un rayon rose et gai. » (p. 7) Géré depuis des générations par les Tuvache, cette boutique est la fierté de la famille. Dans les rayonnages, on trouve tout ce qu’il faut pour passer ad patres : cordes, armes blanches, armes à feu, poisons et autres originalités macabres. « Nos suicides sont garantis. Mort ou remboursé ! » (p. 24) Pour Lucrèce et Mishima, les parents Tuvache, ce métier est presque un sacerdoce. C’est en tout cas une mission d’intérêt public : « On est là juste pour rendre service en vendant des produits de qualité. » (p. 24)

Les enfants Tuvache, Vincent et Marilyn, sont acquis à la morosité mondiale et au commerce de leurs parents. Si la vie les écœure, ils sont prêts à aider les autres à mourir. Et ils ne manquent pas d’inventivité. Mais voilà que le petit dernier, Alan, sourit, tout le temps, à tout le monde. Or, « personne n’a jamais souri dans la famille Tuvache. » (p. 8) Devant l’indéboulonnable optimisme du bambin, les parents Tuvache craignent pour leurs affaires. Que faire d’un enfant qui dit « au revoir » au lieu de « adieu » aux clients ? Lutter contre la joie de vivre semble la seule solution, mais insidieusement, un rayon rose et gai entre dans le Magasin des Suicides. Et c’est à mourir de rire…

Loufoque et bouffon, ce texte est un roman noir servi à la sauce guimauve. Ou le contraire. Alan qui est d’abord le vilain petit canard devient finalement le fils prodigue. L’enfant est définitivement installé du côté des verres à moitié pleins et des lendemains qui chantent. Alan, c’est la graine qui germe doucement avant d’imposer une ramure magnifique. Il faut longtemps aux Tuvache pour reconnaître l’importance du trésor que renferme Alan. Mais finalement… « Lucrèce, Marilyn, Mishima, Vincent… À tous, il leur manque Alan comme il manque un sens à l’existence. » (p. 105)

Humour noir et sarcasme sont au rendez-vous et les situations tragi-comiques s’accumulent. Faire de la mort un marché, c’est culotté. Capitaliser sur le malheur des autres, c’est carrément ignoble, mais quand c’est fait avec éthique… Férocement drôle, ce court roman se lit rapidement et avec jubilation. Voilà un texte qui ne laisse aucune prise à la morosité. Vous avez un coup de blues ? Lisez-le ! Vous ne verrez plus un nœud coulant de la même façon…

L’écriture et la narration de ce roman se prêtent à la mise en scène et à la représentation. Je suis curieuse de découvrir l’adaptation qu’en propose Patrice Leconte, sous la forme d’un film d’animation très prometteur. Sur les écrans au printemps 2012.

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Mme Chipie et la sirène

Album de Roger Hargreaves.

Depuis que je suis marraine d’une petite princesse québécoise, je suis fermement résolue à lui transmettre le goût des livres ! Quoi de mieux pour commencer à nourrir cette passion que la série des Monsieur/Madame de Roger Hargreaves ?

On connaît l’activité favorite de Madame Chipie : faire des farces et accuser les autres. Mais à force de jouer de vilains tours à son entourage, Madame Chipie s’attire des ennuis. Alors qu’elle passe ses vacances au bord de la mer à embêter ses amis, elle tombe à l’eau et est convoquée par la reine des sirènes. Celle-ci n’est pas contente ! « Ce n’est pas bien d’accuser les gens à tort et de leur causer des ennuis, dit la reine des sirènes. À partir de maintenant, à chaque fois que vous ferez une farce et que vous essaierez d’accuser quelqu’un d’autre, tout ce qui sortira de votre bouche, de sont des bulles ! » Des bulles ? Drôle de punition, n’est-ce pas ? Pas si drôle en fait… Madame Chipie ne peut plus embêter personne et elle n’arrête pas de faire des bulles. Pour changer tout ça, il n’y a qu’une chose à faire : cesser d’embêter les autres !

