Roman de Marie Ndiaye. Prix Goncourt 2009.
Il y a Norah, 38 ans, avocate en France, fière d’une réussite qu’elle a forgée seule, sur les miettes d’une famille détruite par l’inconstance d’un père absent et égoïste. Norah répond à l’appel de ce père, dont elle a gardé l’image d’un homme puissant et arrogant, sûr de sa réussite et de la suprématie de son argent. Le père qu’elle retrouve est un homme diminué, glouton, qui dort dans les branches majestueuses d’un flamboyant défleuri. Les retrouvailles en Afrique, sur les ruines de la richesse du père, sont amères. Norah accuse le père d’être un monstre qui a fait peser sur le ventre de ses enfants des démons inamovibles. Venue pour défendre son frère Sony, Norah découvre l’inanité de son existence française sans pour autant se sentir chez elle dans ce pays d’Afrique qui lui a ravi un père et un frère.
Il y a Rudy Descas, 43 ans, marié avec Fanta et père de Djibril. Il a quitté l’Afrique après une trouble histoire de violence envers des adolescents. Arrachée à Colobane où elle avait un brillant emploi de professeur de littérature, Fanta dépérit en France où rien n’est fait pour elle. Rudy rumine sans cesse ses échecs professionnels et personnels. Il traîne avec lui des souvenirs traumatisants d’une enfance blessée par une mère qui ne l’aimait pas assez pour ce qu’il était. Obnubilé par la statue d’un artiste qu’il accuse d’avoir volé son image et poursuivi par une buse, érinye funeste qui révèle ses faiblesses, il a cessé depuis longtemps d’être l’homme que Fanta a épousé.
Il y a Khady Demba, silencieuse, enfermée dans son inutilité de veuve inféconde. Chassée par la famille de son défunt mari, elle doit retrouver sa cousine Fanta, installée en France. Lâchée sans appui dans un monde dont elle ne connaît rien, abusée par un amant sans scrupule, elle ne cesse de répéter envers et contre tout son nom: Khady Demba, Khady Demba, Khady Demba. Elle est Khady Demba.
Les relations entre Afrique, le Sénégal plus précisément, et la France font encore l’objet d’un traitement fantasmatique. Les exilés africains en France vivent dans la nostalgie d’une terre chaude et vibrante. Les prisonniers de la terre africaine placent en la métropole l’espoir d’une vie plus riche et prometteuse. Entre miroir aux alouettes et miroir déformant, les deux terres suscitent des rêves aux formes et aux couleurs différentes.
Les liens entre les trois parties du roman sont ténues voire improbables. Kadhy Demba est l’employée du père de Norah et la cousine de Fanta. Elle aurait mérité de figurer au centre du roman pour que le lien soit davantage visible. Mais la dernière place lui convient cependant, car le récit de son combat vers la liberté est le plus beaux des trois. Je n’ai pas apprécié le récit central. Pourtant dénué d’insoutenables jérémiades, le récit de Rudy Descas est insupportable de misérabilisme. Ce personnage ne sait pas être un homme. Étouffé par une mère illuminée de pensées religieuses, écrasé de remords et de regrets, il traîne derrière lui la misère de l’humanité sans volonté. Norah est un personnage complexe qui navigue entre culpabilité et révolte, affligé d’une amnésie trouble et onirique.
Trois femmes puissantes, ce titre ne me convainc pas. Norah a réussi comme avocate mais sa vie intime est envahie par un homme qui ne lui apporte rien. Et elle ne parvient pas à se libérer du ressentiment qu’elle a pour son père. Fanta se laisse dépérir dans la fadeur d’un pays qui ne la réchauffe pas et auprès d’un époux qui ne renforce pas sa nature de femme. Khady Demba, peut-être, est une femme puissante. Trahie par un homme, elle gagne seule, pièce après pièce, son passage vers l’Europe, au prix de son honneur et de sa vie.
Au terme de chaque partie, un « contrepoint », qui porte bien son nom, éclaire le personnage féminin d’une lumière plus douce, consolatrice et apaisante. En quelques ultimes lignes, la femme est pardonnée, restaurée, rétablie dans sa puissance et sa suprématie.
Quant au roman en général, je ne suis plus si étonnée qu’il ait gagné le Goncourt. C’est du Gallimard pur jus sur un ton élitiste qui ne semble s’adresser qu’à des intellectuels chanceux, capable de saisir les enjeux humains et politiques d’une décolonisation qui n’en finit pas et d’une féminité sans cesse bafouée et foulée aux pieds. Sans être déplaisante, loin de là, la plume de Marie Ndiayé manque de proximité voire d’humanité.
La première de couverture indique « roman » sous le titre. C’est, à mon avis, une qualification abusive. L’œuvre de Marie Ndiayé relève davantage du recueil de nouvelles que du roman, puisque chaque partie peut se lire indépendamment des deux autres. Ce ne sont pas des chapitres, à peine des parties. Ce sont des récits fortuitement juxtaposés dont je ne retiendrai, je pense, que le dernier.