Cet album jeunesse propose une variante de l’arroseur arrosé : ce qui fait rire l’un ne fait pas toujours rire l’autre. Il est rare que les personnages de Roger Hargreaves changent de comportement. Très souvent, ils se tiennent à une conduite, qu’elle soit bonne ou non. Ici, une leçon et une remontrance transforment Madame Chipie en une adorable compagne de jeux.

Les fonds marins sont magnifiquement dessinés, plus élaborés que les habituels paysages ronds ou cubiques des albums d’Hargreaves. Les paillettes ajoutent un côté féérique et très girly. Voilà un album très sympathique que j’ai bien du lire 6 fois en deux heures à ma petite princesse québécoise… Je vous le récite les yeux fermés !

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Longues peines

Roman de Jean Teulé.

« Ni les détenus ni les surveillants choisissent d’aller en prison. » (p. 9) Jean, le narrateur, a interrogé deux gardiens de prison, Benoît Beaupré et Agnès Leduc. À travers leur récit, on rencontre les détenus et le personnel de la maison d’arrêt. Cyril Cambusat est un jeune gardien trop sensible. Denis Van der Beek, le directeur, porte de la layette sur l’insistance de sa femme. Pierre-Marie Popineau est un détenu nouvellement écroué et il paiera pour son crime, plusieurs fois. Jacky Coutances a tué trois femmes, peut-être, et il est amoureux Elsa, détenue dans le quartier des femmes. Sergueï Kaczmarek correspond avec une femme inconnue. Sébastien Biche, infanticide, ne résistera pas longtemps à la prison. Corinne Lemonnier n’est que violence et agressivité. Rosa Allain perd pied loin du soleil. Nadège Desîles s’accroche à un barreau.

Le texte se présente comme un roman, c’est inscrit sur la première de couverture. Et c’est mieux ainsi. On peut s’extraire de la noirceur poisseuse qui coule au détour de chaque page si c’est un roman. On peut respirer un peu mieux puisque l’on n’a pas vraiment mis les pieds dans la prison et qu’on ne s’est frotté qu’à des personnages de fiction. « La prison tape sur le système. Elle est stressante, inquiétante et destructurante, ne facilite donc en rien l’émergence de la vie. » (p.112) À lire le texte de Jean Teulé, on étouffe, on se cogne aux murs, on cherche l’échappée vers l’extérieur. Comme les prisonniers, on se construit des rêves et on compte les jours/pages qui nous séparent de la sortie. On suspend son souffle dans cette parenthèse grillagée, à regarder le temps s’écouler, dehors…

 « La détention, c’est tout un arrangement. » (p. 42) Jean Teulé nous plonge dans un système qui, s’il inquiète, fonctionne parfaitement. Comprendre les règles est essentiel pour survivre et traverser les couloirs. Chacun a une place à tenir et malheur à celui qui s’en écarte ! Il ne faut pas trop croire en l’humanité entre les murs de la maison de détention. On pense d’abord à soi, on ne pense qu’à soi.

J’ai retrouvé dans ce texte le sordide, le truculent et le sensible qui m’avaient émue dans Darling. Ici encore, on côtoie une certaine frange de la société, celle que l’on trouve dans les quotidiens régionaux, celle qui vit les terribles petites misères des pauvres gens. La crudité du langage n’est pas un artifice et elle découvre bien peu les crimes et les folies des personnages. Ce texte se lit vite, mais il colle aux mains. Malaise garanti…

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La fille du polygame

Pièce de Nassur Attoumani. Premier manuscrit de théâtre mahorais en langue française.

Contre l’avis de ses parents et surtout de son polygame de père, et bien qu’elle soit depuis toujours promise à son cousin Papa Kojo, Fatiha épouse un manchot grand-comorien au nom de l’amour. Mais les motivations d’Outsihore sont moins romantiques. Quand il s’avère qu’Outsihore ne voulait que des papiers français et qu’il entretient une autre épouse, Fatiha se fâche. Son époux la répudie et s’approprie ses biens, mais la jeune femme le traîne devant la Cour. Les Mahoraises ne sont pas de ces femmes qui se laissent faire !

Cette pièce de théâtre porte des coups de griffe un peu partout : contre le machisme, contre les mzoungous (les Blancs non mahorais dont l’attitude a des restes de colonialisme triomphant), contre la justice et ses simulacres, contre la politique et contre le progrès qui balaie les traditions. Mais la pièce n’est pas un manifeste politique, plutôt une satire humaine qui dépeint néanmoins avec fidélité la société mahoraise.

Les rapports homme/femme sont les mêmes partout : toujours ce même besoin d’un sexe de dominer l’autre. À Mayotte, en dépit d’une société qui encourage la polygamie, les femmes ne sont pas des potiches. La nouvelle génération est émancipée et perpétue les préceptes des aïeules : « Dans un foyer, toutes les grandes décisions doivent être prises par la femme et toutes les dépenses faites par le mari. C’est ça, la vraie égalité. » (p. 39)

La polygamie est une des composantes de la société mahoraise. Tradition ancestrale issue de la religion musulmane depuis toujours implantée sur l’île, la polygamie ne s’accorde pas avec les lois de la République française. « Avec la nationalité française, tu n’as pas le droit d’être polygame. » (p. 71) Or, si les Mahorais se sont battus pour être rattachés à la France, ils n’étaient pas tous disposés à s’accommoder des lois républicaines d’un pays non musulman. Mayotte oscille toujours entre tradition islamique et modernité laïque : le cœur des ses habitants, et surtout celui de ses habitantes, balance entre respect de la culture historique et développement de la société occidentalisée.

Autre sujet d’importance à Mayotte, ses relations avec les îles qui forment l’Union des Comores (Grande-Comore, Mohéli et Anjouan). Depuis son rattachement mouvementé à la France, Mayotte est devenue terre d’immigration pour tous les Grand-Comoriens, Anjouanais et Mohéliens qui veulent fuir la misère et rejoindre la France, éternelle terre d’asile. Les portes de la République française s’ouvre notamment grâce au mariage : « Épouser une Mahoraise, c’est pour un Grand-Comorien, un Mohélien ou un Anjouanais la garantie d’obtenir un passeport français, et le billet d’avion (même s’il reste à payer) vers la Réunion ou l’hexagone. » (Préface de Claude Allibert, p. 5) On ne badine pas avec l’amour, mais avec la liberté non plus…

Maniant l’humour et les références en tout genre avec habileté, Nassur Attoumani donne à entendre toute la richesse d’une culture ancestrale, entre Islam et République, entre Afrique et Occident. La pièce a connu un grand succès lors de la tournée sur l’île dans les années 1990 et elle a également été produite en métropole : ce devait être un bonheur d’entendre les femmes agonir les hommes d’injures en mahorais !

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Zakia Madi – La Chatouilleuse

Pièce d’Alain-Kamal Martial. Prix de l’Océan indien.

Après cinq semaines à Mayotte et une dizaine à vivre encore, il est temps que je découvre la littérature mahoraise, n’est-ce pas ?

Avertissement de l’auteur : « Cette œuvre n’est pas un témoignage d’historien et encore moins la défense d’une idéologie politique quelconque. Je parle à l’extérieur de la politique et de l’histoire, c’est en tant qu’homme que j’écris et c’est de l’intérieur de mon indignation que je crie. » (p. 11) Alain-Kamal Martial est un homme d’honneur, un digne héritier des combats de ses aïeules et un Mahorais épris et fidèle à sa terre.

Une commune de Mayotte. Alors que Monsieur le Maire essaie de convaincre sa seconde épouse d’entrer dans le lit conjugal afin de consommer l’union, la première épouse se révolte contre la polygamie, cette « douleur viscérale qui cisaille nos intestins de mère et d’épouse. » (p. 36 & 37) Premier objet contre lesquelles hurlent les Mahoraises, la domination des hommes. « La phallocratie a fait de nous des tiers-humains, nous les femmes, nous devons remonter vingt et un siècles de déshumanisation parce que la phallocratie nous a volé deux tiers de notre humanité. » (p. 39)

Second objet de révolte, la destruction du cimetière Mangamagari à des fins immobilières véreuses. Les esprits des femmes enterrées là crient à la profanation et investissent les corps des vivantes. Furaha, la jeune épouse du Maire est possédée par l’esprit de Zakia Madi, célèbre chatouilleuse assassinée le 14 octobre 1969 sur la jetée de Mamoudzou. « Laisse-la prendre mon corps pour qu’elle dise au monde entier sa douleur, la douleur de notre île. » (p. 52) À travers le corps de Furaha, le fantôme de Zakia Madi demande justice pour Mayotte et dénonce la corruption en costume-cravate : « Vous vous laissez acheter, vous vendez votre terre et sa mémoire et vous osez parler de progrès et de développement là où les inégalités génèrent le paupérisme, la misérable vie de vos administrés. » (p. 87) Que font ces femmes investies des esprits des chatouilleuses ? Elles chatouillent ! Et leur pouvoir est plus puissant que celui des hommes.

Cette pièce de théâtre ne souffre d’aucun temps mort. J’y ai retrouvé ce qui fait la particularité de Mayotte : des voix féminines puissantes, une corruption à la solde des Blancs et des riches et une forte culture orale. Les propos en mahorais ne sont pas traduits, mais les injures, quelle que soit la langue, ont le même sens… La pièce d’Alain-Kamal Martial est un bel hommage aux femmes, une mise en accusation des pratiques politiques et un cri d’amour pour la richesse culturelle et historique de Mayotte. Je commence à être amoureuse de cette île moi…

Zakia Madi a réellement existé. Promptement enterrée après sa mort, elle est de ces victimes dont la mort reste impunie. Son unique crime ? Avoir été une chatouilleuse, comme le fût l’illustre Zena M’déré, première chatouilleuse de Mayotte. « La chatouille » est une pratique féminine importée de Madagascar : les femmes ne frappent ni n’injurient les politiciens, mais elles les chatouillent jusqu’à leur infliger un rire de mule qui leur reste coincé dans la gorge. C’est ainsi que les Mahoraises ont obtenu que Mayotte reste française et ne rejoigne pas l’Union des Comores en 1976. Mayotte est devenue département français depuis mars 2011 : la République française a de nombreux et d’urgents chantiers à conduire pour se rendre digne de cette île magnifique.

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Faux jour

Premier roman d’Henri Troyat, Prix populiste en 1935.

Pour Jean, son père est « cet homme aux larges épaules et aux yeux d’enfant dont les belles mains laissaient couler sur nous une intarissable pluie de miracles », un être fabuleux sorti des meilleures histoires. À la mort de sa mère, Jean est envoyé chez sa tante, loin de son père. Chérissant le souvenir d’un modèle, Jean est surpris de retrouver un homme à qui rien ne réussit. Guillaume brasse mille idées, milles projets dont  aucun ne prend forme. Avide de gloire et de richesse rapides, il dilapide les quelques économies de la famille et entreprend des investissements qui mènent à la ruine et à la pauvreté. Mais l’échec n’est pas tout : Guillaume n’est plus l’homme superbe des souvenirs d’antan. « Je souffrais de voir que ces étrangers, non seulement n’admiraient pas mon père, mais encore le méprisaient et parfois se moquaient de lui. »

Car Guillaume, bel homme aux manières charmantes et au bagout indéniable, est un fantoche. Il jette de la poudre aux yeux et tente d’éblouir avec des discours éculés et mille fois répétés. Désormais, quand Jean regarde son père, il n’éprouve plus aucune admiration, mais plutôt « le sentiment d’une duperie grotesque, d’une infinie dérision. » La révélation de la véritable nature du père, d’abord douloureuse, finit par alimenter une haine intense. L’enfant assiste avec dégoût à l’éternelle représentation que donne son père. « C’est qu’à présent, je ne me bornais pas à mépriser mon père, mais il m’en coûtait de savoir que d’autres ne le méprisaient pas. Toute admiration qu’on lui portait révoltait en moi un obscur sentiment de justice. Je la sentais imméritée, volée. Je m’irritais à la pensée que ma qualité de fils, non seulement m’interdisait de dévoiler aux yeux du monde la véritable nullité de mon père, mais encore m’associait à lui dans le mensonge, m’obligeait à le suivre, à le soutenir, à le couvrir contre mon gré. »

Alors que Guillaume ne cesse de former des plans sur la comète, qu’il fréquente des femmes falotes et qu’il traite avec des filous, Jean se surprend à devenir la réplique de son père. La même inertie brièvement parcourue d’éclairs d’énergie se saisit de lui. Mais cette assimilation est écœurante. « J’avais fini d’espérer en mon père. » Ce dernier aveu formulé, Jean assiste placidement à la déchéance de Guillaume. Le dénouement, nécessairement tragique, laisse un enfant seul, à tout jamais privé de figure paternelle.

Henri Troyat s’y connaissait dans la peinture des nauséabonds sentiments familiaux, ainsi qu’il le prouvera à nouveau avec L’araigne, prix Goncourt en 1938. Ici, c’est la relation père-fils qui est mise au pilori. Si Jean tue symboliquement le père, il n’en retire aucune gloire et il ne dépasse en rien le modèle renversé. Guillaume a saboté tout seul l’emprise qu’il avait sur son fils et l’issue n’est qu’un gâchis de sentiments : Jean aurait voulu aimer ce père, en être le digne prolongement. Il n’est en fait que l’aboutissement nécrosé d’une vie médiocre et vulgaire. Pour Jean, peu d’espoir, même pas celui de perpétuer le souvenir de son père.

Le sujet est gênant et le lecteur est plusieurs fois mis en position de voyeur, étant brutalement introduit dans l’intimité chiche du couple père-fils. Et c’est l’enfant, avec la narration directe, qui attire ainsi le lecteur dans un maelström de dégoût et de rejet. Du père, on ne voit que les manifestations extérieures de ridicule comme on assisterait aux gesticulations bouffonnes d’une marionnette trop souvent sortie de son coffre. Peut-on avoir pitié de Guillaume ? Rien n’est moins sûr. Mais on aimerait vraiment que Jean lui pardonne tout et soit un véritable soutien. Assister à l’inexorable détachement de l’enfant est le plus douloureux.

Le texte est brillamment écrit et rend parfaitement les brefs emportements du père et le lent recul de l’enfant. La scène initiale, au pied d’un lumineux arbre de Noël, porte en elle tout le drame à venir. De fait, on entre dans le récit au moment du climax, la suite n’est que dégringolade. Et Henri Troyat saisit cette débandade familiale avec une plume toujours talentueuse.

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Semmelweis

Thèse de Louis-Ferdinand Céline. La dédicace qui accompagne ce livre est de celles qu’on n’oublie pas.

Ignace Philippe Semmelweis est un médecin austro-hongrois engagé dans la lutte contre les maladies puerpérales et pour la promotion de l’asepsie. D’abord intéressé par la chirurgie, il a de grands projets. « Il ne sait pas encore par quel côté il va entreprendre une réforme grandiose de cette chirurgie maudite, mais il est l’homme de cette mission, il le sent, et le plus fort est qu’un peu plus, c’était vrai. » (p. 48) C’est finalement en obstétrique qu’il exercera ses talents. Convaincu que les infections puerpérales ont un lien avec les dissections cadavériques qu’effectuent les élèves étudiants qui procèdent également aux accouchements, Semmelweis tente d’imposer ses vues sur l’hygiène et la désinfection des mains. « Puisque, pensa-t-il, Kolletchka est mort des suites d’une piqûre cadavérique, ce sont donc les exsudats prélevés sur des cadavres qu’on doit incriminer dans le phénomène de la contagion. » (p. 69 & 70)

Mais il se heurte à son supérieur, le docteur Klin qui réfute ses idées. Semmelweis ne sait pas négocier ni imposer ses vues en douceur. « Nous devons à la vérité de signaler un grand défaut de Semmelweis : celui d’être brutal en tout et surtout pour lui-même. » (p. 41) Il s’oppose profondément et durablement au Dr Klin. Soutenu par une faible poignée de médecins viennois, dont ses maîtres Skoda et Rokitansky, il désespère de sauver les accouchées qui se pressent dans les hôpitaux et qu’une simple précaution pourrait épargner. Moqué et contredit par ses confrères viennois et européens, il rentre en Hongrie en 1848 pour retrouver un pays secoué par des troubles politiques. C’est là qu’il finira sa vie et sa carrière, sans atteindre une reconnaissance pourtant méritée. « Quant à Semmelweis, il semble que sa découverte dépassa les forces de son génie. Ce fut peut-être la cause profonde de tous ses malheurs. » (p. 101)

La collection L’Imaginaire de Gallimard ne sait pas me décevoir, cette fois moins que jamais. La préface de Phillipe Sollers est limpide et met en perspective le grandiose projet d’une vie funeste avec la grande Histoire. « Il y a la littérature, c’est-à-dire une tentative désespérée de compréhension de l’Histoire comme pathologie. » (p. 10) Dans un objectif follement scientifique, Céline voudrait tout assimiler à l’anatomie : les soubresauts du monde sont les manifestations cliniques de sa morbidité. Le fait même que Semmelweis n’ait pas été reconnu est la preuve que ce pauvre monde nourrit son propre cancer.

Nul n’ignore que Céline était médecin. Il a choisi une grande figure du monde médical pour sa thèse. Difficile de ne pas faire le parallèle entre le médecin hongrois qui finit fou et l’auteur désespéré qui signa Bagatelles pour un massacre. Semmelweis expérimenta « le danger de vouloir trop de bien aux hommes » (p. 15) Céline fit la même déplaisante expérience. Si l’on peut dire de Semmelweis qu’« humainement, c’était un maladroit. » (p. 50), il est possible de tenir les mêmes propos au sujet de l’auteur français. Il est des poètes maudits qui n’ont jamais pris une plume, Semmelweis était de ceux-là.

Cette courte lecture diffère radicalement de mes expériences avec Mort à crédit et Voyage au bout de la nuit. On est loin de l’oralité dont Céline s’était fait le chantre. Mais on retrouve une plume tourmentée qui s’élance et se retient tout à la fois. Le plaisir que j’ai pris à cette lecture est sans doute le plus grand depuis un moment. Un texte qui fera date cette année.

Ignace Philippe Semmelweis

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Le barbaresque

Roman d’Olivier Weber.

Miguel de Cervantès, héros de la bataille de Lépante, combat au service de « la sainte Ligue, la chrétienté unie contre les infidèles » (p. 9). « Nous voguions sur une Méditerranée de pirates, de bandits à sabres et grappins, des gens de rien, des renégats convertis, une mer en proie à tous les pillages, à la rapine du ponant à l’orient, du septentrion aux mers méridionales. » (p. 9) Le navire sur lequel Cervantès est embarqué est attaqué par des pirates barbaresques qui font prisonniers l’équipage et les emmènent en Barbarie. « Prisonniers sur le pont, nous vîmes se dessiner devant nous la route de l’exil, le chemin qui menait vers la Barbarie. » (p. 23) C’est à Alger que les prisonniers chrétiens sont débarqués. Si certains, en reniant la religion du Christ, s’assurent un avenir confortable, les captifs fidèles à la chrétienté entrent dans un commerce particulier, celui des rançons. « Les captifs sont la richesse de la Barbarie. […] Achetez-les, vendez-les, mais prenez-en soin. Certains valent plus cher que de l’or. » (p. 28) Miguel et son frère Rodrigo deviennent ainsi la propriété d’El Cojo, un bandit d’Alger, qui attend que des religieux chrétiens viennent payer la rançon des deux frères.

Alors que les premiers temps sont nourris de l’insoutenable douleur de l’exil et de la captivité, tout bascule quand Miguel rencontre Zorha, fille d’Hadji Mourad, représentant de la Porte en Barbarie. Leur amour est interdit, mais il offre à l’Espagnol et à la belle Mauresque une liberté insoupçonnée. « Ma captivité était devenue un délice, une promesse de beaux lendemains, un horizon dont je voyais les contours et que je n’avais jamais connu, les frontières d’un nouveau pays qui s’appellerait l’amour. » (p. 126) Alger devient la ville du plaisir et du bonheur et le retour au pays s’incarne en une sourde angoisse : « L’Espagne n’avait plus grande importance à mes yeux, car j’avais compris qu’il n’est pire exil que celui du cœur. » (p. 157)

Mais la Méditerranée est sillonnée et entourée d’êtres aux désirs contraires. Certains, comme Hadji Mourad, veulent établir la paix sur ses rives et dans ses eaux. Le père de Zohra charge Miguel d’une mission secrète : l’Espagnol doit tout tenter pour établir la paix entre les Chrétiens et les Mahométans. Entre son honneur et son amour, Cervantès est partagé. « Un secret est d’autant plus lourd à porter qu’il engage votre amour. Les secrets rendent le désir encore plus fou. » (p. 151) Alors qu’Alger s’ébranle au lendemain de la prise de pouvoir d’Hassan le Vénitien, Cervantès doit défendre sa vie et mener à bien sa mission en se protégeant des attaques perfides d’un vieil ennemi, l’Espagnol Sigura, à la solde de l’Inquisition. Et quand le retour en Espagne se profile, la perte de la bien-aimée est plus cruelle que n’est grande la joie de retrouver les siens. La bataille contre les moulins à vent ne fait que commencer.

Comment ne pas penser aux toiles de Delacroix en lisant le récit fictif que Cervantès fait de sa captivité en Barbarie ? Olivier Weber évoque les mêmes beautés que celles qui se dégagent des peintures de l’orientaliste. Le personnage de Zohra est une toile de maître au sein du roman. La jeune femme est une odalisque parfaite, « une bien-aimée sortie du Cantique des Cantiques, les seins offerts, les reins cambrés, la peau ambrée, les yeux ourlés de noir, comme une invitation au désir. » (p. 174) De même, la description d’Alger s’offre comme une peinture : « Alger la rebelle, l’insoumise, l’infidèle aux belles femmes, aussi traîtresses que les pirates. » (p. 24). La cité se dessine sous les traits d’une ville merveilleuse, aux frontières de l’imagination. Tout y semble possible, mais également dangereux. Cette ville a choisit ses maîtres : « Alger appartient tout d’abord aux pirates, aux renégats, aux chrétiens convertis à la religion du prophète Mahomet. » (p. 207) Cependant la ville se présente également comme un creuset culturel et religieux. Les captifs chrétiens ont leur propre cité au sein d’Alger et les Juifs sont légions entre ses murs. Certains cherchent à établir la concorde entre les trois religions du Livre, mais les intérêts politiques et stratégiques s’imposent et mettent en péril l’harmonie.

Cette autobiographie fictive est servie par une plume habile et intelligente. Les évocations amoureuses sont fines et poétiques et emplissent le texte de parfums suaves. Les intrigues politiques sont décrites avec clarté et le roman tout entier offre un éclairage simple sur une période de l’histoire de la Méditerranée et des relations entre Chrétiens et Mahométans. Olivier Weber offre ici un très beau roman d’aventure et une romance digne des histoires d’amour les plus légendaires.

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